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Billet de blog 9 octobre 2025

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Bienvenue en dystopie

Pendant que l’orchestre joue « plus près de toi, mon Dieu » sur le pont d’un Titanic rebaptisé Europe, une vie ordinaire y poursuit son cours. Comme les festayres du Festival de Réïm qui dansaient à 5 kms d’un mouroir, on se saoule en Europe d’émotions frelatées qui permettent de ne pas penser. L’intelligence y est bannie et ses rares partisans, comme Emmanuel Todd, ostracisés.

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La dislocation de l’Occident : ce qui nous menace

6/10/2025

Emmanuel Todd

https://emmanueltodd.substack.com

Moins de deux ans après la publication en français de La Défaite de l'Occident en janvier 2024, les principales prédictions du livre se sont réalisées. La Russie a résisté à la tempête militairement et économiquement. L'industrie militaire américaine est épuisée. Les économies et les sociétés européennes sont au bord de l'implosion. L'armée ukrainienne ne s'est pas encore effondrée, mais le stade de la désintégration de l'Occident est déjà atteint.

J’ai toujours été hostile aux politiques russophobes des États-Unis et de l’Europe, mais en tant qu’Occidental attaché à la démocratie libérale, Français formé à la recherche en Angleterre, enfant d’une mère réfugiée aux États-Unis pendant la Seconde Guerre mondiale, je suis dévasté par les conséquences pour nous, Occidentaux, de la guerre menée sans renseignement contre la Russie.

Nous ne sommes qu'au début de la catastrophe. Un point de bascule approche, au-delà duquel les conséquences ultimes de la défaite se feront sentir.

Le « Reste du Monde » (ou Sud global, ou Majorité Globale), qui s'était contenté de soutenir la Russie en refusant de boycotter son économie, affiche désormais ouvertement son soutien à Vladimir Poutine. Les BRICS s'élargissent en accueillant de nouveaux membres et en renforçant leur cohésion. Sommée par les États-Unis de choisir son camp, l'Inde a choisi l'indépendance : les photos de Poutine, Xi et Modi se rencontrant lors de la réunion d'août 2025 de l'Organisation de coopération de Shanghai resteront un symbole de ce moment clé. Pourtant, les médias occidentaux continuent de présenter Poutine comme un monstre et les Russes comme des serfs. Ces médias étaient déjà incapables d'imaginer que le reste du monde les perçoit comme des dirigeants et des êtres humains ordinaires, porteurs d'une culture russe spécifique et d'un désir de souveraineté. Je crains maintenant que nos médias n'accentuent notre aveuglement en étant incapables d'imaginer le prestige retrouvé de la Russie dans le reste du monde, exploitée économiquement et traitée avec arrogance par l'Occident depuis des siècles. Les Russes ont osé. Ils ont défié l'Empire et ils ont gagné.

L'ironie de l'histoire est que les Russes, peuple européen et blanc parlant une langue slave, sont devenus le bouclier militaire du reste du monde parce que l'Occident a refusé de les intégrer après la chute du communisme. J'imagine que les Slovènes sont particulièrement bien placés, culturellement, pour comprendre cette ironie, même si je sais pertinemment, en tant qu'anthropologue de la famille et de la religion, que malgré sa langue slave, la Slovénie est bien plus proche socialement et idéologiquement de la Suisse que de la Russie.

Je peux esquisser ici un modèle de la dislocation de l'Occident, malgré les incohérences des politiques de Donald Trump, le président américain défait. Ces incohérences ne résultent pas, je crois, d'une personnalité instable et sans doute perverse, mais d'un dilemme insoluble pour les États-Unis. D'un côté, leurs dirigeants, tant au Pentagone qu'à la Maison-Blanche, savent que la guerre est perdue et qu'il faudra abandonner l'Ukraine. Le bon sens les conduit donc à vouloir sortir de la guerre. Mais de l'autre, ce même bon sens leur fait prendre conscience que le retrait d'Ukraine aura des conséquences dramatiques pour l'Empire que celles du Vietnam, d'Irak ou d'Afghanistan n'ont pas eues. Il s'agit bien de la première défaite stratégique américaine à l'échelle mondiale, dans un contexte de désindustrialisation massive aux États-Unis et de réindustrialisation difficile. La Chine est devenue l'atelier du monde ; son très faible taux de fécondité l'empêchera certes de remplacer les États-Unis, mais il est déjà trop tard pour la concurrencer industriellement.

La dédollarisation de l'économie mondiale a commencé. Trump et ses conseillers ne peuvent l'accepter, car cela signifierait la fin de l'Empire. Pourtant, une ère post-impériale devrait être l'objectif du projet MAGA (Make America Great Again), qui vise un retour à l'État-nation américain. Mais pour une Amérique dont la capacité de production en biens réels est désormais très faible.

Il est impossible de renoncer à vivre à crédit comme c'est le cas en produisant des dollars. Un tel retrait impérial-monétaire entraînerait une forte baisse du niveau de vie, y compris pour l'électorat populaire de Trump. Le premier budget du second mandat de Trump, le « One Big Beautiful Bill Act », reste donc impérial malgré les protections douanières qui incarnent le projet ou le rêve protectionniste. L'OBBBA accroît les dépenses militaires et le déficit. Un déficit budgétaire aux États-Unis entraîne inévitablement une production de dollars et un déficit commercial.

La dynamique impériale, ou plutôt l’inertie impériale, continue de saper le rêve d’un retour à l’État-nation productif.

En Europe, la défaite militaire reste mal comprise par les dirigeants. Ils n'ont pas dirigé les opérations. C'est le Pentagone qui a élaboré les plans de la contre-offensive ukrainienne à l'été 2023 (période durant laquelle j'ai écrit « La Défaite de l'Occident »). L'armée américaine, même si elle a fait appel à son mandataire ukrainien pour mener la guerre, sait qu'elle a été brisée par la défense russe – faute de pouvoir produire suffisamment d'armes et parce que l'armée russe était plus intelligente qu'elle. Les dirigeants européens n'ont fourni que des systèmes d'armes, et non les plus importants. Ignorant l'ampleur de la défaite militaire, ils savent cependant que leurs propres économies ont été paralysées par la politique de sanctions, notamment par la rupture de leur approvisionnement en énergie russe bon marché. Couper le continent européen en deux sur le plan économique était un acte de folie suicidaire. L'économie allemande stagne. La pauvreté et les inégalités augmentent partout en Occident. Le Royaume-Uni est au bord de l'effondrement. La France n'est pas loin derrière. Les sociétés et les systèmes politiques sont à l'arrêt.

Une dynamique économique et sociale négative existait avant la guerre et mettait déjà l'Occident à rude épreuve. Elle était visible, à des degrés divers, dans toute l'Europe occidentale. Le libre-échange sape le tissu industriel. L'immigration développe un syndrome identitaire, notamment parmi les classes populaires, privées d'emplois stables et correctement rémunérés.

Plus profondément, la dynamique négative de la fragmentation est culturelle : l’enseignement supérieur de masse crée des sociétés stratifiées dans lesquelles les personnes hautement qualifiées – 20 %, 30 %, 40 % de la population – commencent à vivre entre elles, à se considérer comme supérieures, à mépriser les classes ouvrières et à rejeter le travail manuel et l’industrie. L’éducation primaire pour tous (alphabétisation universelle) avait nourri la démocratie, créant une société homogène dotée d’un subconscient égalitaire. L’enseignement supérieur a donné naissance à des oligarchies, et parfois à des ploutocraties, sociétés stratifiées envahies par un subconscient inégalitaire. Paradoxe ultime : le développement de l’enseignement supérieur a fini par entraîner un déclin du niveau intellectuel dans ces oligarchies ou ploutocraties ! J'ai décrit cette séquence il y a plus d'un quart de siècle dans L'Illusion économique , publié en 1997. L'industrie occidentale s'est déplacée vers le reste du monde et, bien sûr, vers les anciennes démocraties populaires d'Europe de l'Est, qui, libérées de leur servitude soviétique, ont retrouvé leur statut séculaire de périphérie dominée par l'Europe occidentale. Il s'agit d'une sorte de Chine intérieure où les ouvriers industriels restent nombreux. Partout en Europe, cependant, l'élitisme des diplômés a donné naissance au « populisme ».

La guerre a accru d'un cran les tensions européennes. Elle appauvrit le continent. Mais surtout, échec stratégique majeur, elle délégitime des dirigeants incapables de mener leur pays à la victoire. Le développement de mouvements populaires conservateurs (généralement qualifiés par les élites journalistiques de « populistes », « d'extrême droite » ou « nationalistes ») s'accélère. Reform UK au Royaume-Uni. AfD en Allemagne, Rassemblement national en France… Ironiquement, les sanctions économiques que l'OTAN espérait voir provoquer un « changement de régime » en Russie sont sur le point d'entraîner une cascade de « changements de régime » en Europe occidentale. Les classes dirigeantes occidentales sont délégitimées par la défaite au moment même où la démocratie autoritaire russe est relégitimée par la victoire, ou plutôt, surlégitimée, le retour à la stabilité de la Russie sous Poutine lui ayant initialement assuré une légitimité incontestée.

Tel est notre monde à l’approche de 2026.

La dislocation de l’Occident prend la forme d’une fracture hiérarchique.

Les États-Unis abandonnent le contrôle de la Russie et, je le crois de plus en plus, de la Chine. Bloqués par la Chine pour ses importations de samarium, une terre rare essentielle à l'aéronautique militaire, les États-Unis ne peuvent plus envisager d'affronter militairement la Chine. Le reste du monde – l'Inde, le Brésil, le monde arabe, l'Afrique – en profite et s'enfuit. Mais les États-Unis se retournent vigoureusement contre leurs « alliés » européens et est-asiatiques, dans un ultime effort de surexploitation et, il faut bien l'avouer, par pure méchanceté. Pour échapper à leur humiliation, pour cacher leur faiblesse au monde et à eux-mêmes, ils punissent l'Europe. L'Empire se dévore lui-même. Tel est le sens des tarifs douaniers et des investissements forcés imposés par Trump aux Européens, devenus des sujets coloniaux au sein d'un empire en déclin plutôt que des partenaires. L'ère des démocraties libérales solidaires est révolue.

Le trumpisme est un « conservatisme populiste blanc ». Ce qui émerge en Occident n'est pas une solidarité entre conservateurs populistes, mais une rupture de la solidarité interne. La rage résultant de la défaite pousse chaque pays à se retourner contre les plus faibles pour exprimer son ressentiment. Les États-Unis se retournent contre l'Europe et le Japon. La France réactive son conflit avec l'Algérie, son ancienne colonie. Nul doute que l'Allemagne, qui, de Scholz à Merz, a accepté d'obéir aux États-Unis, retournera son humiliation contre ses partenaires européens plus faibles. Mon pays, la France, me semble le plus menacé.

L'un des concepts fondamentaux de la défaite de l'Occident est le nihilisme. J'explique comment l'« état zéro » de la religion protestante – la sécularisation à son terme – explique non seulement l'effondrement de l'éducation et de l'industrie américaines, mais aussi l'ouverture d'un vide métaphysique. Personnellement, je ne suis pas croyant et je ne prône pas un retour à la religion (je ne crois pas que ce soit possible), mais en tant qu'historien, je dois souligner que la disparition des valeurs sociales d'origine religieuse conduit à une crise morale, à une pulsion de destruction des choses et des personnes (la guerre) et, in fine, à une tentative d'abolir la réalité (le phénomène transgenre pour les démocrates américains et le déni du réchauffement climatique pour les républicains, par exemple). Cette crise existe dans tous les pays totalement sécularisés, mais elle est plus grave dans ceux où la religion était le protestantisme ou le judaïsme, religions absolutistes en quête de transcendance, contrairement au catholicisme, plus ouvert à la beauté du monde et de la vie terrestre. C’est en effet aux États-Unis et en Israël que l’on assiste au développement de formes parodiques des religions traditionnelles, parodies qui sont, à mon avis, nihilistes par essence.

Cette dimension irrationnelle est au cœur de la défaite. Cette défaite n'est donc pas seulement une perte de pouvoir « technique », mais aussi un épuisement moral, une absence de but existentiel positif qui mène au nihilisme.

Ce nihilisme est à l'origine de la volonté des dirigeants européens, notamment sur les rives protestantes de la Baltique, d'étendre la guerre contre la Russie par des provocations incessantes. Ce nihilisme est également à l'origine de la déstabilisation américaine au Moyen-Orient, expression ultime de la rage résultant de la défaite américaine face à la Russie. Surtout, ne cédons pas à la conclusion trop simpliste selon laquelle le régime israélien de Netanyahou agirait seul dans le génocide de Gaza ou dans l'attaque contre l'Iran. Le zéro protestantisme et le zéro judaïsme combinent certes tragiquement leurs effets nihilistes dans ces flambées de violence. Mais dans tout le Moyen-Orient, ce sont les États-Unis, en fournissant des armes et parfois en attaquant directement, qui sont finalement responsables du chaos. Ils poussent Israël à l'action tout comme ils ont poussé les Ukrainiens. La première présidence Trump a établi l'ambassade américaine à Jérusalem, et c'est Trump qui, le premier, a imaginé Gaza transformée en station balnéaire. Je suis conscient qu'il faudrait un livre pour prouver cette thèse, un livre qui démonterait les interactions entre les acteurs un par un. Mais, en tant qu'historien professionnel impliqué dans la géopolitique depuis un demi-siècle, j'ai le sentiment que, comme l'Europe de l'OTAN, Israël a cessé d'être un État indépendant. Le problème avec l'Occident est bel et bien la mort programmée de l'État-nation.

L'Empire est vaste et se désagrège dans le bruit et la fureur. Cet Empire est déjà polycentrique, divisé sur ses objectifs, schizophrène. Mais aucune de ses composantes n'est véritablement indépendante. Trump en est le « centre » actuel ; il en est aussi la meilleure expression idéologique et pratique, combinant un désir rationnel de repli sur sa sphère de domination immédiate (l'Europe et Israël) à des pulsions nihilistes favorables à la guerre. Ces tendances – repli sur soi et violence – s'expriment également au cœur même de l'Empire américain, où le principe de fracture hiérarchique opère en interne. Un nombre croissant d'auteurs anglo-américains évoquent l'avènement d'une guerre civile.

La ploutocratie américaine est pluraliste. Il y a la ploutocratie des financiers, celle des pétroliers, celle de la Silicon Valley. Les ploutocrates trumpistes, les pétroliers texans et les nouveaux convertis de la Silicon Valley méprisent les élites démocrates instruites de la côte Est, qui elles-mêmes méprisent les trumpistes blancs du centre du pays, qui eux-mêmes méprisent les démocrates noirs, etc.

L'un des aspects intéressants de l'Amérique d'aujourd'hui est que ses dirigeants ont de plus en plus de mal à distinguer les enjeux internes des enjeux externes, malgré la tentative de MAGA de stopper l'immigration en provenance du Sud par la construction d'un mur. L'armée tire sur des bateaux quittant le Venezuela, bombarde l'Iran, pénètre dans le centre des villes démocrates des États-Unis et finance l'aviation israélienne pour une attaque contre le Qatar, où se trouve une importante base américaine. Tout lecteur de science-fiction reconnaîtra dans cette liste inquiétante les prémices d'une descente vers la dystopie, c'est-à-dire un monde négatif où se mêlent pouvoir, fragmentation, hiérarchie, violence, pauvreté et perversité.

Restons donc nous-mêmes, hors de l'Amérique. Conservons notre perception du dedans et du dehors, notre sens des proportions, notre contact avec la réalité, notre conception du juste et du beau. Ne nous laissons pas entraîner dans une course effrénée à la guerre par nos propres dirigeants européens, ces privilégiés perdus dans l'histoire, désespérés d'avoir été vaincus, terrifiés à l'idée d'être un jour jugés par leurs peuples. Et surtout, surtout, continuons à réfléchir au sens des choses.

Paris, le 28/09/2025

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