Rocafortis

Abonné·e de Mediapart

583 Billets

0 Édition

Billet de blog 18 mai 2022

Rocafortis

Abonné·e de Mediapart

Le nouveau rideau de fer

Pour les gens dont l’horizon de culture ne se réduit pas au dernier magazine de fin de semaine, on ne peut que penser aux événements d’un siècle en arrière, à ce qu’a pu nous dire en termes inoubliables l’immense Karl Kraus dans « Les derniers jours de l’humanité ».

Rocafortis

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Note du taulier :

Depuis le début Mars, je diffuse des textes d’analyse sur cet événement qu’il est habituel de dénommer guerre en Ukraine. Il serait plus juste d’employer à ce propos le terme de guerre sur le sol ukrainien.

Les protagonistes ont en effet trouvé en ce lieu, l’occasion d’un nouveau point de contact et de friction (comme le fut autrefois le Sud-est asiatique). A cette époque, des modalités d’une suspension de l’affrontement furent trouvées et il est juste de dire que la participation des sociétés civiles du monde occidental y fut pour beaucoup.

Mais l’ensemble du panorama sociopolitique de l’espace-monde a depuis fortement évolué et on doit se poser la question de savoir si cette fragile barrière du non-vouloir des sociétés est encore de mise.

Il semblerait que non et c’est tout le propos de l’auteur ici invité, Patrick Lawrence, que de l’exposer dans un commentaire érudit sur l’expansion du mécanisme de guerre aux pays nordiques. Pour Lawrence, il s’agit d’un tournant majeur de notre époque, ce choix de guerre en terre scandinave marquant une rupture civilisationnelle à l’échelle de l’Europe entière.

Pour les gens dont l’horizon de culture ne se réduit pas au dernier magazine de fin de semaine, on ne peut que penser aux événements d’un siècle en arrière, à ce qu’a pu nous dire en termes inoubliables l’immense Karl Kraus dans « Les derniers jours de l’humanité ».

Tout concorde en effet entre cette époque et la notre et cela devrait nous terrifier en un temps où les capacités de destruction ont été plus que centuplées.

Nous avons, en Occident, un réflexe acquis depuis l’époque des Trente Glorieuses qui consiste à dire : « ils finiront bien par s’arranger, la destruction n’étant de l’intérêt de personne ». Cette disposition d’esprit, très compréhensible, fait l’impasse sur ce que nous savons de l’histoire humaine, spécialement contemporaine.

Nous savons, depuis Freud, ce contemporain de Kraus, qu’il se passe des choses à l’insu de notre conscience. Nous avons aussi à apprendre tout ce qui se passe à l’insu des volontés dans le monde objectif de l’action (disons une catégorie des conséquences non voulues et non prévues de l’action).

Cela manque à notre compréhension du présent mais nous avons plus que jamais besoin d’une théorie des systèmes, comme elle existe dans les sciences dures, physique et astronomie, et capable de penser ensembles et le tout et le temps.

Un bon exemple en sciences sociales peut être donné, par exemple, en économie, par Pierre Dockès et son analyse de la Grande Crise des Années Trente. Une crise de système se développe à l’insu de ses acteurs et ne se dénoue que part l’irruption d’un événement externe aux termes du moment (ex : les années trente par la guerre mondiale).

Dans le monde des idées, on trouve un équivalent dans l’œuvre de Thomas Kuhn (La structure des révolutions scientifiques). En politique, nous avons besoin d’un concept de guerre systémique, à la fois pour l’appliquer à la situation présente (hors duquel on ne pourrait que « choisir son camp ») et aussi pour penser ce qui paraît aujourd’hui si loin mais qui n’est pourtant que la seule sortie possible : Les conditions d’une paix durable entre êtres humains réunis par une commune idée de leur humanité.

Un sorte de Kant redividus. Un projet de paix pour notre temps.

C’est ce vers quoi ce blog, avec ses invités choisis, tente de s’élever.

Rocafortis


Le nouveau rideau de fer

Par Patrick Laurence (spécial pour Consortium News) 16 mai 2022

Patrick Lawrence, correspondant international pendant de nombreuses années, principalement pour l' International Herald Tribune , est chroniqueur, essayiste, auteur et conférencier.

Son livre le plus récent est « Ce n’est plus l’heure . Les Américains après le siècle américain ». Yale éditeur.

La crise ukrainienne s'avère être le tombeau de l'Europe et celle-ci une profonde déception.

Nous avons lu beaucoup de choses sur cette nouvelle guerre froide depuis que les États-Unis ont fomenté le coup d'État de février 2014 en Ukraine et que cette nation a été tragiquement divisée contre elle-même. Certains d'entre nous ont analysé dans la presse écrite, ici même dans cette publication et dans d’autres également, cette réalité émergente.

Avec les annonces consécutives de l'intention de la Finlande et de la Suède de demander leur adhésion à l'Organisation du Traité de l'Atlantique Nord, la « Seconde guerre froide » n'est plus seulement une locution pratique pour les chroniqueurs comme pour ceux qui pontifient sur des tabourets de bar.

L'accession de ces nations nordiques au principal vecteur de projection de la puissance de Washington est assurée. Elle sera totale à très court terme.

Cela solidifiera le mur que Washington et ses clients européens insistent pour ériger pour diviser le monde, de manière encore plus perverse et destructrice qu'il ne l'a été pendant les quatre décennies d’après la Première Guerre froide.

Il serait difficile d'exagérer l'importance de cette tournure des événements - pour les Finlandais, les Suédois et les Russes, certes, mais aussi pour tous les Européens et, à l'horizon, pour tout le monde sur cette planète, vivant ou à naître.

Vous souvenez-vous des fameuses répliques de Kipling ?

L'Est est l'Est, et l'Ouest est l'Ouest, et jamais les deux ne se rencontreront,

Jusqu'à ce que la Terre et le Ciel se tiennent au siège du grand Jugement de Dieu…

Kipling a publié The Ballad of East and West en 1889, le grand Midi de l'Empire britannique, et il y a pleuré le grand fossé entre les puissances impériales et leurs sujets. Son plus profond regret concernait toute l'humanité, perdue, obscurcie par la fracture humaine artificielle mais durable gravée dans la Terre pour distinguer l'Occident du reste.

Le Jour du Jugement n'apparaissant pas imminent, nous avons devant nous de nombreuses saisons de regret tandis que Washington construit l'infrastructure qui définira la Seconde Guerre froide. Les adhésions des Finlandais et des Suédois à l'OTAN suggèrent un édifice plus permanent que le rideau de fer ou, de l'autre côté du monde, après 1949, sa variante en bambou.

Il y aura peu de portes et de fenêtres dans ce mur - ceci par la volonté de Washington. Il sera difficile d’y voir depuis l'intérieur ou depuis l'extérieur.

Seconde guerre froide

Voici le point oublié de ce projet profondément toxique : Les populations des post-démocraties occidentales paieront un prix beaucoup plus élevé pour avoir laissé leurs dirigeants construire l'épais mur de pierre de la Seconde Guerre froide que ceux qu'ils sont censés reléguer dans le désert.

Les Occidentaux paieront ce prix dans l'aveuglement, et dans la séparation et l’oubli de la majorité mondiale.

Si votre propos est d'isoler les autres - et la grande majorité de l'humanité ne veut pas faire partie des isolés et d'un monde de murs – vous prenez les choses à l'envers : celui qui ostracise les autres se retrouvera lui-même ostracisé.

C’est un saut de puce sur place, le fait de dire : «M. Gorbatchev, abattez ce mur ! » pour en ériger un autre aussi vite que les pierres peuvent être empilées.

Car nous savons maintenant ce que le président Joe Biden entend par « reconstruire en mieux ».

Depuis l'intervention russe en Ukraine le 24 février, nous avons vu tant de personnes parfaitement innocentes - chefs d'orchestre, athlètes, professeurs, artistes, écrivains - perdre leur emploi ou être autrement censurées pour avoir refusé de dénoncer publiquement l'invasion russe, et dans certains cas simplement parce qu'ils sont russes.

Cela me rappelle un passage du Nouveau Testament : «  Matthieu 15:11 : Celui qui veut souiller un autre ne souille que lui-même ».

Les sanctions

Les sanctions que Washington et ses « alliés et partenaires » ont imposées à la Russie et aux Russes sont désormais au nombre de plus de 6 000. Jusqu'à présent, les résultats suggèrent fortement qu'ils ne fonctionnent pas - une conclusion que les cliques politiques semblent progressivement reconnaître.

La semaine dernière, la Grande-Bretagne a annoncé qu'elle sanctionnait l'ex-femme de Vladimir Poutine ; une ancienne gymnaste réputée être la petite amie du président russe et trois de ses cousins. Les autorités occidentales sont maintenant en train de chasser les yachts des riches Russes autour de la Méditerranée. 

Pouvez-vous en faire davantage en pure indignité ?

Ce que nous avons vu jusqu'à présent, aussi épouvantable qu'il soit, s'évaporera le moment venu. Et les salles de concert occidentales permettront à nouveau d'interpréter Rachmaninov et Chostakovitch, Guerre et Paix seront rétablies dans les programmes universitaires.

Par contre, les décisions finlandaise et suédoise d'adhérer à l'OTAN sont d'un autre ordre. Elles sont prises mais ne pourront pas être reconsidérées. Nous assistons maintenant à une restructuration historiquement significative et durable de l'ordre mondial, tel qu'il est, en temps réel.

Une bonne carte illustre assez bien l'ampleur de ce qui est sur le point de se produire. Washington a cherché à amener l'OTAN aux frontières de la Russie depuis la disparition de l'Union soviétique, mais jusqu'à présent, il n'avait recruté que les trois États baltes parmi les nations de première ligne - l'Estonie, la Lettonie et la Lituanie.

Il n'avait pas réussi à transformer la Géorgie en 2008, il n'avait pas réussi à faire passer une autre de ses révolutions colorées en Biélorussie l'année dernière et, dans l'état actuel des choses, l'adhésion de l'Ukraine semble une cause perdue.

La carte vous en dira également beaucoup sur les raisons pour lesquelles la Russie a décidé d'intervenir en Ukraine il y a trois mois (et pourquoi votre chroniqueur considère toujours cela comme une entreprise regrettable mais nécessaire).

Comme l'indique la carte, enfin, l'adhésion de la Finlande consolidera la présence de l'OTAN sur le flanc nord-ouest de la Russie. Avec l'adhésion de la Suède, la mer Baltique deviendra quelque chose comme un lac de l'OTAN.

C'est une image stratégique, mais l'image stratégique n'est que le cadre du monde dans lequel nous sommes destinés à vivre - comme les meilleures suppositions l'ont maintenant démontré - des décennies à venir, et des générations.

Quiconque a vécu la guerre froide partagera avec moi une profonde inquiétude et une tristesse à la limite de la dépression. L'une des pires conséquences de la Première Guerre froide a été le rétrécissement de la conscience américaine à tel point que la plupart des citoyens de notre république ont été rendus incapables de gérer toute forme de complexité. Tout était binaire, manichéen, "les gentils et les méchants", comme beaucoup de commentateurs - pas seulement Tom Friedman – pensent qu'il est bon de parler d'un sujet donné.

Les Américains n'ont pas réussi à dépasser l'état d'ignorance requis par la Première Guerre froide avant que d'y être à nouveau confrontés:

Ukraine : les gentils. Russie : les méchants. Pire encore, les Européens adhèrent maintenant à cette vision simpliste du monde, au moment même où ils auraient pu tempérer les simplifications popcorn de l'Amérique, avec les nuances et la sophistication nécessaires. Un certain type de nation est en train de mourir au moment où nous parlons, et pour moi, c'est l'une des plus grandes des pertes dont nous sommes témoins aujourd'hui.

La Finlande a été neutre jusqu'à présent, et pas seulement par traité. C'est l'une des rares nations à chevaucher l'Est et l'Ouest à force de géographie, de culture, de traditions sociales, etc. Vous pouvez le voir, par exemple, dans son architecture et dans la valeur qu'elle accorde à la communauté – ce sont des touches asiatiques.

Helsinki était synonyme d'efficacité de la diplomatie. Deux hommes pouvaient s'y rencontrer, comme ce fut fait pour les accords d'Helsinki en 1975 et comme l'ont fait Ronald Reagan et Michael Gorbatchev pour leur rencontre capitale, 15 ans plus tard. 

L'Ukraine se présentait comme une autre de ces nations, divisée comme elle l'est entre l'ouest galicien, incliné vers l'Europe, et l'est russophone, très conscient de sa « russité » par le biais de la langue, de l'histoire, de la culture, des liens familiaux, etc. C'est pourquoi le système essentiellement fédéral décrit dans les deux accords de Minsk, septembre 2014 et février 2015, était sage et humain - un plan qui aurait pu élever l'Ukraine à quelque chose de plus qu'un État en faillite. Un gâchis absolu, c'est ce que nous pouvons contempler maintenant.

On ne peut pas compter la Suède comme neutre, même si le New York Times insiste pour répéter quotidiennement cette erreur. Mais elle était indépendante de l'OTAN, disons, et cela comptait.

Stockholm disait au monde : Nous sommes dans l'Occident, mais nous ne participons pas aux aventures impériales de Washington, et nous refusons de nous soumettre à la militarisation des relations transatlantiques.

Tout est foutu maintenant. Les Finlandais m'ont surpris. Je pensais qu'ils comprenaient mieux leur place singulière entre l'Est et l'Ouest qu'ils ne le font apparemment.

Les Suédois dérivent vers la droite de leurs principes sociaux-démocrates depuis des années, mais l'adhésion à l'OTAN signalera pour toujours l'abandon d'une position digne.

Quant au reste de l'Europe, la crise ukrainienne en a fait un cas d'espoir déçu. Nous pouvons oublier le continent en tant que pôle de pouvoir indépendant, une attente que moi et d'autres avons nourrie pendant de nombreuses années. La génération actuelle de dirigeants n'a aucune expérience d'action distincte de l'abri du parapluie de sécurité américain.

Ici, je dois manger une bonne portion de mon chapeau J'ai écouté lorsque Emmanuel Macron a déclaré au sommet du G7 à Biarritz il y a trois ans que le destin de l'Europe était lié à celui de la Russie, lorsque le président français a par la suite qualifié l'OTAN de «mort cérébrale», lorsqu'il a plaidé à plusieurs reprises la nécessité d'intégrer le Fédération de Russie en une sorte de Grande Europe à l'extrémité occidentale de la masse continentale eurasienne.

J'ai maintenant Macron en tête comme un symbole de la nouvelle Europe : Beaucoup de postures, de profession criarde de positions de principe, (dans le cas de Macron, son insistance à maintes reprises sur le fait que l'Europe doit cultiver son « autonomie stratégique ») mais pas de sérieux. Quel escroc, quel poseur opportuniste. Et comme j'ai été stupide !

Le creuset de l'Europe

La crise ukrainienne s'avère être le tombeau de l'Europe et l'Europe s'avère une profonde déception. Nous aurions tous gagné, et pas seulement les Européens, si les dirigeants du continent avaient trouvé le courage de se tenir debout et d'agir par eux-mêmes et dans l'intérêt de leurs citoyens.

Les cliques politiques à Washington et dans les autres capitales occidentales semblent avoir choisi leur moment pour faire le tour des popotes.

C'est dans un contexte plus large que nous devons considérer les mouvements finlandais et suédois vers l'OTAN. Il n'y a plus de place pour les valeurs différentes, plus de temps pour les pantalons fantaisie à cheval entre l'Est et l'Ouest.

Dans ma lecture, c'est au fond une réaction à la réalité la plus importante de notre siècle, l'émergence de la parité entre l'Occident et le non-Occident. Nous entendons tous les jours à quel point il est urgent d’empiler des armes en Ukraine le plus rapidement possible. Et c'est urgent : il s'agit d'une gesticulation à la poursuite de la supériorité de longue date de l'Occident – ​​une défense désespérée de quelque chose qui ne peut et ne doit être défendu.

Une grande différence entre la Première et la Seconde Guerre froide est que le non-Occident est plus fort aujourd'hui qu'il ne l'était. Les nations qui le composent sont technologiquement capables, elles ont leurs propres marchés, leur propre capital d'investissement ; un tissu dense de liens interdépendants s'élabore au moment où nous parlons. 

Ces nations, comme il ressort déjà clairement de la très courte liste d'abonnés au régime de sanctions imposé par Washington, ne seront pas entraînées dans la Seconde Guerre froide comme une longue liste de nations en développement l'a été pendant la Première Guerre froide - Cuba, l'Iran et le Guatemala avant tout. , et de là, le Vietnam, l'Angola, les autres pays d'Amérique centrale, les satellites américains en Asie de l'Est — Japon, Corée du Sud, Philippines, Indonésie.

Avec la parité vient l'autonomie, pour le dire autrement. L'Occident veut diviser le monde une fois de plus, et il construit des murs hauts et épais pour y parvenir. Les cliques politiques semblent raisonner ainsi : si nous ne pouvons pas continuer à les subjuguer, isolons-les . Il sera intéressant – amèrement amusant, même – de voir qui s'avère être isolé alors que l'Occident insiste une fois de plus sur le fait que les deux ne doivent pas se rencontrer. 

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.