Rocafortis

Abonné·e de Mediapart

589 Billets

0 Édition

Billet de blog 19 mars 2025

Rocafortis

Abonné·e de Mediapart

La pensée (et l’argent) magique de la militarisation de l'Europe

Une nouvelle équation anime le gouvernement américain et, par conséquent, l’ensemble de la géopolitique mondiale : Trump a saisi la faiblesse de la position des USA qui a suivi l’événement du 11 septembre et l’adoption du programme néo-con de suprématie globale. Il agit en conséquence. En Europe, on ne perçoit pour l’heure que des cris de volailles apeurées dans un poulailler. Note de Rocafortis.

Rocafortis

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Note de Rocafortis

Apparemment, personne en Europe n’a compris la nouvelle équation qui anime le gouvernement américain et, par conséquent, l’ensemble de la géopolitique mondiale : Trump a saisi la faiblesse de la position des USA qui a suivi l’événement du 11 septembre et l’adoption du programme néo-con de suprématie globale. Dans les faits, cette option mue par l’orgueil et la panique s’est surtout traduite par une progression continue du soft-power économique chinois.

Dépassé économiquement, scientifiquement et diplomatiquement, (et aussi militairement, si on tient compte de la convergence sino-russe), le nouveau pouvoir exhibe la nécessité d’un « great reset » a tous les niveaux. Nationalisme contre mondialisme, industrialisme contre mercantilisme, ce tournant implique le lâchage en plein ciel (comme en Afghanistan) de ses engagements précédents et la création de nouvelles alliances.

Dans ce contexte, les acteurs de la mondialité qui programment quatre années de patience avant de récupérer leur ancien monde risquent fort d’être déçus. Ce tournant est tout simplement irréversible en cela qu’il représente les intérêts vitaux de l’ancien Hégémon qui jouait le rôle de chef d’orchestre de la mondialisation.

Les oligarques et les banquiers l’ont déjà acté. Scientifiques, militaires et politiques suivront. C’est d’ailleurs un démocrate, Obama, qui avait donné le là en définissant un « pivot asiatique » en 2011. La nouvelle politique, l’horizon du MAGA (du great again) reste cependant très floue. Cette politique apparaît surtout comme imprévisible (comme le fut Biden dans l’affaire des sous-marins australiens) mais, sur le fond, elle signifie que l’arbitre du grand jeu est descendu sur le terrain et s’est mis à jouer.

Dans ce nouveau monde qui ne peut que renchérir sur une instabilité déjà forte, on distingue quatre intouchables (too big to fall) : La Chine, la Russie, l’Inde et les USA. Apparemment, la nouvelle stratégie américaine semble se diriger vers une formule d’accords au sommet, forme souple et révisable qui permettrait au moins de gagner du temps.

Une telle formule ne peut fonctionner qu’avec l’instrument d’un État stratège rénové qui renonce aux faux-semblants d’un État de droit. Rappelons à toutes les vierges effarouchées du Libéralisme US que les Institutions dont ils se réclament en termes de contre-pouvoirs à l’exécutif et d’État de droit ont été méthodiquement mangées aux mites progressivement depuis la guerre de sécession. De ce point de vue, le dernier mandat (Biden) fut une sorte d’apothéose criminelle.

Pour les Européens et surtout pour ceux qui les gouvernent, ce tremblement de terre surgit au pire des moments. On ne perçoit pour l’heure que des cris de volailles apeurées dans un poulailler. Ici aussi, le choc sert surtout de prétexte aux exécutifs pour s’émanciper. Chaque État et l’Union elle-même s’accordent de nouvelles prérogatives et s’arrogent de nouveaux moyens.

La tonalité symbolique est celle de l’État d’urgence et de la menace extérieure, procédé infaillible pour obtenir la soumission, même et surtout la soumission au pire. Que penser dans ce contexte de la fausse bonne idée d’un réarmement massif tel que celui qui fut acté récemment le 6 mars à Bruxelles ? Ce fruit d’une antique sagesse (si vis pacem, para bellum) a tout d’une vieille pomme pourrie dans le contexte qui est le sien.

Réarmer l’Europe n’est rien d’autre qu’une fuite en avant dans un moment de réarmement mondial généralisé et l’Europe peut certainement mieux faire. D’abord parce qu’il s’agit surtout que chaque État européen se réarme (et on sait comment cela a fini en 1939). Ensuite, mis à part les Big Four (US, Chine, Inde et Russie) qui s’encouragent mutuellement et arment leurs janissaires un peu partout, la préférence pour la paix représente la tonalité dominante du monde.

Entre ceux qui ont connu la guerre et ceux qui ont joui de la paix, le monde recherche à l’évidence une alternative de paix et de développement (y compris les soins à la nature abîmée). Les restes du consensus d’Après-guerre et notamment la Charte des Nations-Unies semblent avoir soudain disparu (tout comme cette Organisation in-extenso).

Rappelons que cette Charte prescrivait une recherche active de la paix et le droit de se défendre uniquement en dernière instance. Les accords d’Helsinki en avaient tiré les conséquences en 1975 aux termes d’un nouveau Décalogue dont l’Europe est assurément l’héritière morale. Sa signature figure au bas de l’acte final de la même façon qu’elle figure au bas des accords de Minsk II, il y a dix ans.

Si réellement, l’Europe veut se rassembler et se distinguer dans l’infâme bourbier que constitue cette guerre intra-européenne, le retour à la diplomatie s’avère la voie royale et, à vrai dire, la seule voie disponible. Il n’est plus possible, à l’heure de la multiplication exponentielle du pouvoir destructeur des armes, d’envisager leur usage.

La diplomatie est bien le grand perdant de l’après guerre froide, alors même que s’offraient à elle des possibilités supérieures. On ne peut ni on ne doit y renoncer et la preuve de son inutilité est encore à fournir. Elle est à l’opposé du bargaining qui s’installe en ce moment entre grandes puissances et elle est l’arme de ceux « qui n’ont pas de cartes ».

Sur ce terrain, l’UE s’est intoxiqué elle même en produisant la figure d’un ennemi absolu, une bête avide et dépourvue d’intelligence humaine. C’est une fabrication de l’ennemi classique (cf Pierre Conesa), qui marche toujours mais qui devient encombrante quand le principal allié (Trump) y renonce et reconnaît que l’adversaire avait et a ses raisons. (Sur ce point, mon Blog est particulièrement fourni et je recommande la synthèse remarquée de Jeffrey Sachs, « Géopolitique de la paix », que j’ai publié le 25 Février).

Le point ici, le chaînon manquant, est bien l’intervention mortifère de la politique étrangère US dont Sachs relate de première main les dispositifs. On peut les compléter, pour les sceptiques de la décision récente de la CEDH qui établit la complicité de L’État ukrainien dans le massacre de sa propre population russophone à Odessa (via son ultra-droite galicienne).

L’Europe, qui vient de passer les trois dernières années sous la tutelle renforcée de son Parrain US, tolérant même des actes de sabotage de haut niveau, peut-elle décemment s’y complaire ou voudra t’elle s’en trouver émancipée. Son hostilité de principe envers la Russie doit disparaître en même temps que sa servilité envers son ancien tuteur. Sans complaisance mais sans parti pris, il lui reste à honorer la signature qu’elle a trahi au bas de l’accord de Minsk de 2015, il y a tout juste 10 ans.

L’argent magique de la militarisation de l'Europe 

18/03/2025

Binoy Kampmark

https://www-counterpunch-org

Binoy Kampmark  a été boursier du Commonwealth au Selwyn College de Cambridge.

Il enseigne à l'Université RMIT de Melbourne.

Les marchands de mort sont en marche à Bruxelles, et ont peu de temps pour les normes démocratiques. Nous vivons une époque dangereuse, et les politiciens se contentent de se faire les chantres de ce prétendu fait. Ils ne se soucient pas de rassurer ; ils se contentent d'instiller la peur et d'alimenter le découragement pernicieux qui encourage les conflits. L'espoir n'est pas une monnaie politique qui vaut la peine d'être échangée. De nos jours, la peur est un actif bancable, facilement monnayable à tout moment.

La réunion du Conseil européen extraordinaire du 6 mars a été l'occasion pour les 27 dirigeants de l'Union européenne de le souligner. Il était temps de tirer profit de la menace russe et de promouvoir une vision stratégique annonçant des dangers accrus. Autrement dit, le moment était propice pour injecter de l'argent dans les armées des différents États membres.

Le langage était clair de la part de la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, une personnalité de plus en plus agressive dans la promotion du complexe militaro-industriel. Annoncé le 4 mars, son plan « ReArm Europe » comprend diverses mesures destinées à libérer jusqu'à 800 milliards d'euros de financements pour la défense. L'une d'elles, notamment, permet aux États membres d'utiliser la clause dérogatoire du Pacte de stabilité et de croissance pour contourner la procédure concernant les déficits excessifs. Sans donner trop de détails, von der Leyen  affirme  que 650 milliards d'euros d'« espace budgétaire » pourraient être créés si les pays de l'UE augmentaient leurs dépenses de défense de 1,5 % du PIB. Voilà qui semble indiquer que l'accent mis par l'Union sur la frugalité budgétaire est bel et bien tombé.

Une autre mesure prévoit l'octroi de 150 milliards d'euros de prêts aux États membres, au titre de  l' article 122  du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE), destinés à des initiatives de défense telles que la défense aérienne et antimissile, l'artillerie, les missiles, les drones armés et les systèmes anti-drones, ainsi que la cybersécurité. Mais ce n'est pas tout : cette initiative ne vise pas seulement la défense européenne, mais aussi l'aide à l'Ukraine et, par conséquent, la prolongation de la guerre.

De vagues suggestions sont également sur la table. Von der Leyen évoque des « programmes de politique de cohésion » qui pourraient servir à accroître les dépenses militaires, grâce à des fonds prélevés sur le budget de l'UE. Des capitaux privés seront également levés via l'Union européenne d'épargne et d'investissement et la Banque européenne d'investissement.

L'  accord en cinq points  issu du sommet a été approuvé par 26 des 27 membres. (La Hongrie n'a pas manqué d'opposer son veto à la déclaration des dirigeants.) Il énonçait des conditions obligatoires telles que la participation de l'Ukraine aux pourparlers de paix et l'implication européenne sur les questions touchant à sa sécurité. « La sécurité de l'Ukraine, de l'Europe, transatlantique et mondiale », affirme pompeusement le communiqué, « sont étroitement liées ». Un financement européen de l'ordre de 30,6 milliards d'euros a également été promis pour 2025.

Cette décision attire une attention indésirable sur le fonctionnement des politiques de l'UE. L'article 122, une disposition d'urgence de nature non législative, déjà utilisée pour répondre à la pandémie de COVID-19 et à l'invasion russe de l'Ukraine, est particulièrement intéressant. Autrement dit, il s'agit d'une voie exécutive qui contourne volontairement le Parlement européen.

Le recours à cet article dans ce cas précis n'a pas impressionné Manfred Weber, chef du groupe du Parti populaire européen (PPE) au Parlement. « Contourner le Parlement avec l'article 122 est une erreur »,  a-t-il déclaré  à ses collègues en plénière à Strasbourg. « La démocratie européenne repose sur deux piliers : ses citoyens et ses États membres, et nous avons besoin des deux pour notre sécurité. »

La présidente du Parlement européen, Roberta Metsola,  a également exhorté  les dirigeants européens lors du sommet du 6 mars : « Travaillez par l’intermédiaire du Parlement européen, en particulier sur des décisions de cette ampleur, afin de renforcer la confiance dans notre Union. » Si une « action rapide » est nécessaire, « agir ensemble est le seul moyen de garantir un soutien public large et profond. »

Dans une  résolution non législative , 419 députés européens ont encouragé les États membres, entre autres, à augmenter leurs dépenses de défense d'au moins 3 % du PIB, à créer une banque pour la défense, la sécurité et la résilience et à mettre en place un système permettant aux obligations européennes de défense de préfinancer les investissements militaires. Si ces députés, favorables à cette résolution, estimaient que l'Europe était confrontée à la « plus grave menace militaire pour son intégrité territoriale depuis la fin de la Guerre froide », 204 ont choisi de voter contre, et 46 se sont abstenus.

Lors de l'élaboration de la résolution finale, il convient de noter que certains députés européens de la Gauche et des Verts/ALE  ont tenté d'inclure un amendement  qui a été rejeté par 444 voix. « Le Parlement », pouvait-on y lire, « déplore le choix d'utiliser l'article 122 […] pour le nouvel instrument de l'UE destiné à soutenir les capacités de défense des États membres ; il exprime sa profonde inquiétude d'être exclu du processus décisionnel. »

Si le sommet de mars a suggéré un nouveau tournant vers un militarisme belliqueux, la tendance est indéniable et inexorable : l’Europe dépense davantage pour la défense, et ce, même avant le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche. En 2024,  les budgets militaires ont augmenté  de 11,7 % en termes réels, plusieurs pays atteignant l’objectif de 2 % du PIB de dépenses convenu par les membres de l’OTAN en 2014. Partout en Europe, les marchands de mort, terme éloquent et juste inventé dans les années 1930, ne peuvent que se réjouir.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.