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Billet de blog 1 mars 2025

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La leçon que l'Europe ne tirera pas

Au lendemain de l'altercation du bureau ovale, la gueule de bois européenne sera-t-elle la première étape d'une prise de conscience du basculement de l'ordre du monde ou bien conduira-t-elle à un pas décisif dans un cataclysme géopolitique ?

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LA FIN D'UNE ILLUSION

A quoi avons nous assisté hier si ce n'est à la fin d'une illusion ? Les Européens et les Ukrainiens au premier chef se réveillent avec le sentiment d'une profonde trahison. On les comprend.

Il était en effet convenu comme naturel que les États-Unis soutiennent, militairement, politiquement et financièrement un pays d'Europe agressé, non allié de Washington. Considérons déjà la chose. Non ceci n'a rien de "naturel" ou même de logique. Cela n'a de sens que dans la perspective où la Russie est le pays agresseur. Dès lors, nous Européens, considérons comme normal que les États-Unis de par les souvenirs bien lointains de la Guerre froide mettent tout en œuvre pour faire vaciller les plans de Moscou. Comme ce fut le cas en Afghanistan en 1979. Voir ainsi Washington dicter le tempo en Europe orientale convenait parfaitement à Bruxelles, Paris et Londres. C'est que tout ce petit monde était ravi de pouvoir balancer de l'Ukrainien en première ligne sans avoir à se mouiller. Ne pas voir que la "solidarité" avec l'Ukraine relève du même réflexe que celui qui consistait en 14 par exemple, à mettre les coloniaux en première ligne permettait sans conteste aux Européens de dormir sur leurs deux oreilles, mais passons.

Washington à la manœuvre, les Européens aux rouages, les Ukrainiens en chair à canon subventionnés et de fait débiteurs, les Russkofs embourbés... les perspectives étaient somme toute alléchantes.

RÉFLEXE PAVLOVIEN AU RÉVEIL

Patatras. Tout le plan s'effondre. Le temps d'une visite de Zelensky au Potus. Ground Zero. Le grand reset.

La réaction des pays européens et de ce qu'il convient d'appeler Union à la suite de cet échange calamiteux fut pire encore que le mal : En substance on rivalisa dans le lyrisme pathétique : "Kiev n'est pas seule", "Solidarité avec l'Ukraine", "Tout mettre en œuvre pour une paix juste", "Relancer la dépense militaire", "Multiplier les nouveaux prêts", "Accroître l'envoi de matériel" "Slava Ukraina !"avec un petit drapeau jaune et bleu qui fait bien. Déjà cependant, Londres appelait l'Ukraine à tout de même signer l'accord sur les terres rares,et n'invitait pas les pays baltes au sommet qui se tenait le lendemain...

En France, on apprenait par le ministre des armées français que Paris avançait aussi ses pions sur la question des terres rares... A Paris toujours, le Président Macron souhaite (re)lancer le débat sur une dissuasion française en Europe alors que dans un même mouvement, mais dans un autre tweet sur le réseau nazi X, il annonce que  la Russie cherche une troisième guerre mondiale. Pour qui parvient à suivre les méandres de la pensée complexe du locataire de l’Élysée, il convient d'en déduire que l'on souhaite en haut lieu que la France soit aux avants-postes du prochain cataclysme thermonucléaire. Fort bien.

Plus sérieusement, on reste consterné par la nature des réactions européennes, sans tenir compte des quelques capitales alignées sur l'axe trumpiste, de Rome à Budapest. Car au delà de quelques critiques sur la forme brutale de la "diplomatie" US, et l'humiliation subie par le président ukrainien, qu'en est il des mesures à l'encontre des Etats-Unis ? Rappelons que la veille, annonce fut faite par la maison blanche que les produits européens seraient taxés à 25%. Alors ? Rien. La France aurait pu commencer à dire qu'elle réfléchissait à se retirer du commandement militaire intégré de l'Otan, l'Allemagne aurait pu lancer un "Yankees go home" etc. Rien. Au lieu de ça, on promet de relancer la dépense militaire à tout va, de sortir les dépenses militaires des règles budgétaires communes. Exactement ce que souhaite l'administration Trump. On va payer pour l'Ukraine et nous le ferons désormais seuls.

ŒILLÈRES NOMBRILISTES

Parle-t-on de paix en Ukraine ? Que nenni ou du bout des lèvres ! Offre-t-on une chance à cette dernière en refusant d'ouvrir le dialogue à la Russie ? Quelles sont les chances de l'Ukraine de l'emporter ? Elles sont devenues nulles mais personne n'ose le dire. La seule perspective est de faire s'éterniser la guerre, d'accroître les dépenses militaires et, de fait, préparer les esprits à la guerre russo européenne.En pariant sur le fait qu'après Trump ou les mid-terms une administration empêchée ou démocrate autorisera le retour au "business as usual". Vieille illusion, tropisme atlantiste d'un autre âge.

Changeons d'échelle un instant. Depuis Obama, il est clair que les États-Unis se désintéressent de l'Europe , que l'avenir se joue, pour eux comme pour le monde en Asie Pacifique. La guerre en Ukraine a ralenti leur pivot vers le Pacifique mais surtout elle a eu pour effet de rapprocher, encore davantage Pékin et Moscou (et accessoirement Pyongyang et Téhéran de la Russie). Le renforcement du lien stratégique entre les deux grands acteurs orientaux doit être brisé à tout prix. La reprise des échanges avec Moscou par Washington, et la prudence de Pékin à cet égard, doivent être saisis dans cette perspective.

LE PIRE N'EST JAMAIS CERTAIN MAIS...

Gageons que l'Europe va choisir la pire des issues. La cacophonie va s'installer, la France et l'Allemagne pourront un temps donner l'illusion que l'aide à l'Ukraine va être renforcée, mais déjà de nombreux partenaires manqueront à l'appel. Les Britanniques joueront leur partition et tenteront d'endosser le rôle de trait d'union entre Washington et le vieux continent.Dans cette configuration, deux voies sont possibles :

Premièrement, l'escalade vers un conflit généralisé avec Washington et Pékin en médiateurs. Cela causerait des dommages irréparables et des pertes insoutenables. C'est une voie qu'il faut envisager sérieusement tant la médiocrité de nos dirigeants et leur soif de gloriole sont incommensurables. Cela signerait également la fin de tout semblant de souveraineté pour nos nations. Bien sûr, personne n'en veut mais qui souhaitait la boucherie en 1914 ? Les Allemands craignaient aussi la guerre en 1939...

Secondement, au bout de quelques mois de prolongations l'Ukraine se résout à la paix. L'aide européenne se révèle insuffisante, le consensus bruxellois de façade s'effrite, la mobilisation des plus jeunes se déroule mal, les avancées russes se poursuivent. Les conditions seront encore plus défavorables qu'aujourd'hui. La paix prendra la forme d'une capitulation et les conditions léonines de Trump apparaîtront rétroactivement comme favorables.

DU DESSILLEMENT À LA LUCIDITÉ, COMBIEN DE PAS ?

Inévitablement, dans les jours et semaines qui viennent les Ukrainiens vont se poser la question : Faut-il prolonger la guerre et si oui, avec quels objectifs. La réponse viendra d'abord de l'armée ukrainienne. Lâchés et trahis après avoir été poussés dans le dos en mars 2022, le risque est grand que les Ukrainiens aient le sentiment d'avoir fait "tout ça pour rien" et d'avoir été les instruments de l'Occident. La question Zélensky va donc se poser d'ici peu, pour les Ukrainiens comme pour les Européens.

Ainsi la leçon que l'Europe ne veut pas tirer est double. D'une part, l'alliance atlantique est nocive pour ses intérêts. Si elle a pu séduire les pays orientaux sortis du joug soviétique il y a 30 ans, elle n'est désormais qu'un boulet géostratégique à la merci de changement de cap américains aussi brutaux (hier) que tendanciels (pivot Asie Pacifique). D'autre part, il n'y aura pas de paix en Europe tant qu'il y aura une confrontation avec la Russie. Que cette dernière commence la plus à l'Est possible soit l'alpha et l’oméga de notre raisonnement ne peut être acceptable que si cette dernière est traitée en partenaire. Cette condition ne sera remplie qu'avec la signature d'un cessez-le-feu et la tenue d'une conférence sur la paix, la sécurité et les frontières en Europe orientale... sans Washington. 

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