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Billet de blog 16 avril 2023

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Comment la France a-t-elle changé de Régime le 2 mai 2023

Et si ?

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Contexte 

La société française, un an après la réélection de son Président connaissait un niveau de tensions inégalé depuis plusieurs décennies. Une loi repoussant l'âge légal de la retraite de deux ans venait d'être promulguée à la mi avril. Cette dernière avait été combattu par l'ensemble des syndicats et des partis de gauche depuis le début de l'année. Les cortèges avaient, à plusieurs reprises, rassemblé plusieurs millions de personnes, grèves et blocages s'étaient multipliés sans pour autant parvenir à perturber durablement les intérêts économiques comme les grandes fortunes d'un pays largement intégré aux circuits internationaux de la finance globalisée. Surtout, alors que plus de 70% de la population et 90% des travailleurs se déclaraient opposés à cette réforme, une fraction d'entre eux seulement s'était effectivement mobilisée dans la rue. Le texte n'avait pourtant aucune légitimité parlementaire. La chambre basse d'alors avait été réduite au silence par un article constitutionnel qui permettait au pouvoir exécutif de passer outre la représentation nationale. Le parlement avait ensuite échoué pour une poignée de voix de faire choir le gouvernement. Ce coup de force avait remobilisé la rue mais insuffisamment, c'est qu'un ultime espoir institutionnel subsistait , le Conseil constitutionnel, composé de 9 personnes cooptées. Dans les rangs des plus naïfs l'on eut encore un semblant d'espoir. Néanmoins la jeunesse comprit alors que le combat dépassait largement le cadre de celui des seules retraites. On vit ainsi se multiplier dans les villes du pays des manifestations nocturnes et spontanées mais numériquement limitées. Durant ces cortèges la violence des forces de l'ordre put se déchaîner en toute impunité sur jeunes, femmes et journalistes. On rapportait des évènements à faire frémir, on gazait alors dans le métro, on lançait des grenades au niveau du visage, on nassait des enfants, on matraquait des vieillards, on fouillait à l'intérieur du corps des étudiantes, on raflait des collégiens autrichiens, sans que cela ne suscite de véritable émotion dans le pays. On en vint à se dire que seul un mort pourrait renverser la vapeur, puis à en douter. Toujours est il que, loin de modérer son action, le pouvoir choisit à l'inverse la fuite en avant en menaçant de dissoudre mouvements écologistes et association historique des droits de l'homme sur laquelle seule l'infamie vichyste avait osé s'attaquer. Pour comprendre aujourd'hui cette ignominie, il convient de rappeler que l'extrême droite avait à ce moment le vent en poupe, et que le gouvernement n'avait d'autre choix  que de faire ami-ami avec elle pour contrecarrer une gauche redevenue combative. C'est ainsi que la gauche dans toutes ses parties ( sauf celle brunie par les questions identitaires dirigée par un prétendu communiste dont les accointances avec le marigot d'extrême droite furent ensuite révélées) fut exclue du champ "républicain" par nombre de responsables de l'époque qui feignirent d'oublier que beaucoup avaient voté pour leur champion un an auparavant.  

A la mi avril donc, le Conseil constitutionnel valida le texte en censurant toutefois ses ( rares) aspects sociaux. Néanmoins, le conseil censura un article qui exonérait les forces de polices des aspects les plus nocifs de la réforme. Ce détail eut son importance par la suite comme nous le verrons. 

A partir de ce jour, des pans de plus en plus larges de la population comprirent que les institutions ne fonctionnaient plus, que le caractère démocratique du régime ne résidait plus que dans la tenue régulières d'élections dont les campagnes étaient d'ailleurs systématiquement escamotées. Beaucoup virent aussi à quel point le système dominant ne se maintenait que grâce à la complaisance médiatique et au zele barbare de forces aux ordres. De légitimité du pouvoir en place, il n'était question que pour en constater l'absence.

Pourtant, pour les opposants à la réforme des retraites l'équation centrale persistait. Comment rassembler bien plus de monde dans la rue tout en refusant d'appeler à la grève générale ? Si l'opposition était toujours très majoritaire, l'apathie l'était encore davantage.

Il est peu de moments dans l'histoire de France où les digues et les tabous ont subitement sauté, à l'évidence les semaines qui suivirent la promulgation de la loi appartiennent à cette catégorie.

L'affranchissement.

Il est certain que les principaux acteurs de ce qui advint par la suite avaient en tête les évènements de 1934 à 1936 qui avaient permis les plus grandes conquêtes sociales du XXeme siècle. 

Venons en donc aux lendemains de la promulgation de la loi. Les initiatives les plus variées se multipliaient sur les réseaux sociaux et fourmillaient dans les organes syndicaux comme dans les partis politiques. D'aucuns proposaient des rassemblements sur les places lors d'une allocution à venir du Président, d'autres suggéraient de pourrir la tenue d'événements culturels et sportifs à venir comme le festival de cinéma de Cannes, le tournoi de tennis de Roland Garros ou encore la tenue de la course cycliste du Tour de France. Certains proposaient même, sous le hashtag, pas de retrait, pas de JO, d'empêcher la tenue des jeux olympiques de Paris l'année suivante. D'autres recettes, plus traditionnelle persistaient, journées d'actions, grève générale, manifestation nationale, et mêmes pétitions circulaient. Une seule avait le mérite de rassembler le plus grand nombre tant son évidence s'imposait, rassembler le plus grand nombre dans la rue lors du 1 er mai.

Si l'idée ne rencontrait aucune opposition, il importait de la mettre en musique et d'en faire un évènement décisif.

C'est alors que les digues ont sauté. L'idée d'une réunion de tous les opposants, syndicaux, politiques et associatifs, déjà émise auparavant fut enfin acceptée par plusieurs parties, produisant un effet boule de neige. A la fin de la première semaine suivant la promulgation on pût voir ainsi, à Paris, les responsables syndicaux, politiques associatifs de premier plan ainsi que nombre d'intellectuels engagés ( économistes, sociologues, philosophes, politistes...) réunis. Partout dans les départements allaient suivre les déclinaisons locales de ce comité d'union et d'action pour un "monde meilleur" et "l honneur des travailleurs". Mais revenons à cette réunion fondatrice du 23 mai. Le fait même qu'elle se soit tenue fut un miracle. Du côté syndical les réticences à se tenir aux côtés de partis politiques qui, bien que défendant l'intérêt collectif des travailleurs, était immense. Cependant, conscient que seul un élargissement considérable du mouvement et l'ouverture d'une perspective politique permettraient de remporter la lutte, permit de briser les hésitations.

Côté associatif et politique si le principe posait moins de difficultés a priori, il fallait être capable d'élargir le périmètre des revendications pour agglomérer davantage de monde et parvenir enfin à une conjonction des luttes... Bref il fallait faire vite et être capable de souplesse, mais l'urgence commandait. Tant d'efforts, de luttes, de jours de grève, tant d'espoirs déçus et de colère appelaient une réponse, il fallait proposer une issue autre à ce combat majuscule que celle qui était promise a la mi avril 2023, la soumission au pouvoir en place et l'arrivée prochaine de l'extrême droite au pouvoir. Ces femmes et ces hommes qui ont alors pris leurs responsabilités ont eu conscience qu'ils vivaient un moment historique et que leurs choix pouvaient être déterminants. Parmi les principaux responsables citons pele-mêle côté syndical les leaders de l'ensemble des huit organisations syndicales mais en particulier Sophie Binet qui fut la première, côté syndical à accepter l'invitation des politiques. Côté associatif, les porte paroles ou secrétaires de la LDH qui recevait tout ce beau monde, Attac, les Soulèvements de la terre, et nombre d'autres, enfin côté politique tous les partis de l'alliance de la NUPES étaient présents accompagnés d'autres plus confidentiels. Enfin, chez les intellectuels, citons M. Zemmour qui avait alors réussi à lever tous les lièvres du projet gouvernemental, ou encore des personnalités comme F. Lordon qui par ses prises de positions radicales avait su galvaniser nombre d'opposants, citons aussi A Ernaux, prix Nobel de littérature mais aussi des acteurs et actrices comme A.Haenel et des artistes dont le rappeur Medine ...renouant ici avec une pratique ancienne Tous avaient fini par accepter l'invitation lancée par le responsable de LFI, Manu Bompard. Dire que l'organisation fut un peu chaotique est un euphémisme mais ce n'est pas ce que retint l'histoire. D'abord ce fut un immense espoir qui s'était levé, enfin les forces de progrès social et environnemental s'associaient et partageaient la même table ! Si sur les plateaux télé durant les jours qui précédèrent, on ne cessa de gloser à l'envi sur l'impossibilité, puis sur la cacophonie et enfin sur les difficultés d'une telle rencontre, force est de constater que le jour même on fut tout stupéfait face aux sourires unanimes de ces responsables... responsables. Le communiqué final résonna plus fort encore. Rappelons en les points les plus saillants : Le préambule rappelait l'évidence, la loi sur les retraites devait être abrogée et le 1 er mai devait rassembler tous les Français dans la rue pour contester une nouvelle fois la loi. On appelait à un ras de marée populaire, une adresse émouvante à la jeunesse et aux aînés concluait ce premier paragraphe. Mais les organisations présentés affichaient également leur accord pour constater l'urgence sociale, environnementale et institutionnelle du pays. Ainsi était notamment mentionnés la nécessaire indexation de tous les salaires et minimas sociaux sur l'inflation alors galopante. Les question de l'eau et du modèle agricole, celle de l'énergie et du logement avaient aussi été mentionnés comme urgentes, une même volonté de lancer une bifurcation écologique unissait l'assistance. Enfin, sur le plan institutionnel, il fut admis par tous que la Vème République n'était plus apte à garantir l'expression démocratique de la société, qu'il convenait de renouer avec le peuple et qu'une assemblée constituante devrait être élue dans les plus brefs délais. Signe que la question de l'indépendance et de la pluralité des médias occupait aussi une place dans l'esprit des participants, la réunion fut retransmise en direct par une poignée de journaux indépendants en ligne qui en eurent l'exclusivité. 

Percolation

Les dés étaient jetés...et le résultat encore incertain. Il apparaissait clairement que tout cet agencement ne resterait que théorique si le pari du premier mai n'était pas remporté. Les Français, dans leurs diversité seraient ils capable de se saisir de l'opportunité, ou bien les seuls militants s'affaireraient ils dans une relative indifférence des autres secteurs de la société ? Les déclinaisons départementales du comité d'union et d'action pour un monde meilleur et l'honneur des travailleurs ( CUAMMHT) agrègeraient elles au delà des habituels figures locales du mouvement social ? C'est là que le monde de la culture et les médias indépendants jouèrent un rôle de catalyseur. Dans la semaine qui précéda le premier mai, sans doute aidé par un calendrier scolaire où les deux tiers de la France était en congés, les réunions de préparation du premier mai réunirent partout un nombre de participants qui sans être énorme permettait une représentation large et profonde de la société, depuis le comité de quartier, jusqu'au représentant syndical d'une PME, depuis le trotskyste barbu au boulanger en colère, du routier au prof, ces assemblées permirent à chacun de saisir le caractère décisif du moment, de s'emparer du premier mai comme leur moment Une forme d'émulation, de surenchère du Berry à la Provence, du Béarn à l'Alsace était perceptible. Toutes ces réunions furent relayées en direct par les medias indépendants et les réseaux sociaux. Les idées des uns furent reprises par les suivants, on rivalisait d'audace, on faisait converger des cortèges, on traçait des parcours inédits, on annonçait occuper des lieux symboliques comme stratégique. Ça frémissait restait à savoir si ça allait bouillonner. Préfectures et Renseignements témoignaient d'ailleurs d'une certaine fébrilité, leurs remontées, aujourd'hui accessibles montrent bien leur inquiétude. Le préfet des côtes d Armor et d'Ile et Vilaine indiquaient clairement que la Bretagne s'engageaient dans un processus de type révolutionnaire. Dans les départements de l Aveyron de Lozère ou du Gard, on fit état de possibles jacqueries (!). Dans les grandes métropoles on s'inquiétait tout à la fois d'émeutes en banlieue ou de scènes de pillages en centre ville. Mais c'est la préfecture de Côté d'Or qui eut le nez le plus fin ( moutarde oblige) , elle annonçait "un Premier mai de tous les possibles".

Le Jour J

Un petit matin tranquille, si caractéristique de cette mi printemps, où peu de voitures, aucun transport en commun ne circule. Les grasses matinées interrompues.seulement par les gazouillis des oiseaux sont la norme. Pourtant, imperceptibles les boucles WhatsApp, Telegram sont en surchauffe. Mon "c'est aujourd'hui les ami.es " de l'époque reçut sur le WhatsApp du bahut où on est 43, 37 likes dans la dizaine de minutes. Sur Twitter, #JourJ explosait les compteurs depuis la veille au soir. Puis ça commença dans les villes des cortèges se formèrent dans plusieurs quartiers avant de converger vers un lieu défini à l'avance par les syndicats. Les vendeurs de muguet étaient disposés tout au long des différents parcours. Des affichettes au bas des entrées d'immeubles avaient été déposées la veille elles commençaient toutes ainsi " Françaises, Français, Citoyens, le JourJ est pour demain. A l'appel du comité local et d'union et d'action nous nous rendrons en cortège pour obtenir notre Libération d'un gouvernement tyrannique et notre Droit au Bonheur. Nous sommes la patrie des droits de l'Homme et en ce jour notre devoir est de le montrer à ceux qui nous dirigent et de le rappeler au monde entier..." 

A la mi journée les centaines de cortèges s'élançaient partout en même temps, dans les campagnes on se rencontrait sur la routes entre deux villages, parfois les élus en tête. Au point de jonction, on filmait la rencontre des differents cortèges, on proclamait les communes libres et on se fédérait. Là où les élus rechignèrent, on se rassemblait devant leur demeure, on déclarait ne pas.les.laisser sortir tant qu'ils n'accepteraient pas de se déclarer commune libre.En ville, les cortèges par leur masse humaine et leur détermination en imposaient. On estime aujourd'hui qu'entre 5 et 8 millions de Français sont descendus dans la rue ce jour là, sans doute plus d' un million à Paris. 

Une fois les cortèges de quartier ou d'arrondissement rassemblés, les parcours déposés en préfecture au préalable furent respectés. Dans de nombreuses villes, les forces de l'ordre ont suivi leur gestion habituelle, à savoir grenades, charges, voltigeurs a moto. Cependant alors que groupes autonomes, gilets jaunes et blackblocs allèrent à l'affrontement épuisant les flics, les cortèges syndicaux, politiques, associatifs et jeunes changèrent de parcours, pour se diriger vers les lieux de pouvoir, préfectures en provinces, Elysée et assemblée nationale à Paris. La puissance du nombre,la determination combinée à la diversion des affrontements eurent raison des forces de l'ordre. Ces dernière, nous le savons désormais, étaient quelque peu échaudées par la trahison du Conseil constitutionnel qui avait supprimé leurs privilèges...leur zèle fut alors.minimaliste d'autant que l'arrivée massive de la foule aux abords des lieux de pouvoirs aurait exigé de leur part une répression autrement plus sanglante que celle utilisée jusqu'alors. Comment expliquer alors leur geste, ces casque mis à bas, ces LBD rabaissés devant l'assemblée nationale ce jour là ? Un des commandants d'escadron en poste ce jour là explique : " Les gars en avaient marre, oui les ordres étaient clairs et jusqu'ici on les avait toujours appliqués. Mais cette fois c'était trop, déjà nous étions en sous nombre, beaucoup trop de collègues avaient fort affaire sur les boulevards avec les casseurs. On avait en face de nous des dizaines de milliers de personnes déterminées. Les contenir supposait tirer à balles réelles sur la foule. On s'est pas senti, la peur peut-être ou alors le sentiment que ce jour là ce qui était juste de faire n'était passe continuer à faire ce qui nous avait amené à ce chaos. Alors on a baissé la garde". Ce genre de geste s'il n'a pas été général s'est répété en plusieurs lieux ce jour là, ainsi à Lyon où la préfecture fut investie où à Toulouse. A Lille ce fut la mairie, et à Toulon la commanderie du port. A Paris la brèche s'est donc créée devant l'assemblée que la foule investit. Si l'on ne peut approcher de l'Elysée, le palais fut encerclé la nuit durant.On sait aujourd'hui que le Président fit alors appel à l'armée pour intervenir. C'est ainsi qu'il convient d'interpréter ce tweet sibyllin de l'État major au soir du premier mai. " l'État major des armées françaises fait savoir que la Défense nationale est assurée sur l'ensemble du territoire."

Le lendemain, au milieu d'une fièvre indescriptible, le CUAMMHT national tenait sa deuxième réunion en plein hémicycle du palais Bourbon : son premier geste fut de nommer un gouvernement provisoire et d'appeler à des élections législatives pour former une assemblée constituante. C'est l'acte de naissance de la VIème République, une histoire que même les plus jeunes d'entre nous connaissent bien.

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