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Billet de blog 29 septembre 2023

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Radiographie du monde selon les grands ados de la classe moyenne

Ni statistiques, ni sondages, aucune objectivité analytique, mais un exercice réflexif d'un enseignant qui prend ses élèves pour les réceptacles et porte-paroles de leurs géniteurs.

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Pour qui enseigne un chouia de relations internationales (RI) et de géopolitique en lycée dans le cadre de l'enseignement d' HGGSP ( histoire géographie géopolitique sciences politiques) les salles de classe, les propos, questionnements et étonnements des élèves se révèlent des plus intéressants pour cerner la façon dont la population française perçoit l'ensemble des questions balayées par un programme d'une actualité bouillante.

Pour les non initiés, le volume horaire hebdomadaire est de 4 heures en première et de 6 en terminale. Les thèmes étudiés pour ne citer que les plus en prise avec l'actualité vont de la "démocratie" à la "guerre et la paix", des "dynamiques des puissances internationales"à la "mémoire des conflits" en passant par les "médias et l'information" ou encore "l'environnement" . Chacun de ces thèmes est éclairé par plusieurs sciences présentes dans l'intitulé de l'enseignement.

Les élèves dont j'ai la charge appartiennent pour l'immense majorité d'entre eux aux classes moyennes, moyenne supérieure, un tiers d'entre eux environ passe un bac international (ils sont pratiquement bilingues anglais français). Au vu de leur âge entre 15 et 18 ans, leurs questionnements appartiennent grossièrement à deux catégories : la première  relève de la découverte parfois naïve (de leur âge donc) de certaines réalités tandis que la seconde appartient au registre du confirmation/infirmation de la parole parentale. C'est particulièrement cette seconde catégorie qui nous intéresse ici,  même si, comme je l'ai dit, la porosité entre les deux registres est notable.

L'empreinte la plus forte, la plus évidente, la plus assumée et aussi la plus naturelle réside dans l'Atlantisme. L'Occident, camp du Bien et de la démocratie, est une donnée établie pour la plupart d'entre eux. Bien sûr il est possible de critiquer les États-Unis car ils ont commis des "erreurs" ( Trump pour beaucoup, Bush junior un peu encore, le Vietnam pour les plus avertis), mais il est impossible d'envisager un monde qui ne serait pas dominé par ces derniers. A noter aussi que la France est comprise comme membre à part entière de ce camp; le demi siècle de mise à distance de l' OTAN par Paris semble à leurs yeux totalement exotique et improbable. Souvent d'ailleurs l'alliance militaire américaine est-elle confondue avec les Nations Unies ce qui, je l'avoue, me hérisse quelque peu le poil...pour ce que ça dit de l'état de conscience de la population en général.

Car il est une chose que je dois ajouter; certes mes élèves sont jeunes mais ils bénéficient d'un enseignement qui n'a jamais été fourni qu'à une poignée très réduite de leurs aînés ! Bien souvent ils en savent très vite bien plus que leurs parents...Si les élèves associent OTAN et ONU, c'est qu'à la maison, dans les médias et sur les réseaux l'amalgame (souvent involontaire qui plus est!) est entretenu. Or, ceci devrait tous nous préoccuper : que l'on puisse confondre une organisation mondiale pour la paix et une alliance militaire destinée à la guerre est des plus gênants pour un pays qui se veut adulte qui se prétend encore parfois être  un phare de l'humanité.

Dans un autre registre le thème qui porte sur la démocratie est invariablement le plus difficile de l'année de Première. L'idée que le suffrage universel = Démocratie est littéralement impossible à nuancer. Et ma main à couper que bien des Français adultes n'auraient d'autres caractéristiques que le vote à fournir pour qualifier la démocratie (assorti d'une liberté indéfinie sans doute). Pareillement, le débat en  démocratie reste une dimension minorée pour beaucoup qui ont du mal à intégrer que le dissensus est le principe même d'une démocratie vivante. Le consensus semble toujours préférable, ce qui reflète bien sans doute le caractère modéré en tout de leurs géniteurs nés plutôt du bon côté de la barricade. La démocratie c'est bien mais entre gens respectables seulement, qui peuvent trouver un terrain d'entente. La voie de la Raison et de la Pondération...on a compris. La souveraineté populaire comme principe essentiel de la démocratie n'est malheureusement jamais abordée par les élèves d'eux-mêmes. Je n'ai pas trouvé, après désormais 5 ans d'enseignement de cette question le moyen de les amener à cela sans un texte transparent ou par un apport magistral de ma part. Cela aussi, je le crains, en dit long sur l'atrophie de l'esprit démocratique dans notre pays. Combien d'adultes de ce pays ont-ils conscience que glisser un bulletin dans l'urne constitue non pas un "pouvoir" mais a contrario une acceptation de le céder (de le déléguer disons avec consentement au fait majoritaire) ? Quant aux syndicats, ONG, au mouvement associatif, cela constitue pour l'immense majorité d'entre eux,  à l'instar de leurs aînés, quelques fioritures plus ou moins utiles.

La France demeure au centre du monde. Les planisphères centrés sur le Pacifique sont douteux à leurs yeux, et quand ils me citent les membres permanents du conseil de sécurité ils commencent toujours par l'Hexagone. D'ailleurs la France est exclusivement perçue comme un pays européen. La France est une grande puissance mais ils se surprennent à découvrir que la majorité du monde francophone est africaine et que la frontière terrestre la plus longue de leur pays est partagée avec le Brésil. Je gage que le Français lambda agirait de même si on l'interrogeait, j'en veux pour preuve le fait qu'un Président en exercice affirma que "la Guyane est une île". La question européenne, aussi abordée à travers la question de la démocratie (!), les laisse de marbre, en dépit de leur appartenance socio-culturelle favorisée et d'une pratique régulière voire intensive du voyage international. La complexité toute technocratique du monstre froid de Bruxelles ne suscite que peu de passion...voire de l'indifférence.

Peut-on s'étonner qu'ils soient résolument tous pro-ukrainien (ou que ces derniers s'arrogent le monopole de la parole sur ce sujet)? D'aucuns diraient même qu'il faudrait s'en féliciter, fort bien. Sans aller jusqu'à interroger les ressorts de cette posture, j'ai été très surpris de leur étonnement quand j'ai confirmé que oui, oui la Russie était toujours à l'ONU, comme l'Iran, la Chine ou la Corée du Nord. (liste non exhaustive) Tous ou presque raisonnent de la façon suivante : Dictatures + bellicistes +camp du mal = exclusion de l'ONU. L'idée que le maintien ou le retour de la paix ne peut se faire qu'avec ceux qui font la guerre les a plongé dans un abîme de perplexité. Les plus endurcis pensaient que le meilleur moyen de faire la paix était de faire tous la guerre à chacun.

Autre aspect de grande confusion, qui je n'en doute pas un instant est très présente dans le monde des majeurs votants : la confusion permanente entre Peuple (sens ethnique), Nation (politique) et Communauté (religieuse). A ma question désormais rituelle en début d'année " Alors, un Arabe peut il être chrétien et de nationalité australienne ?" le "NON" l'emporte systématiquement par plus des 3/4 des votants. Il faudrait aussi que je puisse décrire la gêne qui s'empare d'une partie d'entre eux quand j'emploie le mot "arabe". Pourquoi cette gêne ? Je pense qu'inconsciemment le terme relève d'un registre dépréciatif à leurs yeux, voire pour quelques-uns quasiment de l'insulte. Dans le même ordre d'idée, je trouve intéressants les longues hésitations ou les silences prolongés quand je pose la question suivante : "Quelle religion pratique un musulman ?" Je pense que l'immense majorité d'entre eux connait la réponse,mais restent le doute et le mot. Le doute, c'est la prise de conscience, ou la confirmation de ce qu'ils pressentent à savoir que musulman = Islam. Premier moment de fébrilité...puis Islam, le mot...c'est alors que surgit en eux LA question : "Un musulman... c'est donc un islamiste ?" C'est dans ces moments là que je me sens un peu utile, je l'avoue. Mais cela me terrifie aussi, combien de centaines de milliers et de millions de mes compatriotes... ?

L'Afrique reste sujette à une série de fantasmes néo-coloniaux mâtinés de bonne conscience humanitaire. Si elle n'est pas réduite à "un pays", elle comprend encore beaucoup de pays "sous-développés". C'est le "Tiers-monde".  Les paysages sont constitués exclusivement d'un immense désert de sable du sud d'Alger au Cap de Bonne-Espérance. La focale d'entrée des lycéens sur l'Afrique, par les seules questions migratoire et djihadiste est de nature  pavlovienne, comme je le crains chez la plupart des citoyens de ce pays. Les partisans de l'accueil humanitaire sont encore majoritaires mais, fait nouveau, beaucoup n'hésitent plus à affirmer qu'il faut que les candidats à l'exil restent chez eux pour développer leur pays... La plaque arabique fait aussi partie intégrante du continent noir pour la plupart d'entre eux. Sur le djihadisme, terme qu'ils emploient volontiers, beaucoup en ignorent le sens précis. Que la "guerre sainte" des chrétiens s'appelle croisade a tendance à les estomaquer.

Le mal du siècle est environnemental. Le climatoscepticisme se manifeste bien peu dans les travées de mes salles de classe. Certes, l'échantillon ne comprend que quelques centaines d'individus sur ces dernières années, mais il semble bien que nous ayons à faire à une véritable "génération climat". Il faut dire que le sujet occupe une place centrale dans l'ensemble des programmes depuis le primaire, et que l'actualité environnementale est objectivement si préoccupante que le "négationnisme" climatique n'a que peu d'emprise sur ces générations. Leur degré d'inquiétude est largement supérieur à celui des générations précédentes mais leur comportement effectif est en réalité fort peu éloigné. Beaucoup de mes élèves ont leur petite-voiture-caca-d'oie-sans-permis tandis que ceux qui franchissent les 18 ans avant la fin de leur Terminale adoptent sans sourciller le SUV hérité de papa. Une certaine schizophrénie s'empare donc d'eux sur la question. Ainsi, ils sont a priori tous persuadés qu'il faut "protéger la planète" sans avoir conscience que c'est l'espèce humaine et non la planète qui est en danger. De même l'ours polaire abandonné sur son glaçon qui fond suscitera toujours plus d'émotion que disons 10000 Libyens qui meurent noyés, suite à un déluge très anthropique. Chez certains la prise de conscience soudaine (et violente) des enjeux les amènent notamment à questionner la "surpopulation" à remettre en question l'idée de descendance...ou à se convertir au techno-solutionnisme...avant de s'embarquer pour Bali, Punta Cana ou Los Angeles pour leurs congés estivaux. L'analyse intergénérationnelle sur cette question est donc plus complexe que sur les précédentes, le hiatus générationnel est plus profond tandis que l'habitus intergénérationnel est plus prégnant.

Que conclure de ce constat impressionniste aigre doux ? Une hypothèse : La population française est sous éduquée et très mal informée des enjeux internationaux. Pis, elle interprète le monde à l'aune de constats totalement obsolètes qui datent de la guerre froide et du 11 septembre 2001. La perte des colonies a rétréci la compréhension du reste du monde et sans doute troqué le racisme de supériorité coloniale pour le racisme xénophobe. L'arrimage à l'Europe et aux Etats-Unis est un impensé national. Vendus tous deux comme allant dans le sens de l'Histoire, ils peuvent néanmoins rencontrer de fortes réactions (eurosceptiques, nationalistes, prorusses...). Enfin, demeure ce sentiment de domination franco- européo -occidentale.  On se perçoit plus que jamais, comme Descartes le disait au sujet de la nature, comme maitres et possesseurs du monde au moment même où la bascule vers le "Sud" s'engage. De même, 2023 s'annonce comme l'année de bascule du paradigme climatique nous faisant passer d'une hausse tendancielle des températures qui donnait l'illusion d'une adaptation possible à un ère de l'imprévisible climatique où le froid polaire peut survenir au lendemain d'une journée torride. Face à ces mouvements de balanciers qui annihilent des ordres séculaires pour le premier,  géologiques pour le second, nous semblons bien peu armés.

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