"C’est ici, dans les universités de briques rouges qu’était née la Singularité.
Depuis lors, toutes les Principautés de la planète regorgeaient de richesses et d’inventeurs. Ces entrepreneurs se considéraient comme une nouvelle aristocratie affranchie de toutes les normes et de tous les pouvoirs.
Ces nouveaux condottières avaient aussi embrassé des carrières politiques, mais ils ne croyaient en rien au magistère du service public et aux bienfaits de l’onction démocratique. Leur regard s’arrêtait aux apports de la science et à la réussite individuelle qu’elle octroyait.
Dans l’Imperium, une invention fondamentale entrait dans le domaine public au bout de dix ans, avant, tout était permis pour ces nouveaux démiurges des algorithmes ou des biotech.
Le Diplomate n’appartenait pas à ces nouvelles oligarchies de science et d’argent. Ses parents, depuis des générations, vivaient de la rente de terres grasses et produisaient des universitaires rangés ou des serviteurs de l’Etat.
Sa fille Luisa étudiait à l’Ecole Impériale Supérieure de Pisa, autre Principauté de la planète. L’école était l’une des plus réputées de tout l’Empire pour former des professeurs de sciences émérites. Son fils Carloman n’était encore qu’au lyceum mais semblait lui aussi destiné à de brillantes études. Sa femme Natalia, quant à elle, était une auteure célèbre pour ses romans mélancoliques mettant en scène cet antre du grand renfermement et des non-dits qu’est la famille.
Luitprand entra dans sa ville par l’ancienne artère principale dite des fauconniers. Cremona, toujours rutilante, entretenait ses façades à la manière de, mais derrière les voussures et les loggias intemporelles, phosphoraient des machines et des hommes qui donnaient le la à une insolente modernité rejetant tout dogme, toute loi.
Alors même que dans le noir utérin de l’espace infini flottait une des pires menace qu’ait connu l’humanité, le peuple de la science continuait à faire tamponner des robots entre eux, pour tester leurs réflexes, à travailler avec la Singularité pour reconstituer des objets, à fourmiller d’idées pour donner corps à de fantasques robots de protocole à fructifier les flux informationnels manipulés par leur Créature de silice, l'IA onctueuse.
Cette inconscience face à l’état des choses avait toujours révulsé Luitprand. En ces jours où le goût du noir se répandait partout, cette aversion pour le réel et le quotidien des gens devenait une faute et mettait à rude épreuve sa légendaire tempérance.
Sa maison de famille s’ouvrait sur ses terres tout en étant accolée aux flancs des remparts de la ville. Alors qu’il n’avait pas ressenti d’effervescence particulière lors de sa déambulation dans les rues de la cité, il comprit le drame qui se jouait en fixant les yeux écarquillés de sa femme lui ouvrant la porte.
- Que se passe-t-il ? La ville semble paisible.
- C’est bien cela notre malheur. Une grande partie des Principautés gouvernées par les amis du jeu et de la virtualité ont décidé d’aller à la rencontre de ces humanoïdes belliqueux qui nous surplombent. Alors même que nous avions réussi à nous prémunir des religions et de leur lot d’obscurantisme, notre scientisme enfantin est en train de nous perdre. Le condottière Patrice de Cremona, au nom du conglomérat du numérique et de l’assemblée locale à sa botte, a décidé de couper les Portes d’évacuation et constituer une délégation pour pactiser avec cette soldatesque qu’il voit comme un marché potentiel.
- Mais sait-il au moins qu’ils haïssent nos machines pensantes ? Je vais lui demander une audience au titre de mes fonctions.
- Il n’écoute plus l’Imperium, Luitprand. Il a trouvé un nouvel art ludique, cette situation l’amuse, l’excite.
Tous ces boniments vont nous conduire au désastre. Si nos adversaires n’ont pas préalablement inverti nos dogmes, c’est qu’ils veulent nous emmurer vivant"....