Agrandissement : Illustration 1
La victoire de l’extrême droite au Chili n’est pas juste une mauvaise nouvelle parmi d’autres dans le fil d’une actualité déprimante. C’est un choc politique, moral et historique. Un choc pour les Chiliens, bien sûr, qui voient revenir en force les macabres fantômes d’un passé qu’ils croyaient enfin dépassé.
Mais ce choc nous concerne nous aussi, en Europe et en France. Parce que le nouveau président chilien est un descendant de nazi et qu’il s’inscrit dans l’inquiétante dynamique d’une extrême-droite conquérante de part et d’autre de l’Atlantique – mais aussi parce que nos histoires sont liées. Parce que nos luttes se sont croisées. Parce qu’Allende et son « Unité populaire » étaient un modèle pour beaucoup de gens de gauche. Parce que la mémoire de la dictature chilienne a longtemps habité nos rues, nos universités, nos syndicats, nos familles politiques.
Le Chili, ce n’est pas « loin », ni « ailleurs ». Pour nous descendants des exilés, c’est un peu de notre chair encore à vif. Mais pour la France aux prises avec ses propres vieux démons jamais complètement domptés, c’est un miroir.
Un miroir qui renvoie aujourd’hui une image brutale. Celle d’un pays qui après avoir connu l’horreur de Pinochet, et la mobilisation contre sa dictature dans un référendum resté célèbre, avait récemment porté dans les rues l’une des plus grandes mobilisations populaires de ces dernières décennies. Pour aujourd’hui se ranger à une majorité écrasante (60%) derrière un président aux antipodes de ces aspirations. Un président élu sur des messages trop familiers pour ne pas alarmer les démocrates : l’autoritarisme, l’ordre, l’immigration et la réaction.
Pour la gauche en général, et chilienne en particulier, la stupeur est réelle, l’incompréhension profonde. Comment en est-on arrivé à cette catastrophe ? Comment l’espoir a-t-il pu se transformer en rejet, et en bascule vers son exact négatif ? La tentation est grande de chercher des causes externes, de dénoncer la peur, la manipulation, la nostalgie de l’ordre et les ingérences étrangères.
Certes, ces éléments existent. Mais ils ne peuvent suffire à éluder la grande responsabilité de celles et ceux qui ont gouverné. Cette défaite ne tombe pas du ciel. Elle est le produit d’un processus politique précis : celui des renoncements. Renoncement à la rupture promise. Renoncement à l’affrontement avec les puissances économiques. Renoncement à transformer réellement les conditions de vie de celles et ceux qui avaient tout misé sur le changement. Les soulèvements de 2019 portaient une espérance claire et profonde : en finir avec le modèle néolibéral hérité de la dictature. Faire entrer le Chili dans un nouveau pacte social, moderne, féministe, égalitaire, écologiste, avec une place enfin pour les Mapuche.
Malgré l’enthousiasme des premiers pas, cette promesse n’aura jamais été tenue. Pire, elle a été diluée, technicisée, neutralisée. À force de compromis dépolitisés, présentés comme de la « responsabilité », la gauche au pouvoir a fini par se présenter comme une prolongation aménagée plutôt que l’alternative qu’elle se rêvait d’être.
C’est hélas une leçon que l’Europe connaît bien : quand l’espoir fait place à la déception, ce ne sont pas les forces progressistes qui en profitent. C’est toujours l’extrême droite. Il y a certes la démission et la compromission de la droite, mais le premier pas de l’extrême-droite vers la victoire commence toujours par l’échec de la gauche.
Car l’extrême droite se nourrit de la colère bien sûr, mais surtout des sentiments de trahison. Elle avance quand la politique cesse d’être honnête et lisible. Quand les mots ne correspondent plus aux actes. Quand la gauche parle de transformation mais gouverne comme si elle avait peur de vraiment changer le monde. Quand elle oublie qu’elle est d’abord un mouvement culturel à vocation révolutionnaire, pas un parti politique à vocation gouvernementale.
Puisque nous aimons tant tirer ici nos inspirations de la gauche là-bas, ce qui s’est passé au Chili doit alerter la gauche française à l’horizon de la grande bataille de 2027. Sur le grand cadavre encore chaud du macronisme qui a tant fait pour la nourrir, l’extrême-droite française prospère comme une hyène vorace. Les dénonciations morales, le mépris, et surtout les imitations maladroites ne la feront certainement pas reculer. Pire, elles la stimulent.
La gauche ne pourra prétendre lui barrer la route qu’avec un vrai projet de rupture, clair et ambitieux, assumé, fidèle à ses engagements. Porté par un mouvement culturel, ancré profondément dans la société et capable d’en traduire les aspirations. On ne combat pas la réaction en édulcorant le progrès. On ne répond pas à la colère populaire par la gestion prudente et molle. On ne gagne pas en rassurant les marchés et en demandant de la patience à celles et ceux qui n’en peuvent plus. Sinon, on se retrouve comme Jeannette Jara au deuxième tour : seule, sans alliés ni réserve de voix, incapable d’inspirer la confiance et l’enthousiasme nécessaires à la conquête d’une majorité.
Cette leçon chilienne est simple et brutale : la gauche ne perd pas seulement quand elle est attaquée, elle perd surtout quand elle renonce à être elle-même. Et dans chacun de ses renoncements, elle fait avancer un peu plus la bête. Sidérée par sa propre faiblesse, la gauche française n’est cependant pas condamnée à la défaite. Si elle apprend à faire vivre ses différences plutôt que de s’épuiser en luttes stériles pour l’hégémonie, si elle renoue avec le mouvement culturel qui aspire au changement, si elle accepte d’être une force de transformation plutôt que de gestion… Elle pourra prétendre faire mentir les scénarios qui l’ont déjà enterrée. Sa responsabilité historique est engagée.
Nous n’avons pas le droit d’ignorer cet avertissement. Parce que l’histoire ne se répète jamais à l’identique, mais elle punit toujours les mêmes aveuglements.