Il est des moments où la situation concrète est si inextricable, où toute solution est si improbable, qu’il n’y a pas d’autre solution que de revenir aux « fondamentaux » de l’analyse et de l’action.
La tragédie syrienne n’est qu’une pièce d’un imbroglio proche et moyen-oriental dont on sait qu’il n’est pas sans causes. Le blocage entretenu du dossier israélo-palestinien, le poids des intérêts géostratégiques, l’échec des modèles laïques et progressistes de développement des années 1960-1970, les jeux pervers des grandes puissances ont créé peu à peu une situation intenable. Les révolutions arabes récentes ont montré, tout à la fois, l’ampleur des exigences de changement d’une population éduquée et mature, et la difficulté extrême à déboucher sur des processus démocratiques et maîtrisés.
Tout cela se produit sur le fond d’une situation internationale plus que préoccupante. Elle voit se conjuguer quatre évolutions délétères : la spirale de la financiarisation dans le contexte de la « mondialisation » ; le déclin des procédures démocratiques de décision et d’évaluation au profit des méthodes technocratiques de la « bonne gouvernance » ; l’abandon du cadre onusien au profit de ce que certains appellent justement la « diplomatie de club » (G20, Otan, etc.) ; la tendance, au nom de la « guerre des civilisations » et du grand désordre généré par la pauvreté, à faire du maintien de l’ordre sécuritaire la base de tout équilibre social, quelle que soit l’échelle de territoire. Il en résulte l’une des dimensions les plus explosives du temps présent : la généralisation de l’état de guerre et de l’état d’exception, la confusion grandissante de la guerre extérieure et du conflit interne (on veut envoyer l’armée dans les quartiers Nord de Marseille et on fait la police au Mali) et l’obsession sécuritaire. Comme on ne peut pas supprimer la pauvreté, il faut mettre les pauvres au pas : tel est un des ponts qui, hélas, relient le libéralisme de droite et le social-libéralisme.
Dans tout l’espace proche-oriental, il ne manque ni de forces armées, ni de matériel militaire en tout genre. Comme en Afrique, il ne semble pas possible d’expliquer que telle ou telle composante des conflits ne dispose pas d’assez d’armement. Le secteur en regorge et, au sens propre du terme, on en trouve à revendre. En revanche, il ne se trouve pas assez de voix, ni locales ni internationales, pour rappeler que, là comme ailleurs, la seule issue véritable des tensions est dans le cercle vertueux de la négociation – et donc du compromis, qui n’est pas la compromission – et du développement humain durable et partagé.
Or ceux qui détiennent aujourd’hui les clés de l’action (les membres du « club ») n’ont pas d’autre discours que celui de l’austérité, de la lutte contre l’endettement et de l’admonestation à l’égard des « États voyous ». En bref, la méthode inaugurée en 1991 au Koweït est la seule dont, obstinément, on nous vante l’efficacité, alors qu’elle n’a fait la preuve que de son impuissance, quand ce n’est pas de sa nocivité.
Dans un moment de blocage extrême, la seule voie réaliste est celle qui suggère un changement de cap radical dans la gestion des affaires de ce monde. Le plus efficace est de mettre en avant une position de principe, que l’on défend à toutes les échelles.
1. La guerre et l’état d’exception qui en résulte nécessairement ne sont en aucune manière des solutions, même provisoires. Ils ne l’ont été nulle part depuis 1991. En revanche, l’état de tension alimente une course aux armements sophistiqués (drones) ou présumés légers qui meurtrit les populations civiles et démultiplie les risques, en même temps que les profits pour les grandes puissances productrices. La raison ne pousse pas à l’armement, mais au désarmement.
2. Le désarroi économique et social des populations locales est le substrat premier des blocages démocratiques et des tensions de communautés ou de religions. Les organisations économiques internationales portent une responsabilité écrasante, par le « consensus de Washington » qu’elles ont imposé aux peuples. Revenir sur ces normes dominantes, rétablir dans sa légitimité le critère du développement humain, en rendre les normes contraignantes, au lieu que ce soient celles de la concurrence, remettre sous contrôle politique les institutions économiques sont des priorités absolues.
3. La « régulation » vraie est celle qui s’appuie sur le principe moderne d’une démocratie d’implication. Les institutions internationales ne retrouveront pas de légitimité si elles ne s’appuient pas exclusivement sur l’ONU et si ladite ONU n’est pas démocratisée en profondeur. La refonte du Conseil de sécurité, la possibilité d’intervention citoyenne, la restructuration du dispositif général, la revalorisation de l’Assemblée générale, l’institution éventuelle d’un Parlement des peuples et des citoyens, le renforcement du poids des organismes fondés sur le principe du développement humain doivent devenir des chantiers immédiats.
4. Au niveau de l’ONU, l’ensemble des grandes puissances doivent s’engager, devant les peuples, à promouvoir une conférence régionale, rassemblant l’ensemble des parties prenantes du conflit. Les États-Unis, la France, l’Iran et la Russie pourraient, à part égale, se porter garants de la bonne tenue d’une telle rencontre.
Aucune solution n’est parfaite. Mais la pire est celle qui ajoute du drame à la tragédie.
Roger Martelli, historien, co-directeur de la rédaction du mensuel Regards.