Frédéric Lordon vient de publier un nouveau livre, La malfaçon. Brillant ? Stimulant ? Comme d’habitude. Lordon passe au crible les mécanismes de l’Union européenne. Au passage, il égratigne ce qu’il appelle la « gauche européiste ». Le substrat de son argumentation est simple. La cité supranationale est au mieux une illusion, au pire un piège. La seule réalité tangible, et donc la seule base de démocratie pensable, c’est celle de la nation. Rien ne sert de rêver à un « peuple européen » introuvable. Ancrons-nous dans le seul socle réaliste, celui de la souveraineté nationale. Soyons donc souverainiste, mais de gauche : un homme de droite peut vouloir la souveraineté de la nation ; de gauche, on en appelle à la souveraineté du peuple.
Je ne suis pas d’accord avec Lordon. Parce que, à mes yeux, « l’européisme » et le « souverainisme » sont des impasses, à part égale.
Il fut un temps où, entre un local trop étroit et un monde trop abstrait, la nation apparaissait comme un cadre maîtrisable par les hommes à la recherche d’un nouvel ordre des sociétés. Le cosmopolitisme des Lumières, celui de Kant, dut s’effacer. Quand l’abbé Mably affirmait que « l’Univers est la patrie d’un grand homme », Jean-Jacques Rousseau, lui, tenait que « c’est l’amour du pays natal, la patrie qui rend l’homme vertueux ». Rousseau a gagné. La nation et l’État qui lui correspond sont devenus la base d’organisation de la vie sociale, pour le meilleur (le creuset démocratique) et pour le pire (la fermeture nationaliste).
Où en est-on aujourd’hui? L’abstraction originelle du « monde » a laissé place à l’interconnexion concrète et étendue des destins humains. La communauté humaine totalement autarcique n’a jamais existé, mais les enjeux fondamentalement universels se sont multipliés : la faim, l’eau, les pandémies, l’environnement, la violence, etc. Nous vivions sur le registre de « l’inter-national » et l’interétatique en était le mode de gestion par excellence. Le « supra-national » a pris une place croissante. L’interétatique reste dominant (y compris en Europe), mais il ne suffit plus.
Où est le problème ? Dans ce que, pour maîtriser l’expansion de la supranationalité, on a choisi une méthode : celle de la « gouvernance ». Concrètement, cela signifie qu’un petit groupe d’États (le G20), d’institutions financières publiques (FMI, Banque mondiale, de groupements financiers privés (par exemple les « agences de notation ») et quelques milliers d’individus (la « superclasse globale ») ont seuls la main sur le global. On attendait une démocratie mondiale ; on a la « diplomatie de club » (Bertrand Badie) et le « parti de Davos » (David Rothkopf).
Appliquons l’analyse à l’Europe. Qu’est-ce que l’Union ? Une machine régie par la double logique de la concurrence et du monétarisme d’un côté, de la gouvernance de l’autre. Le traité de Lisbonne institutionnalise ainsi le dialogue des institutions et de la « société civile ». Il énumère les « associations représentatives » qui sont censées parler au nom de ladite société : sur les 890 retenues, les deux tiers défendent des intérêts privés et économiques.
Mais dans les États-nations européens, cela ne va pas mieux. Parce qu’ils sont eux aussi régis par le couple infernal concurrence-gouvernance. Or ce couple ne leur a pas été imposé par l’Union européenne. Ils l’ont eux-mêmes choisi, avant même que la Communauté ne le sacralise. Et puis, ne nous y trompons pas : l’ainsi nommé « fédéralisme européen » n’est qu’un discours pour l’essentiel. C’est le Conseil qui pilote ; l’Europe n’est rien d’autre que ce que ses États, c’est-à-dire ses gouvernements, ont décidé d’en faire. Or depuis plus de trente ans, nous n’avons pas pu empêcher la dérive qui a détricoté tous les acquis de la période des années 1930-1950. Pas plus en France que dans n’importe quel autre État, ou qu’à l’échelle de l’Union. Va-t-on pour autant renoncer, au prétexte qu’on a échoué à l’échelon national ? Va-t-on se replier à un niveau territorialement plus réduit, où nos capacités seraient plus grandes ? Mais jusqu’où va-t-on descendre pour reconquérir de l’efficacité ?
En fait, qui veut l’alternative doit assumer une contradiction. Le supranational est de plus en plus structurant sur le plan économico-social, mais il n’est en aucune façon un cadre aujourd’hui pertinent de démocratie politique. Le national reste un lieu privilégié de politisation et donc d’expression possible d’une souveraineté populaire. Mais sa démocratie est anémiée et sa pertinence économique et sociale, sans être abolie, est relativisée. Une contradiction ne s’élimine pas d’un claquement des doigts. Elle se travaille, dans la durée, en s’assignant des visées et en pensant les processus qui y conduisent.
La visée reste dans la lignée de ce que fut l’internationalisme d’hier, mais dans les mots d’aujourd’hui. Le plus stratégique est de constituer le supranational en communauté politique, capable d’affirmer sa souveraineté en se dotant de projet partagé. Pour y parvenir, il convient de s’appuyer sur les acteurs potentiels de cette mise en commun, à savoir les forces critiques du mouvement social européen, sur les structures embryonnaires de la gauche européenne et sur les contradictions des États. Tant que cette communauté n’est pas constituée (or il n’y a pas à ce jour de « peuple européen »), il ne faut pas déstructurer les mécanismes nationaux théoriques de la souveraineté. Mais, pour ce faire, il ne sert à rien de « défendre » la nation. La nation ne se défend pas : elle se transforme. Le supranational et le national ne s’opposent pas ; ils se pensent dans leur mixité évolutive.
La bataille est difficile, non pas parce que tel ou tel territoire est trop vaste pour la mener, mais parce que c’est une bataille de long souffle pour l’alternative. Nous ne devons reculer devant aucun terrain, ni celui de la nation ni celui de l’Union européenne. Je suis fatigué par la controverse inépuisable et inopérante de « l’européisme » et du « souverainisme », du « fédéralisme » et du « confédéralisme ». A quoi bon sortir de l’Europe, ou à quoi bon prolonger la voie fédérale, si c’est pour maintenir le fléau de la concurrence et de la gouvernance ? Usons de tous les instruments, ceux des États, ceux de la lutte sociale nationale et européenne, ceux de la pensée critique pour faire reculer, partout, la logique dominante.
Il ne faut pas laisser l’historicité aux forces qui l’édictent à ce jour, qu’elles soient de pente néolibérale ou sociale-libérale. Elles n’ont pas de légitimité à incarner la nation, pas plus que l’Europe, ou que la supranationalité en général. Il ne faut pas, comme le suggère Lordon, entamer « la désescalade des interdépendances ». À mon sens, on doit au contraire assumer la mondialité (ce qui fonde la communauté de destin universelle des êtres humains) et donc combattre la mondialisation qui la corsète et qui l’étouffe. Il faut respecter les nations, mais vouloir, dès maintenant et pas seulement dans un avenir lointain, les articuler à une ambition qui les dépasse.
Illusion, dira peut-être Frédéric Lordon. Mais les « patriotes » de 1789, n’étaient-ils pas, à proprement parler des « illuminés » ? Ils ont choisi la raison contre la tradition, la souveraineté populaire contre la légitimité monarchique, au bout du compte la nation contre le royaume. Je préfère être du côté de cet irréalisme-là que du côté de la realpolitik. Ce faisant, j’ai l’impression d’être plus « national » que bien des pourfendeurs de l’Europe.
Roger Martelli, co-directeur de Regards.
Dernier livre paru : La Bataille des mondes, Éditions François Bourin