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Billet de blog 4 février 2022

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L'engouement pour la fluence (épisode 2)

Nous examinons ici les raisons qui ont poussé le ministère de l’Éducation nationale à se polariser sur la fluence depuis 2018 et sur la pertinence d’un tel choix. Nous le faisons en prenant appui sur des données scientifiques validées sur le plan international.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Ce texte fait suite à un article relatif aux évaluations nationales portant sur la vitesse de la lecture à haute voix publié sur le site des Cahiers pédagogiques 

Qu’est-ce que l’Éducation nationale appelle fluence ?

La fluence, substantif féminin dérivé du latin fluentia (écoulement), évoque le mouvement d’un fluide. Au sens figuré, Paul Valéry a évoqué « la fluence des phrases » capable de « dénouer sans effort une situation[1] ».

Les psychologues anglophones ont introduit le terme fluency pour caractériser la fluidité d’une lecture à haute voix, une lecture « précise, assez rapide, réalisée sans effort et avec une prosodie adaptée[2] ». Leurs collègues francophones l’ont traduit par fluence pour le distinguer de ce que les enseignants avaient coutume d’appeler fluidité, l’une des qualités requises par la lecture « expressive » qui était l’objectif du cours moyen dès les instructions de 1923[3].

Le MEN conserve les deux termes fluence et fluidité, mais au prix d’une certaine confusion puisqu’il les utilise aussi comme synonymes d’automatisation du décodage des mots écrits[4]. Cela le conduit à parler de fluence pour décrire la vitesse et la précision du décodage de mots isolés et de mots inventés[5], ce qui est contre-intuitif pour les enseignants qui conçoivent plutôt la fluence comme « la capacité à lire correctement un texte continu, au rythme de la conversation et avec la prosodie appropriée[6] ». Pragmatiques, la plupart d’entre eux considèrent que la fluence est ce que mesure le test imposé par le ministère[7] : un nombre de mots lus correctement dans un temps imparti. 

La fluence dans le monde scientifique

Bien que plusieurs définitions de la fluence existent dans la littérature scientifique internationale, un consensus s’est dégagé depuis une vingtaine d’années pour affirmer que celle-ci est le produit de trois éléments indissociables[8] : 1° la précision de la lecture (l’exactitude de l’identification des mots), 2° sa vitesse (révélatrice du degré d’automatisation) et 3° la prosodie (mode d’expression approprié à la transmission du sens). Les chercheurs en sciences cognitives et en sciences de l’éducation considèrent que l’automaticité contribue à la compréhension en libérant l’attention du lecteur au profit de la construction du sens et que la prosodie y contribue à travers la segmentation du texte, le rythme et l’intonation.

Cette définition permet d’identifier un premier problème créé par la manière dont est évaluée la fluence. Les épreuves ministérielles que nous avons commentées dans l’épisode 1 la réduisent, en effet, aux deux premières dimensions, la vitesse et la précision, et occultent la troisième : la prosodie. Les enseignants ne sont invités qu’à dénombrer des mots correctement lus par minute puis à remédier aux difficultés des élèves en visant un accroissement de ce nombre. Cette réduction affaiblit la pertinence de l’information retirée de l’évaluation qui renseigne sur le degré d’automatisation des processus de décodage des mots, isolés ou en contexte, mais ne dit rien des éléments de compréhension révélés par la prosodie[9]. Son niveau informatif est donc minime, inférieur même à celui de l’ancien certificat de fin d’études primaires qui jugeait l’expressivité d’une lecture à haute voix[10]. C’est d’autant plus regrettable que les recherches sur la prosodie[11] montrent que celle-ci est un fort prédicteur de la qualité de la compréhension en lecture silencieuse, notamment chez les élèves du secondaire[12]. Dès que les compétences de décodage atteignent un niveau suffisant (le plus souvent au CE2), les écarts de compréhension entre élèves s’expliquent essentiellement par des différences d’ordre linguistique, le décodage ne jouant plus qu’un rôle subsidiaire[13].

Compter des mots : une fausse bonne idée 

Sur le plan scientifique, une synthèse internationale récente a conclu que la norme CWPM (en français NMCLM : nombre de mots correctement lus par minute) reposait sur une hypothèse insoutenable, dorénavant réfutée[14]. L’analyse des données d’évaluations de la lecture dans 11 pays auprès de populations monolingues et multilingues et l’examen des relations entre vitesse (CWPN), précision de lecture (non chronométrée) et compréhension ont montré que la vitesse n’est pas un critère pertinent si l’on vise l’amélioration de la compréhension[15]. La conclusion des chercheurs était sans appel : les gouvernants des systèmes éducatifs devraient cesser de privilégier cette norme et promouvoir une autre mesure de la fluidité qui combine précision, automaticité et prosodie.

En France, le ministère de l’Éducation nationale devrait donc renoncer à faire de l’augmentation du NMCLM la clé de voute de sa politique en lecture. Il devrait aussi proposer des outils d’évaluation de la fluence qui portent sur les trois dimensions, même si la prosodie est plus complexe à mesurer que les deux autres. Il pourrait, par exemple, s’inspirer de « l’Échelle Multi-Dimensionnelle de Fluence » de nos collègues grenobloises Godde, Bosse et Bailly[16] qui ont adapté l’échelle de Rasinski. La prosodie y est décomposée en deux éléments : le phrasé et l’expressivité.

  • Le phrasé repose sur la capacité à respecter la syntaxe du texte pour réguler son souffle, déterminer les pauses et les variations d’intonation (par exemple baisser la voix et s’arrêter à un point) et pour découper les phrases complexes en petites unités de sens.
  • L’expressivité repose sur des variations d’intensité, de rythme, d’intonation[17] adaptées à l’interprétation du texte. Il s’agit de moduler sa voix pour communiquer une part de l’implicite du texte, pour mettre en valeur certains mots et pour transmettre des émotions.

Une erreur : l’absence de la prosodie

L’absence de la prosodie dans les évaluations et la survalorisation de la vitesse dans les injonctions ministérielles ont de multiples conséquences néfastes.

  • Elles occultent le nécessaire travail sur la prosodie dans toutes ses dimensions, notamment le phrasé et l’expressivité.
  • Elles réduisent la lecture à haute voix à une course contre la montre et n’incitent pas les enseignants à s’attacher à la syntaxe et à la segmentation du texte, aux pauses, aux marques de ponctuation, à l’intonation, par exemple à travers une étude des états mentaux des personnages. Elles n’incitent ni à la théâtraliser, ni à viser le plaisir de captiver un auditoire ou d’entendre sonner la langue française.
  • Elles contribuent à accentuer une dissociation entre la maitrise du décodage des mots et la compréhension des textes, ce qui est déjà l’un des problèmes de l’école française identifié par PIRLS et PISA. Les évaluations internationales confirment ce que les professeurs déplorent à l’entrée au collège : « trop d’élèves déchiffrent bien mais comprennent mal ». Les principales difficultés sont d’une autre nature que le décodage, lexicales notamment. Mais le MEN ne dispose d’aucun bon test d’évaluation du vocabulaire, ni de scénarios d’enseignement ayant fait la preuve de leur efficacité dans ce domaine. Il passe donc cette dimension sous silence malgré son importance décisive et consensuelle sur le plan scientifique.
  • Elles font courir un risque de malentendu cognitif pour les élèves : leur laisser penser que bien lire, c’est décoder très rapidement.
  • Elles incitent les enseignants à survaloriser l’entrainement de la lecture-décodage au détriment d’une pédagogie de la compréhension de l’écrit.

Une fois de plus dans notre système scolaire, les outils d’évaluation sont utilisés par le MEN comme des vecteurs de prescription du travail enseignant[18]. Les professeurs sont vivement incités à privilégier des tâches d’enseignement isomorphes aux tâches d’évaluation : on bachote le test dans des « ateliers de fluence », l’œil rivé sur la progression du nombre de mots lus par minute. L’école française s’enfonce dans une vision étriquée de la pédagogie : enseigner l’évaluable à l’aide des exercices conçus pour l’évaluation.

Les ateliers d’entrainement à la fluence (RR)

Le ministère de l’Éducation nationale a multiplié les injonctions adressées aux enseignants des cycles 2 et 3 pour qu’ils organisent une remédiation destinée aux élèves dont les scores de « fluence » (réduite à deux dimensions) sont jugés trop faibles. Fidèle à sa doctrine du couplage diagnostic / remédiation[19], il les incite à établir un parallèle étroit entre les tests d’évaluation et les ateliers d’entrainement à organiser. Il valorise les programmes visant l’automatisation de l’identification des mots par des activités de lectures répétées (RR : Repeated Reading) expérimentées en Amérique du nord il y a quarante ans et popularisées en France il y a quinze ans par l’équipe de Michel Zorman[20] (2008) sous le nom « d’ateliers d’entrainement à la fluence ». Réalisés par petits groupes d’élèves supervisés par le professeur, ils se multiplient dans nos écoles[21], le plus souvent selon le déroulement préconisé par l’équipe de Zorman :

  • présentation des objectifs de la séance,
  • première lecture à haute voix par le professeur et explication du sens du texte (plus préparation du décodage de certains mots),
  • lectures individuelles à haute voix, à tour de rôle, d’un court extrait de texte dont l’intérêt narratif est subalterne,
  • explicitation des erreurs par les autres élèves et/ou le professeur après chaque lecture
  • prise de conscience des progrès de chacun,
  • réitération : chaque texte est lu 3 à 4 fois par séance, 3 séances par semaine, pendant 2 à 4 mois.

Un succès mais des conséquences fâcheuses

Ces ateliers remportent un certain succès chez les enseignants parce qu’ils sont rapides à préparer, simples à mettre en œuvre et que les progrès sont facilement évaluables. Le nombre de mots lus en une minute s’accroit grâce aux lectures répétées d’un même texte, ce qui encourage les élèves à persévérer et entretient une certaine motivation même si le transfert de compétences vers d’autres textes est plus incertain. 

L’engouement pour ces ateliers a malheureusement des conséquences fâcheuses : dans certaines classes, ils accaparent le temps consacré à l’enseignement de la lecture, au détriment des autres activités, notamment celles qui visent à développer les compétences de compréhension des textes écrits : le vocabulaire, les connecteurs, le travail sur l’implicite et les inférences, les organisateurs textuels... Chacun sait, en effet, que le temps est la principale ressource mais aussi la principale contrainte de l’enseignant, et qu’il n’est pas extensible. Lorsqu’on ajoute de nouvelles activités, il faut bien en supprimer d’autres. Les promoteurs des innovations se soucient rarement de définir lesquelles peuvent l’être sans dommage pour les apprentissages des élèves, ce qui conduit souvent à perdre d’un côté ce que l’on a gagné de l’autre. Les évaluations ne portent généralement que sur les compétences enseignées, ce qui permet de souligner le bénéfice de l’innovation. Mais lorsqu’on dresse le bilan de l’ensemble des compétences attendues, le solde global est rarement positif car les progrès dans un domaine s’accompagnent souvent d’une dégradation des compétences dans les domaines négligés.

Des alternatives

D’autres pratiques d’enseignement (dont les CRAP se sont déjà fait l’écho[22]) accordent à la lecture à haute voix la place qu’elle mérite en classe. La plupart permettent de viser simultanément l’automatisation des procédures d’identification des mots et l’amélioration de la compréhension des textes. Le MEN lui-même donne des indications pédagogiques en ce sens, par exemple « identifier les mots à un rythme rapide en les groupant en unités syntaxiques de sens, et faire un usage rapide de la ponctuation, tant pour repérer les groupes et relations syntaxiques que pour choisir l’intonation qui convient[23] ».

Pour notre part, nous mettons l’accent sur l’expressivité de la lecture à haute voix de textes complets[24] choisis pour leur pertinence sur le plan du développement linguistique, affectif et culturel des élèves. Au cycle 2 par exemple, la lecture intégrale d’un album suppose que le vocabulaire soit maitrisé, que le récit soit bien compris et que le décodage des mots écrits soit aisé. La démarche didactique que nous proposons[25] vise ces objectifs en commençant par les deux premiers : les élèves s’exercent à déchiffrer un texte que l’enseignant leur a lu, qu’ils ont étudié et qu’ils ont appris à raconter. Ils préparent ensuite leur lecture à haute voix en deux temps :

  • ils apprennent d’abord à décoder tous les mots du texte avec l’aide de l’enseignant pour les correspondances graphophonémiques inconnues. Ils s’entrainent ensuite à déchiffrer les phrases, une à une, pour rendre fluide l’oralisation.
  • Dans un second temps, l’enseignant centre leur attention sur la prosodie, c’est-à-dire sur les modulations de la voix qui donnent une coloration affective au récit et facilitent la compréhension de l’auditeur. Les élèves apprennent à respecter la syntaxe, la ponctuation et les liaisons puis à réguler les pauses et les respirations (c’est-à-dire le phrasé). Ils s’exercent ensuite à varier l’intonation, l’intensité et le rythme de leur voix (c’est-à-dire l’expressivité) pour communiquer les intentions et les émotions des personnages et du narrateur.

Nous l’avons dit plus haut, la prosodie contribue à la qualité de la lecture, y compris silencieuse[26] : pour découper le texte de manière pertinente et proposer une intonation adéquate, l’élève doit en effet avoir atteint un certain niveau de compréhension du texte. Les recherches expérimentales conduites à ce sujet montrent que la prosodie est la conséquence d’une bonne compréhension plutôt que sa cause. Ceci explique que les activités d’enseignement consacrées exclusivement à la prosodie ne produisent pas d’effet durable sur la compréhension[27] ; pour qu’elles soient efficaces, il faut qu’elles soient intégrées à un enseignement de la lecture qui porte simultanément sur le décodage et la compréhension fine des textes. Un enseignement intégratif (qui exercent les compétences en interaction) semble plus pertinent qu’un enseignement modulaire (qui travaille sur des compétences isolées). Outre-Atlantique par exemple, Kuhn[28] a présenté en 2020 quatre approches[29] de l’enseignement de la fluidité, validées sur le plan expérimental, qui reposent sur des textes complexes et riches sur le plan lexical et conceptuel, bien plus pertinents que les extraits habituellement utilisés pour entrainer seulement le décodage.

Est-ce que les ateliers de fluence sont efficaces ?

En France, une seule recherche de grande ampleur (21 collèges de 4 académies) a été conduite en respectant les exigences méthodologiques[30] proposées par le Conseil Scientifique de l’Éducation nationale (CSEN). Cette expérimentation réalisée avec l’aide du MEN et de l’association « Agir pour l’école » avait notamment pour objectif de mesurer l’efficacité d’ateliers de remédiation en fluence (12 séances de 55 minutes) enrichis d’un entrainement aux inférences dans une logique modulaire (24 séances de 55 minutes). Les résultats communiqués en 2020[31] sont clairs : il n’y a aucune différence entre les élèves entrainés et ceux qui ne le sont pas. L’étude, dirigée par plusieurs membres du CSEN montre donc que le dispositif est inefficace, même si les personnels interrogés (principaux et enseignants) déclarent une relative satisfaction.

Deux ans plus tôt, alors que l’expérimentation était en cours, Jean-Michel Blanquer prétendait pourtant le contraire en évoquant des preuves scientifiques[32] dans son ouvrage L’école de la confiance[33] : « L’expérience a montré son efficacité, notamment par des progrès incontestables chez les élèves faibles lecteurs : nous la retenons donc et la proposerons à tous les élèves qui en ont besoin. » En d’autres termes, il justifiait sa politique d’aide personnalisée au collège par un mensonge qu’aucun journaliste n’a relevé et qu’aucun chercheur n’a dénoncé.

Quant aux promoteurs de l’expérience, plutôt que de remettre en cause les cibles et les modalités de l’intervention pourtant très contestables, ils ont incriminé « l’implémentation » du dispositif  (c’est-à-dire l’accompagnement, la formation et le soutien de l’institution scolaire) bien que les enseignants aient bénéficié d’une formation spécifique. Ils ont seulement conclu à la nécessité d’ajouter encore plus d’accompagnement, ce qui rend encore moins crédible toute possibilité de généralisation en condition ordinaire.

Leurs collègues étrangers qui constatent partout le même résultat – l’échec répété des diffusions à grande échelle de dispositifs testés en condition expérimentale – s’engagent souvent dans la même fuite en avant. Certains, de plus, plaident en faveur d’une individualisation croissante des interventions pédagogiques. Ils reprochent aux professeurs d’appliquer des « protocoles standards[34] » sans discernement, c’est-à-dire d’agir de la même manière avec tous les élèves. La seule issue qu’ils envisagent est un enseignement individualisé, ajusté aux besoins particuliers de chaque élève. Fini le prêt-à-porter, même avec un choix de tailles compris entre le S et le XXL, la nouvelle mode est au sur-mesure, joliment appelé « pratique de l’éducation de précision » (practice of precision education[35]). En d’autres termes, les chercheurs en psychologie cognitive, devenus les principaux conseillers des gouvernants en matière d’enseignement, transposent à l’école un modèle médical fondé sur la remédiation individuelle, aux antipodes d’un enseignement collectif. Ils souhaitent « développer et tester les moyens de sélectionner des interventions plus précises pour chaque élève afin d’améliorer les résultats et d’éviter le gaspillage éducatif, les effets iatrogènes potentiels et les effets contre-productifs[36] ». Cette volonté d’éradiquer les effets iatrogènes de l’enseignement, c’est-à-dire les effets indésirables provoqués par le traitement lui-même (l’intervention pédagogique s’apparentant à un acte médical), augure mal l’action future des cognitivistes s’ils demeurent à ce point ignorants de la culture professionnelle des enseignants et des conditions d’exercice de leur métier. Le CSEN ferait bien de s’inspirer des conclusions des chercheures les plus reconnues et les plus avancées dans ce domaine[37] : la « science de la lecture » est vouée à l’échec sans la prise en compte de la didactique, « science de l’enseignement de la lecture ». « La science de la lecture met en évidence les compétences que les élèves doivent développer et éclaire ainsi les types d’apprentissages qui peuvent être nécessaires, mais elle ne spécifie pas la manière dont ils devraient être façonnés : ce qui doit précisément être enseigné, avec quelle intensité ou fréquence, dans quelle combinaison, ou avec quelles composantes supplémentaires conçues pour assurer l’engagement des élèves et leur motivation.»[38]

Est-ce que ça marche à l’étranger ?

Les entrainements consacrés exclusivement à la fluence ne connaissent guère plus de succès lorsqu’ils ne relèvent pas d’expérimentations orchestrées par les chercheurs et qu’ils sont mis en œuvre dans des conditions ordinaires d’enseignement. Quand les faibles décodeurs s’entrainent à automatiser le déchiffrage, ils accroissent leur vitesse de lecture sans que la qualité de leur compréhension s’en trouve nécessairement améliorée[39]. Les évaluations menées par les chercheurs portent essentiellement sur des dispositifs expérimentaux de lectures répétées, le plus souvent en petits groupes d’élèves avec un objectif de remédiation des difficultés. Dans ce cas, elles sont positives[40], surtout à l’école élémentaire[41], mais l’efficacité des dispositifs est très variable selon les modalités de remédiation retenues. Il est indispensable, par exemple, que les lectures oralisées soient accompagnées de retours d’informations immédiats pour aider les élèves à corriger leurs erreurs[42], ce qui implique la constitution de tout petits groupes et la présence de l’enseignant. Celui-ci doit délaisser le reste de la classe si l’intervention n’est pas située en dehors du temps scolaire commun. En général, la vitesse et la précision de la lecture à haute voix augmentent mais le transfert vers la compréhension de textes nouveaux est beaucoup plus rare[43]. Ceci tient au fait que les entrainements affectent surtout les micro-traitements de la compréhension (traitements syntaxiques au niveau de la phrase, par exemple), mais peu les macro-traitements plus dépendants des connaissances préalables du lecteur et de ses stratégies de compréhension[44]. Certaines études montrent qu’une majorité d’élèves faibles en compréhension au cycle 3 reconnaissent les mots isolés aussi vite que leurs camarades mais sont moins rapides lorsqu’on mesure leur vitesse de lecture en contexte[45]. Il semble donc que le déficit d’automatisation s’observe surtout quand ils doivent opérer le traitement sémantique d’une suite de mots, ce qui pénalise à la fois la vitesse de décodage et la compréhension.

Une synthèse scientifique récente[46] confirme que les dispositifs de lecture répétées restent omniprésents[47] à l’école (plus de 85 %) et qu’ils visent l’amélioration de la vitesse, mais pas celle de la prosodie. L’ampleur des effets sur les compétences entrainées est variable selon les modalités et les publics, mais elle est très faible lorsque l’évaluation porte sur la compréhension de textes nouveaux à partir du CE2. Les interventions les plus efficaces pour améliorer le décodage sont menées en tête à tête, avec un guidage très serré, auprès d’élèves en grande difficultés de fluence (déficit ORF : Oral Reading Fluency). Elles sont intensives (par exemple, 45 minutes d’interventions quotidiennes supplémentaires, avec 2 ou 3 élèves, tout au long de l’année scolaire) et visent simultanément plusieurs composantes de la lecture[48].

Les exigences de la mise en œuvre de ce type de dispositif laissent deviner les raisons de son insuccès à l’école. D’autant plus que l’efficacité de ces lectures répétées ne semble guère supérieure à celle des dispositifs qui permettent aux élèves d’accroitre leur quantité de lecture[49].

Conclusion

Un consensus scientifique existe : tous les chercheurs s’accordent pour reconnaitre l’influence de la qualité du décodage des mots sur la compréhension des textes. Insuffisamment automatisé, le décodage représente une opération coûteuse qui prive les élèves d’une part de leurs ressources attentionnelles au détriment des traitements cognitifs de haut niveau permettant l’accès au sens. Bien que les conversions graphophonologiques soient maîtrisées par 95 % des élèves à la fin de l’école élémentaire, le décodage reste une opération trop lente pour un certain nombre d’entre eux. C’est pourquoi toute intervention orientée vers l’amélioration de la compréhension doit inclure un volet visant l’automatisation des procédures d’identification des mots.

Malheureusement, depuis cinq ans, le MEN a concentré tous ses efforts sur cet unique volet, délaissant la pédagogie de la compréhension. Poursuivant la croisade amorcée au CP avec l’imposition d’une méthode syllabique radicale, il renforce sans cesse l’enseignement du déchiffrage[50] pour faire croire à l’opinion publique que la faiblesse de celui-ci est la seule cause des problèmes de compréhension en lecture que les évaluations internationales viennent rappeler.

La fluence est ainsi devenue l’emblème de la politique ministérielle de la lecture, rejetant les dimensions intellectuelles, sociales et culturelles de cet apprentissage pour se cantonner aux mécanismes cognitifs de bas niveaux, facilement modélisables et calculables. Elle est à présent l’étendard de la rationalité pédagogique chère au ministre, celle d’une éducation fondée sur la mesure, d’une pédagogie pilotée par l’évaluation et celle d’une individualisation de l’enseignement transposée de la médecine.

Clermont-Ferrand, 16 février 2022

[1] Gide, A. (1955). Correspondance avec Gide, 1897, Gallimard, p. 283.

[2] Wolf, M. & Katzir-Cohen, T. (2001). Reading fluency and its intervention, Scientific studies of reading (Special issue on fluency), n° 5(3), p. 211-238.

[3] La lecture « courante » était l’objectif assigné au cours élémentaire.  Cf. Chartier, A. M. (2011). L'école et la lecture obligatoire. Retz.

[4] « Savoir lire suppose donc que l’identification des mots par le décodage soit suffisamment automatisée pour permettre d’accéder à la compréhension : c’est ce qu’on appelle la fluidité ou la fluence de lecture. » Eduscol, 2020, p. 9 : https://eduscol.education.fr/document/1508/download?attachment

[5] Il n’y a guère d’écoulement dans le déchiffrage d’une suite de pseudo-mots présentés un à un sur des étiquettes !

[6] Bianco, M. (2016). Lire pour comprendre et apprendre : quoi de neuf ? Rapport pour la préparation de la conférence de consensus sur la lecture CNESCO. http://www.cnesco.fr/wp-content/uploads/2016/12/Rapport_Bianco.pdf

[7] Par analogie avec la manière dont Binet définissait l’intelligence : elle était ce que mesurait son test de QI.

[8] Rasinski, T. (2004). Creating fluent readers. Educational leadership, 61(6), 46-51.

[9] La critique a été formulée il y a près de 20 ans par des chercheurs qui font autorité dans le domaine. Par exemple Kuhn, M. R., & Stahl, S. A. (2003). Fluency: A review of developmental and remedial practices. Journal of educational psychology, 95(1), 3.

[10] Il s’agissait de la lecture à haute voix d’un extrait littéraire d’une dizaine de lignes, non suivie de questions : la compréhension n’était pas évaluée, pas plus qu’elle ne l’est dans un test de fluence

[11] Rupley, W. H., Nichols, W. D., Rasinski, T. V., & Paige, D. (2020). Fluency : Deep Roots in Reading Instruction. Education Sciences, 10(6), 155-166.

[12] Cypert, R., & Petro, M. (2019). Prosody instruction intervention as a means to improved reading comprehension. Applied Cognitive Psychology, 33(6), 1305-1311.

[13] Hjetland, H. N., Lervåg, A., Lyster, S. A. H., Hagtvet, B. E., Hulme, C., & Melby-Lervåg, M. (2019). Pathways to reading comprehension: A longitudinal study from 4 to 9 years of age. Journal of Educational Psychology, 111(5), 751.

[14] Dowd, A. J., & Bartlett, L. (2019). The need for speed: Interrogating the dominance of oral reading fluency in international reading efforts. Comparative Education Review, 63(2), 189-212.

[15] Sans parler des turbulences créées par les dispositifs d’évaluation ! Staubitz et ses collaborateurs (2005), par exemple, ont comparé les performances des élèves dans deux conditions expérimentales : dans l’une le chronométrage était apparent, dans l’autre il était caché. Lorsque les élèves savaient qu’ils étaient chronométrés, leur vitesse de lecture était meilleure, mais compréhension et précision diminuaient. Lorsqu’ils ne le savaient pas, leur vitesse était plus faible mais précision et compréhension étaient meilleures.

[16] Godde, E., Bosse, ML. & Bailly, G. (2021). Échelle Multi-Dimensionnelle de Fluence : nouvel outil d’évaluation de la fluence en lecture prenant en compte la prosodie, étalonné du CE1 à la 5e. L’Année Psychologique, 121(2), 19-43.

[17] On peut examiner les choix d’intensité (plus ou moins fort par exemple), de rythme (plus ou moins rapide par exemple) mais aussi de timbre : plus ou moins aigu par exemple, la voix peut être chaude, douce, sensuelle, sourde, claire, sombre, plate, puissante…

[18] Il s’agit d’une prescription « par l’aval » (Goigoux, 2002), fondée sur les performances attendues, si l’on considère que les programmes constituent une prescription « par l’amont », fondée sur la définition des savoirs et compétences visés. Cf. Goigoux, R. (2002). L’évolution de la prescription adressée aux instituteurs: l’exemple de l’enseignement de la lecture entre 1972 et 2002. Actes du colloque de la SELF (Société d’ergonomie de langue française) Les évolutions de la prescription, 77-84.

[19] Théorie dérivée du dispositif dit de la « Réponse à l’intervention » promu par le CSEN et que nous avons analysé ici : https://blogs.mediapart.fr/roland-goigoux/blog/110519/premiere-partie-evaluations-et-remediations

[20] Zorman, M., Lequette, C., Pouget, G., Devaux, M. F., & Savin, H. (2008). Entraînement de la fluence de lecture pour les élèves de 6e en difficulté de lecture. ANAE, 96, 97, 213-219

[21] Presque tous les manuels de lecture en proposent. Des réseaux d’enseignants se structurent pour échanger sur pédagogie de la fluence. Par exemple sur Facebook : https://www.facebook.com/groups/1093981891129789/members

[22] https://www.cahiers-pedagogiques.com/no-565-lire-comprendre/

[23] Eduscol (2020). Travailler la fluence, EVA19 C3, page 1 : https://cache.media.eduscol.education.fr/file/6eme/81/4/EV19_C3_Francais_Fluence-comprehension_1308814.pdf

[24] C’est le cas par exemple dans notre ouvrage Lectorino et Lectorinette (Retz éditeur) pour les cours élémentaires. http://www.ac-grenoble.fr/sitegm/IMG/pdf/2013-12-07_Lectorino-Lectorinette_intro_extrait.pdf

Nous rejoignons sur ce point Shanathan (2012) qui défend l’idée de développer la « fluence » sur des textes complets et cohérents, pas sur des bribes de textes.

[25] Cèbe, C., Goigoux, R. et Massy, C. (2022) Narramus, Pêcheur de couleurs. Retz. Ce nouveau volume de la collection Narramus poursuit les mêmes objectifs que les précédents mais en ajoute un nouveau : apprendre à lire à haute voix. Destiné aux enseignants qui accueillent des élèves non autonomes en lecture, il peut être utilisé à partir de la quatrième période de l’année de CP (c’est-à-dire après les vacances d’hiver) ou au début du CE1.

[26] Paige et coll. (2014) ont montré que la prosodie était un bon prédicteur de la compréhension en lecture silencieuse alors que la vitesse ne prédisait rien pour des élèves de neuvième année. Paige, DD, Rasinski, T., Magpuri-Lavell, T., & Smith, GS (2014). Interpreting the relationships among prosody, automaticity, accuracy, and silent reading comprehension in secondary students. Journal of Literacy Research , 46 (2), 123-156.

[27] Rupley, W. H., Nichols, W. D., Rasinski, T. V., & Paige, D. (2020). Fluency: Deep Roots in Reading Instruction. Education Sciences, 10(6), 155.

[28] Kuhn, M. R. (2020). Whole Class or Small Group Fluency Instruction: A Tutorial of Four Effective Approaches. Education Sciences, 10(5), 145.

[29] Quatre principes pour un enseignement efficace de la fluidité sont présentés : le modelage, les pratiques multiples, l’utilisation d’échafaudages et l’incorporation d’éléments prosodiques. Les quatre approches sont basées sur deux stratégies différentes d’intégration de vastes possibilités de lecture : lecture répétée et lecture extensive, que ce soit en classe entière ou en petits groupes.

[30] Le CSEN parle de « recherche translationnelle », terme qui, en médecine, évoque les aller-retour entre le laboratoire des chercheurs et le lit du patient : https://www.reseau-canope.fr/fileadmin/user_upload/Projets/conseil_scientifique_education_nationale/Ressources_pedagogiques/La_recherche_translationnelle_en_education.pdf

[31] Tual, M (2020). Lire et apprendre au collège : évaluation d’un dispositif de remédiation des difficultés de lecture en 6e. Sciences de l’Education. Université Grenoble Alpes (Thèse de doctorat réalisée sous la direction de Maryse Bianco et Pascal Bressoux). https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-03239624

[32] Il faisait état « d’un retour scientifique d’expérience » en nommant les chercheurs impliqués : « Maryse Bianco, Pascal Bressoux, Marina Tual, Marc Gurguand, Suzanne Bellue et Fanny de La Haye ».

[33] Blanquer, J-M. (2018). L’école de la confiance. Editions Odile Jacob, (Chapitre : Consolider la maitrise des savoirs fondamentaux, version numérique Google Book, non paginée)

[34] Fuchs, D., & Fuchs, L. S. (2006). Introduction to response to intervention : what, why, and how valid is it?. Reading research quarterly, 41(1), 93-99.

[35] Cook, C. R., Kilgus, S. P., & Burns, M. K. (2018). Advancing the science and practice of precision education to enhance student outcomes. Journal of School Psychology, 66, 4-10.

[36] Idem note précédente.

[37] Kim, Y.-S. G., & Snow, C. E. (2021). The science of reading is incomplete without the science of teaching. The Reading League, 2(3), 5-8, 10-13.

[38] Idem note précédente, page 10

[39] Fleisher, L. S., Jenkins, J. R. and Pany, D. (1979). Effects on poor readers comprehension of training in rapid decoding. Reading Research Quarterly, 15, 30-48.

Yuill, N., & Oakhill, J. (1991). Children's problems in text comprehension: An experimental investigation. Cambridge University Press.

[40] Stevens, E. A., Walker, M. A., & Vaughn, S. (2017). The effects of reading fluency interventions on the reading fluency and reading comprehension performance of elementary students with learning disabilities: A synthesis of the research from 2001 to 2014. Journal of learning disabilities, 50(5), 576-590.

McKenna, J. W., Shin, M., & Ciullo, S. (2015). Evaluating reading and mathematics instruction for students with learning disabilities: A synthesis of observation research. Learning disability quarterly, 38(4), 195-207.

[41] Lee, J., & Yoon, S. Y. (2017). The effects of repeated reading on reading fluency for students with reading disabilities: A meta-analysis. Journal of learning disabilities50(2), 213-224.

[42] Therrien, W. J. (2004). Fluency and comprehension gains as a result of repeated reading: A meta-analysis. Remedial and special education25(4), 252-261.

[43] Kuhn, M. R., & Stahl, S. A. (2003). Fluency: A review of developmental and remedial practices. Journal of educational psychology, 95(1), 3.

[44] Stahl, S. A., Jacobson, M. G., Davis, C. E., & Davis, R. L. (1989). Prior knowledge and difficult vocabulary in the comprehension of unfamiliar text. Reading research quarterly, 27-43.

[45] Cutting, L. E., Materek, A., Cole, C. A., Levine, T. M., & Mahone, E. M. (2009). Effects of fluency, oral language, and executive function on reading comprehension performance. Annals of dyslexia59(1), 34-54.

[46] Hudson, A., Koh, P. W., Moore, K. A., & Binks-Cantrell, E. (2020). Fluency Interventions for Elementary Students with Reading Difficulties: A Synthesis of Research from 2000–2019. Education Sciences, 10(3), 52.

[47] D’autre techniques ont été testées (par exemple des lectures répétées non assistées ou des lectures chorales : un tuteur et un élève lisent le même matériel en chœur) mais ne se sont pas révélées efficaces.

[48] Wanzek, J., Otaiba, S. A., Schatschneider, C., Donegan, R. E., Rivas, B., Jones, F., & Petscher, Y. (2020). Intensive intervention for upper elementary students with severe reading comprehension difficulties. Journal of Research on Educational Effectiveness, 1-22.

[49] Ardoin, S. P., Binder, K. S., Foster, T. E., & Zawoyski, A. M. (2016). Repeated versus wide reading: A randomized control design study examining the impact of fluency interventions on underlying reading behavior. Journal of School Psychology, 59, 13-38.

[50] Dans le courrier que JM Blanquer adressait aux enseignants de CP-CE1 le 15 novembre 2021, le ministre soulignait le point qui méritait selon lui « une analyse et des actions renforcées : les résultats du test de fluence, passé cette année par tous les élèves arrivant en 6ème ».  Il faut, disait-il, « reconsidérer les pratiques de classe afin d'y ménager une plus grande place à l'entraînement à la lecture oralisée, et ce quels que soient les champs disciplinaires

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