Lors d'une récente interview dans le "Petit Journal", les directeurs de BFM et de iTélé se sont exprimés sur une accusation dont ils sont l'objet : Par leur ligne éditoriale, ils favoriseraient les arguments du Front National.
Leur défense prenaient appui sur les pourcentages de temps de parole. Ainsi, le directeur de BFM a prouvé, chiffres à l'appui, que sa chaîne ne faisait que respecter le poids réel de ce parti dans les intentions de vote. Les partis de gauche et de droite seraient davantage représentés, selon le temps de parole qui leur est réellement attribué. L'idée selon laquelle sa chaîne favoriserait le FN ne serait donc qu'une illusion.
On serait tenté de le croire, ne serait-ce que pour se rassurer, mais le compte n'y est pas.
Convergence des récits
Le problème, en effet, ne se situe pas dans le chiffrage du temps de parole mais dans la construction du récit. Les deux chaînes ne traitent les faits que sous l'angle de l'évènement, de l'émotion. Les informations ne sont pas explicitées ni approfondies. Il n'y a aucune mise en perspective. La rubrique des faits divers obtient donc concrètement 100% du temps de parole.
On peut ajouter, pour être plus clair encore, que le FN se situe exactement dans le même registre : la peur, l'évènement, la loupe grossissante et déformante, l'oubli volontaire de la complexité de chaque fait.
Il y a convergence des modes de récit, et donc favorisation d'une certaine vision du monde.
Quand à la parole donnée aux autres pensées, je suis tenté de sourire jaune, notamment lorsque sur iTélé, lors du dernier remaniement ministériel, le représentant de la gauche se nommait Jacques Séguéla, et qu'aucun "économiste atterré" n'était convié au débat... BFM n'est pas en reste, dont le dernier invité de gauche était Philippe Val, qui continue lentement son cheminement vers l'absurde en politique. On a pu l'entendre, par exemple, avancer l'idée que Jaurès était un homme de centre gauche.
Mais la qualité des invités et des divers experts n'est presque qu'un problème secondaire, comparé à la puissance du récit institué. Quelles que soient les personnes invitées, quelles que soient leurs arguments, ils sont noyés dans une ambiance générale qui ne doit rien à l'objectivité. Pour le dire autrement, ils sont inaudibles, couverts par le bruit. Pire, ils participent involontairement, par leur présence sur ces chaînes, à la construction de ce grand récit.
Un problème de culture journalistique
Quant à la confluence des récits des chaînes d'info en continu et de celui de l'extrême-droite, on peut s'interroger sur les racines qui les distinguent.
Si l'objectif de ces chaînes est d'obtenir plus de part de marché à travers l'agitation -et la culture- des peurs, on est face à un ennemi tangible. Mais l'argument chiffré du temps de parole laisse entrevoir autre chose. En effet, il montre que la direction de ces chaînes est persuadée de faire du journalisme, et d'être objectif et honnête avec les faits qu'elle traite. Le problème ne serait donc pas leur hypothétique mauvaise foi, même si je me fais peut-être ici l'avocat du diable, mais un vrai problème de culture journalistique.
Une autre culture éditoriale
L'argument de la liberté de parole et de ton a complètement submergé les autres exigences du journalisme, à savoir la construction et la défense d'une éthique, la nécessité de la contre-argumentation et de l'approfondissement intellectuel. Comment changer cette culture qui s'est complètement emballée et est à présent hors de contrôle ? Par une charte ? Une obligation à l'approfondissement des informations ? La question n'est pas l'idée d'avoir ou non une ligne éditoriale, mais bien l'exigence d'être conscient de son propre récit.
Il faut sortir ces chaînes de leur rêve hallucinatoire, et avec elles les millions de Français qui baignent quotidiennement dans cette ambiance para-apocalyptique. Car elle fait -en tout honnêteté- le jeu de l'extrême droite.