Les jeux vidéos constituent aujourd'hui une part majeure de la culture personnelle et de la construction de l'identité. À de nouveaux récits intérieurs correspondent de nouvelles méthodes de guérillas. Aussi, sans minimiser les autres aspects du problème que cette organisation fait peser sur la société - tel l'engagement politique au service d'une cause - la difficulté de la lutte contre les extrémistes pourrait bien être de nature langagière.
Que valent les récits classiques traitant de la guérilla face à ce qui nous touche aujourd'hui ? Peut-être ne faut-il plus seulement chercher le langage dans des récits dont nous avons l'habitude mais dans les jeux vidéos contemporains, dont la temporalité et l'organisation sont fort différentes.
Ainsi, dans la façon de se nommer des djihadistes, de s'organiser, de tuer, il peut se trouver des similitudes avec des jeux vidéos populaires, qu'il s'agisse de jeux de massacre comme GTA ou d'heroic fantasy, comme World of Warcraft. Les tueries virtuelles de masse que le joueur peut s'offrir régulièrement dans GTA - par exemple - ressemblent aux tragédies de Nice et de Barcelone.
Dans la vidéo ci-dessus nous nous trouvons du point de vue du joueur. Que voyons-nous ? Que signifient pour le joueur les corps qu'il fait passer sous ses roues ? Les autres, tous les autres, ne sont non des ennemis mais des pourvoyeurs de score. Plus on aura fait de score élevé dans ce monde là, et plus on pourra s'envoler haut dans le tableau des médailles, ce paradis au delà du Game Over. Se pourrait-il que pour eux, nous ne soyons rien de plus qu'un terrain de jeu ?
La morale telle que nous la comprenons n'a plus lieu dans ces contrées virtuelles. L'immoralisme non plus. Et nous sommes au-delà également de l'amoralisme. C'est une autre façon de vivre son récit intérieur qui est ici à l'œuvre.
Se faire un avatar, le rendre réel... On peut ajouter que les noms de guerres qu'ils se donnent, dans le cadre de leur conversion et de leur engagement, peuvent faire penser à ceux que l'on peut lire dans les romans d'heroic-fantasy ou dans les pseudonymes des joueurs en ligne : faussement antiques et authentiques, pourvoyeurs d'aura. Comme dans un jeu vidéo en ligne, le nom pré-existe à la légende que l'on tentera de construire autour. Membres d'un gang bien réel, ils se divisent en factions aux noms glorieux, en concurrence dans l'horreur les unes avec les autres. Ils agissent comme s'ils se revendiquaient d'une culture profonde et ancienne à écrire soi-même ; comme si, rejetant toute culture commune, ils se vengeaient en produisant la leur, mais sans la distance de la création artistique. Leurs surgissements d'apparence désordonnée semblent les voir venir d'un monde parallèle. Dans ce monde qui est le leur, ils auraient retrouvé leur véritable origine qui ne pouvait être qu'héroïque et toute puissante, selon la théorie freudienne de la psychologie infantile.
Dominés par un tel récit, il leur est alors possible de vivre pour de bon dans un jeu vidéo ou dans un roman de Tolkien. Il leur est possible d'assouvir dans la vie cette passion de l'irréel. L'auto-héros ainsi fabriqué ou "auto-éros", peut exploser dans un dernier orgasme.
C'est une véritable culture, digne d'intérêt. Le mépris et le paternalisme qui l'entourent nous font passer à côté d'une compréhension plus efficace de leurs modes de pensée. La culture geek est autistique, mais elle a ses propres codes, hautement complexes, et met toutes les ressources de son intelligence au service de son but. Si les critères de lecture, historiques, sociologiques, politiques sont pertinents pour comprendre le phénomène du terrorisme islamiste, une analyse approfondie des ressorts à l'œuvre dans cette culture geek pourrait nous faire comprendre davantage la mentalité et la temporalité des djihadistes de l'EI, voire même de parler leur langage.