Sur la route de Chartres à Paris, notre Dacia Logan file à toute vitesse. C'est lundi, nous sommes en fin de matinée, il n'y a pas grand monde entre les flocons.
A l'approche de la capitale, la neige est de plus en plus épaisse. F fait des commentaires sur le temps qu'il fait, il voudrait me parler de son voyage dans le Sud pour affaires.
La conversation, qui avait bien commencé, commence à dévier vers les délicates questions d'opinions politiques.
Je suis assis à sa droite, à la place du mort. Le courant ne passe pas franchement, mais l'ambiance est cordiale. La radio débite des blagues et des chansons. Les comiques se succèdent, qui disent, notamment, que les fonctionnaires sont des fainéants. Le public adhère.
Je fais semblant de rire pour faire plaisir à F, et puis, parfois, un rire vrai perce ma gorge, quand le fantôme de Coluche éclate la couche de verglas crasseux de ces comiques du jour.
Nous poursuivons notre conversation, qui de "Rires et Chansons" nous a amené progressivement vers les problèmes de la France.
"Moi, dit F, en riant, il faudrait pas que je sois juge ! Franchement il faudrait pas !"
"Ah bon ? fais-je, et pourquoi ?"
"Je ferai régner la loi, dit-il, on est pas assez sévère avec les délinquants. "Tu as volé ?", imite-t-il, "alors je te coupe la main" il rit.
"Tu as encore volé ?" rit-il, "alors je te coupe la deuxième main."
Il rit.
"Je pense, fais-je, que la prison n'arrange rien. Tu en ressors plus délinquant encore, il vaudrait mieux faire de la prévention.".
La phrase tombe à plat. Je me trouve ridicule.
"Hmm", grommelle F.
Un panneau annonce une bifurcation vers le périphérique parisien.
"Tu n'y connais rien, fait F, il y a des vérités que tu ne veux pas voir. Dans le Sud de la France par exemple, tout est violent là-bas. Impossible d'y travailler : c'est pot-de-vins et compagnie. Tout est pourri, corrompu.
Il continue, sa voix augmente d'intensité.
"C'est triste à dire, hein, continue F, je ne suis pas raciste, mais à Marseille par exemple, il n'y a plus que des étrangers. Ils sont en train de s'accaparer le Sud."
"Il y a aussi des mafias blanches, dis-je. Nice, Cannes, c'est pas très maghrébin."
"Hmm", grommelle F.
La voiture a failli manquer l'entrée du périphérique, F donne un coup de volant rageur. Sa voix reste amicale, mais je suis obligé de défendre mes convictions maintenant.
"Ces maghrébins c'est tous les mêmes. L'autre jour, j'étais au supermarché, dit-il. Des maghrébins encore, et même pas jeunes, quarante-cinq, cinquante ans, je les ai vus, sont passés devant la file de clients à la caisse. Ils étaient grands, ils faisaient une tête de plus que nous et personne n'a réagi. Parce que les gens avaient peur. Mais moi j'ai réagi, je leur ai dit qu'ils n'avaient pas le droit de faire ça, et tu sais ce qu'ils m'ont répondu ?"
"Non", réponds-je, gêné.
"Ils ont dit que l'un d'entre eux allait repartir vers le Maghreb le lendemain matin et que c'est pour ça qu'ils se permettaient tous de passer devant ! Ils n'assument même pas !"
J'hésite, mais ma propre haine prend le dessus, peut-être pour emmener F vers une autre direction.
"C'est vrai, dis-je, ils n'assument pas, ils n'ont jamais aucun courage."
J'ai honte de mes paroles. La voiture va un peu plus vite que tout-à-l'heure.
"Mais bon il ne faut pas généraliser, me reprends-je, c'est toujours la même chose, il y a un ou deux meneurs. Il suffit de frapper ceux-là."
"Et surtout ce qu'il y a de vrai, fais-je pour me rétablir complètement à mes propres yeux, c'est que le peuple ressemble toujours à son Président. Celui que nous avons est ultra-violent. Et sa violence se propage dans la société."
F enrage et explose :
"Il ne faut pas dire du mal de lui ! Tout n'est pas négatif ! C'est trop facile. Moi je trouve qu'il fait des bonnes choses, mais voilà on ne fait que critiquer."
"De toutes façons, ajoute-t-il, la France est un pays d'assistés !"
Nous doublons un camion commercial.
"Moi je suis chef d'entreprise, tonne F, je travaille quatorze heures par jour, et je n'ai quasiment pas de marge bénéficiaire. Et bien moi je dis que j'en ai marre de travailler pour les gens qui ne foutent rien !"
"Il y a tant d'assistés que cela ?" demandé-je, ingénument, avec dans la voix le moins de colère possible.
Nous doublons un deuxième camion.
F lève les yeux au ciel et soupire.
"Il y en a énormément ! Moi je les vois tous les jours dans mon activité. Ils font des gosses pour toucher des allocs et ils ne branlent rien de la journée, et ils me demandent pourquoi je perds mon temps à travailler. Ils gagnent plus que moi ! Et bien moi j'en ai marre, voilà. Moi je pense que tout cet argent qu'on donne au social, et bien on ferait mieux de le donner aux entreprises comme ça les gens auraient du travail et ils arrêteraient de faire des conneries. Si les socialistes reviennent au pouvoir, on sait bien ce qu'ils vont faire. Ils vont augmenter les impôts et favoriser ces gens-là."
"Il faut choisir", dis-je, et je me trouve de plus en plus ridicule. "Sans le social tu vas laisser se développer la misère, et une vraie criminalité. On ne sort pas de la misère quand on y est né. Regarde aux Etats-Unis, il n'y a pas de social, le taux de criminalité est très élevé, un mort toutes les cent secondes à Washington."
L'exemple est stupide.
"Pourquoi avoir supprimé la police de proximité dans les banlieues ?" demandé-je, "pourquoi favoriser la haine et la misère ? C'est dégueulasse ! Il va y avoir de plus en plus de paumés, de plus en plus de criminalité !".
F est en colère. Nous entrons dans Paris. La circulation se fait plus dense, les voitures plus difficiles à doubler.
"Non, la vraie réponse, c'est de punir les gens quand ils fautent ! Et arrêter cet angélisme !"
"Il ne faut pas que les socialistes reviennent au pouvoir, ils vont faire n'importe quoi", continue-t-il, "la France ne se porte pas si mal rapport à la crise. On est pas mal placé par rapport aux autres. Et si les socialistes avaient été au pouvoir, et bien va savoir, ça ne se serait peut-être pas aussi bien passé."
Il y a beaucoup de voitures maintenant ; F s'engage sur les boulevards intérieurs et doit ralentir.
"Tout n'est pas négatif", fulmine-t-il.
Après un temps, il reprend.
"De toutes façons tu imagines ce que ça aurait été si Ségolène avait été présidente ? Le soir des résultats elle a dit elle-même qu'elle était soulagée de ne pas être élue, parce qu'elle n'avait pas de projet !"
"C'est vrai, dois-je acquiescer, il n'y avait personne en face."
On est à tout-touche avec les voitures devant nous. Un feu passe au rouge. F s'arrête.
"Les socialistes n'ont pas de programme. S'ils en avaient un encore, et que c'était clair, je dirais pourquoi pas ? Mais là ils ne font que critiquer, dire non non non, toujours !"
Le feu passe au vert. F suit les voitures et passe le carrefour.
Il crie maintenant, même si, curieusement, il garde dans ses phrases des notes légères de la conversation amicale du matin.
"Tu as vu l'émission d'avant-hier sur le conseiller de François Mitterrand qu'on a retrouvé mort à l'Elysée ? Comment il s'appelait déjà."
F cherche. Il trépigne sur son volant. La circulation devient de plus en plus dense, au loin on aperçoit Bercy. Il n'y a presque plus de neige, juste quelques plaques grises sur les monuments.
"François de Grossouvre", je souffle, "Conseiller spécial de l'Elysée, préposé aux chasses présidentielles."
"Voilà, fait F, et bien Mitterrand l'a assassiné ! Tu te rends compte de qui était ce président ? Je trouve qu'on est pas si mal lotis aujourd'hui."
"Mitterrand n'était pas socialiste", fais-je calmement, mais j'ai pourtant du mal à me retenir de lui sauter à la gorge. "Mitterrand était mitterrandien."
Un temps. Une voiture tourne à droite et se met devant nous sur notre file.
"Et puis, le président actuel, ce n'est pas un assassin ?", fais-je, reprenant mon ton ingénu.
F lève de nouveau les yeux au ciel.
"Mais non ce n'est pas un assassin ! Pourquoi toujours tout voir en négatif ?"
Je réponds que d'après moi tous les présidents, tous les monarques ont du sang sur les mains, que c'est dans la nature du pouvoir. Qu'il n'y en a pas un qui n'a pas signé de décret d'assassinat. Tous les anciens, Chirac y compris. Et forcément l'actuel.
"Mais non, ce n'est pas vrai ! Ils ne sont pas tous comme ça ! Tu veux que je te dise ? Moi quand j'étais plus jeune j'ai travaillé pour le Ministère de la Défense, c'était sous Pierre Joxe, j'avais en mains toutes les notes et les télexs confidentiels ! Ça ne se passe pas comme dans les films américains ! D'ailleurs j'ai encore des potes là-bas qui me disent que beaucoup de choses changent et que ça change dans le bon sens. C'est ça la vérité !"
Nous approchons de Bastille. F n'a plus de mots, puis il reprend la parole plus doucement ; peut-être cherche-t-il à redorer son image, à ne pas passer pour un salaud.
"De toutes façons, fait-il, moi je n'ai rien contre parler avec des gens qui ne sont pas d'accord avec moi. Je suis super open."
On est maintenant dans le ventre de la capitale, et la circulation est beaucoup moins dense. Tout est calme.
"C'est le métro", dis-je en pointant le doigt vers un pont métallique, "tu peux me déposer ici si tu veux."
F me regarde. Sa voix s'est radoucit.
"Où ça t'arrange. Plus loin si tu veux."
Un silence. La voiture continue sa progression sur la place.
"Bastille, si tu veux. Ça t'arrange ?"
"Ok pour moi."
La voiture se dirige vers la statue de la place. J'ai envie d'avoir le dernier mot. Mais mon ton est trop pédagogique, très de gauche, avec un mépris et une gêne que je ne parviens plus à masquer maintenant. Je lutte avec mes propres mouvements de haine, qui trouvent finalement leur exutoire dans un discours sans doute un peu trop convenu. En tous cas tout à fait inutile, et que je n'arrive pas à légitimer.
"Le président se sert de ta colère pour favoriser ses amis" dis-je à F. "Il ne fera jamais rien pour toi."
La voiture s'arrête au bord du trottoir, on voit les vélibs scintiller au soleil.
"C'est les très riches pour qui il travaille."
J'ouvre la portière de mon côté.
"En tous cas, il y a une chose qu'il sait faire, c'est nous monter les uns contre les autres. Ça il le fait très bien."
F sort de la voiture pour ouvrir le coffre. Je le rejoins à l'arrière et prend mon sac de voyage qu'il me tend.
"Bon et bien, fait-il, encore échauffé par la conversation, je te souhaite un bon courage pour tout."
"Moi de même".
Nous nous sourions.
"A une prochaine" fait-il, en s'engouffrant dans sa voiture.
Et il démarre, je lui tourne le dos, en enfilant mon manteau, mon chapeau et mon sac. La voiture s'éloigne, je me retrouve seul, un peu fatigué.
"Et les hôpitaux et les écoles démantelées ? Et le règne des banquiers et des assureurs, pour qui le président travaille, et qui ont mis le pays dans la merde ? Et le projet de destruction de la Sécu ? Tu seras pourtant bien content de trouver des hôpitaux et une Sécu efficace si tu tombes malade, connard."
J'aurais dû lui dire ça aussi. J'aurais dû.
En même temps je suis au chômage, et lui il travaille. Je n'ai pas d'arguments face à lui.
L'élection présidentielle approche, le vent se lève, je crains le pire.
Je me dirige vers le métro.
"Quatorze heures par jour, c'est beaucoup de travail", pensé-je, "mais il m'a dit aussi dit qu'il allait voir une amie cet après-midi."
Je m'engouffre dans la bouche de métro.
"S'il veut faire son quota d'heures aujourd'hui, il va falloir qu'il travaille toute la nuit."
Romain Blanchard