Présentées il y a quelques mois comme le symbole de la sortie de crise ivoirienne, les élections présidentielles de 2010 menacent désormais de virer au tragique. Un coup définitif à la notion de démocratie en Afrique ? Pas si l’on se rappelle que les élections ne sont pas forcément la seule source de légitimité démocratique. Favoriser des expériences de démocratie délibérative, fondées sur une éthique de la discussion, pourrait-il représenter un levier de démocratisation certes plus modeste, mais parfois aussi plus réaliste ?
Le 1er novembre dernier, le secrétaire général de l’ONU félicitait les acteurs de l’élection présidentielle ivoirienne, considérée comme « une étape importante dans les efforts destinés à assurer le retour d’une paix durable dans le pays. » Deux mois plus tard à peine, le scrutin semble au contraire constituer le facteur déclenchant des menaces de retour à la guerre civile dans le pays. Qui a gagné ? L’Afrique est-elle prête pour des élections libres voire plus généralement pour la démocratie ? Faute de connaissance, nous ne nous permettrons pas ici de soulever quelque opinion sur ces points, mais plutôt de partager quelques interrogations naïves que l’actualité soulève au regard de notre propre pratique participative.
Dans la tribune récemment publiée dans le Monde par l’écrivain Tierno Monénembo, extrayons cette citation saisissante parmi d’autres : « La quasi-totalité des chefs d'Etat africains sont au pouvoir à la suite d'un putsch sanglant ou d'une élection truquée. Une loi non écrite permet à chacun de tuer, de voler et de tricher pour arriver au pouvoir. La nouveauté, ce sont les "scrupules" avec lesquels les grands de ce monde regardent cela.» (lire la tribune). Un second aspect attirant notre attention concerne le coût de ce scrutin, de 200 à 300 millions d’euros financés par l’Etat ivoirien et pour partie par des partenaires extérieurs tels que l’Union européenne ou les Nations-Unies. Une telle somme, certes tout à fait justifiée dans l’absolu, paraît cependant avoir été dépensée pour un résultat que l’on sait aujourd’hui contraire aux espérances.
Faudrait-il ainsi remettre en cause l’aide au développement démocratique, au prétexte que l’absence de culture civique des dirigeants, la corruption généralisée et les restrictions à la liberté d’expression rendraient illusoire tout enracinement durable de la démocratie dans ces contrées où, pour reprendre le même article cité plus haut, « on préfère d'expérience les mauvaises élections aux guerres civiles bien réussies » ?
Or, de plus en plus, les pays du Nord promeuvent chez eux la participation publique, comme un moyen de renouer entre le citoyen et ses institutions une relation que les élections sont de moins en moins à même d’assurer seules. Dans les discours de nombreux élus, locaux notamment, les instances de participation apparaissent souvent comme un moyen de développer des discussions sereines dissociées d’un jeu politique et électoral où les débats constructifs n’auraient plus cours. Pourquoi donc ce même personnel politique oublie-t-il de tels atouts en vantant à l’étranger les élections comme l’alpha et l’oméga de la démocratie, à des moments-clés où la frontière entre le combat électoral et l’affrontement pur et simple est pourtant la plus ténue ?
Une éthique de la discussion comme autre source de légitimité démocratique
Si la notion de « démocratie participative » reste souvent floue, les théories politiques de la démocratie délibérative établissent un lien direct entre discussions de citoyens et légitimité. Très succinctement, une décision politique sera dans ce cadre considérée comme juste, si elle a fait l’objet d’une discussion où chaque partie a pu faire valoir ses opinions et les justifier par des raisons acceptables par ses interlocuteurs. Si cette conception ne s’oppose pas à une prise de décision à la majorité, elle suppose le préalable d’une discussion basée sur la recherche du consensus, ou en tout cas du compromis. C’est, en France, l’éthique qui préside à la procédure de débat public, même si dans son déroulement celle ci reste encore éloignée de l’idéal délibératif.
Sans opposer l’élection à la délibération, on peut néanmoins s’interroger sur la priorité de l’une par rapport à l’autre dans la démocratisation d’un pays autoritaire. En Chine ainsi, une expérience très poussée de sondage délibératif, portant sur les priorités d’investissement d’une collectivité a été conduite en 2008, portée avec l’appui de l’université de Stanford par certains responsables et chercheurs locaux. Ceux-ci considéraient que la démocratie délibérative pouvait représenter un moyen d’accomplir des progrès démocratiques, sans passer par une étape d’élections générales de toute façon inenvisageables. Cette vision prudente revient à la « traversée du gué pierre par pierre » (« l’expérience de Zeguo » est relatée ici). Intéressante en soi, l’expérience ne pouvait cependant avoir davantage de portée que ne lui permettait le niveau général des libertés publiques en Chine : une telle « bulle de démocratie », aussi perfectionnée qu’éphémère, a-t-elle pu contribuer à une démocratisation plus large à long terme ?
Créer de réels noyaux de démocratisation ou bien des bulles éphémères ?
Cette illustration chinoise montre la complexité mais aussi l’intérêt de la question : les sommes consacrées par l’aide internationale à l’établissement de grands processus démocratiques pourraient-elles ainsi se porter en priorité sur des processus de délibération publique de grande ampleur matérielle et symbolique par rapport à des élections aussi coûteuses, mais davantage porteuses de déstabilisation ? Certes, la sélection démocratique des dirigeants doit toujours être recherchée autant que possible, et peut parfois représenter un réel moment d’unité nationale. Mais à ce sujet, prendre l’exemple de Nelson Mandela en Afrique du Sud implique également de se souvenir des travaux de la commission Vérité et Réconciliation, dont les procédures comme les objectifs présentaient justement des similitudes avec l’éthique délibérative. L’enracinement des libertés publiques dans cet Etat fut sans doute un facteur dont les autres pays du continent ne bénéficiaient pas tous au même niveau.
A plus forte raison, dans des contextes divisés, où la conquête du pouvoir l’emporte sur la réconciliation, une élection organisée dans les règles du combat partisan classique peut constituer la plus menaçante des étincelles, aussi développés soient les mécanismes de contrôle institués. Lorsqu’une telle fragilité existe, une communauté internationale sincèrement engagée pourrait abandonner la vision monolithique d’une démocratie strictement électorale, pour consacrer autant d’énergie à la promotion du dialogue public. Sans attendre de miracles d’une telle stratégie, celle-ci pourraient présenter le mérite de promouvoir une culture de la démocratie non pas dans les dictatures établies, mais au contraire dans les cas de fortes divisions où les élections s’avèreraient trop risquées. Ces dispositifs délibératifs existent dans le monde, et ont en outre l’avantage d’être suffisamment jeunes pour ne pas être encore figés. Le rôle de la société civile et des associations n’y est certainement pas moindre que celui des institutions. Surtout, en matière de participation publique, le Nord garde autant de leçons à donner qu’à recevoir du Sud : faut-il y voir l’une des raisons pour laquelle il se garde bien de le promouvoir ?