A l'heure où de nombreux Français manifestent au sujet des retraites, la ville de Stuttgart connaît une contestation d'une ampleur inhabituelle au sujet du projet ferroviaire et urbain « Stuttgart 21 ». L'occasion de revenir sur la contestation liée aux projets d'aménagements, marquée par un accroissement de la capacité des citoyens à s'organiser collectivement et à faire valoir une réelle expertise, et qui a abouti en France à la reconnaissance légale d'un« droit au débat public » de la société civile. En matière d'aménagement, la décision peut de moins en moins se passer d'une réelle concertation préalable. Et dans le domaine social ?
Décider - éduquer - annoncer - défendre : les promoteursdu projet Stuttgart 21 sont violemment confrontés aux répercussions de ce que les anglo-saxons appellent « DEAD processes ». Associant la création d'une gare TGV souterraine, d'une liaison ferroviaire Stuttgart-Ulm et une opération d'aménagement urbain, ce projet fait l'objet de fortes contestations de la part de citoyens jusqu'ici peu réputés pour leur caractère revendicatif. Des milliers d'habitants sont descendus dans la rue pour des manifestations d'autant plus marquantes dans l'opinion publique qu'elles ont donné lieu à une intense répression policière le 30 septembre dernier. La destruction de vieux arbres du parc voisin compte parmi les principaux moteurs du conflit.S'accompagnant d'une montée en puissance des Verts dans ce Land traditionnellement conservateur, la contestation revêt également un enjeu politique fort, dans la perspective des élections régionales de mars 2011.

Le ministre-président du Bade-Wurtenberg, Stefan Mappus (CDU), le maire Wolfgang Schuster (CDU) , ainsi que l'Etat fédéral et la Deustche Bahn (l'équivalent allemand de la SNCF et RFF confondus), étaient-ils si convaincus des mérites du projet qu'ils en ont oublié toute forme de concertation avec les habitants (le site Internet du projet n'incluant qu'une rubrique participative de pure forme) ? Toujours est-il que l'on retrouve ici le schéma classique voyant l'absence de concertation préalable s'avérer contre-productive pour les porteurs du projet : l'intensité des manifestations a des répercussions sur la conduite du chantier, ce qui se traduira en termes de coûts et de délais supplémentaires. Cela ne dispensera pas d'ailleurs le maître d'ouvrage d'accepter un dialogue, comme l'illustre le récent recours à un médiateur pour tenter d'apaiser la situation.
La montée en capacité des citoyens, socle d'une nouvelle relation avec le pouvoir
De manière très classique, les promoteurs du projet réfutent la légitimité de la contestation en opposant leur propre légitimité représentative : ils ont été élus par le peuple, ou nommés par des représentants élus. Ainsi l'ancien président de la Deutsche Bahn rappelle-t-il « qu'en démocratie il n'est pas question que n'importe quel tas de contestataires se fasse passer pour le peuple », tandis qu'Angela Merkel considère que le peuple aura l'occasion de se prononcer sur le projet lors des élections de mars 2011.
Pourtant, comme le note la Süddeutsche Zeitung, les citoyens ont su aller au-delà de la simple revendication « not in my backyard » pour acquérir à la fois une capacité d'organisation collective et une expertise technique qui les rendent incontournables dans le débat public. On retrouve une situation similaire à la contestation qui a émergé en France il y a une vingtaine d'années à l'occasion du projet de TGV Méditerranée : Jean-Michel Fourniau voit dans le conflit provençal un tournant dans le « droit au débat public » revendiqué par les associations et finalement consacré quelques années plus tard par la création de la Commission nationale du débat public. Le sociologue rappelait ainsi en 2007 que les associations « ont choisi de faire valoir leur capacité à représenter des problèmes négligés par le maître d'ouvrage en organisant des forums où elles invitaient les différents protagonistes à discuter à égalité leurs propositions et celles du maître d'ouvrage. Elles ont exigé la transparence de la décision, et en ont imposé l'exercice pratique » [1].
Le conflit sur Stuttgart 21 sera-t-il également pour l'Allemagne un tournant vers l'émergence d'un débat public institutionnalisé incluant la société civile ? On se gardera ici, par méconnaissance du contexte local, d'engager de quelconques pronostics, même si l'on aimerait partager l'optimisme de la Süddeutsche Zeitung titrant son article « des citoyens comme il faut réinventent la démocratie »
Les événements de Stuttgart nous rappellent en revanche tout l'intérêt de la procédure française de débat public, à l'heure où celle-ci est parfois critiquée (manque de représentativité sociologique des participants, doutes sur la capacité du débat à influencer les décisions, sans compter les interrogations spécifiques aux débats actuels sur le Grand Paris et ArcExpress, déjà évoqués sur ce blog [2]). Un débat public peut certes représenter une contrainte immédiate pour les maîtres d'ouvrage : une commission indépendante veille à ce que les questions gênantes ne soient pas éludées, les réunions et moyens de communication représentent une charge financière non négligeable, sans compter la crainte de voir son projet fortement remis en question. Ces contraintes devraient être vues plutôt comme un investissement nécessaire pour favoriser la bonne marche ultérieure du projet. Dans le cas de Stuttgart 21, une concertation très en amont aurait ainsi contribué à éviter ou au moins à atténuer plusieurs problèmes :
- il est plus facile, moins coûteux et souvent plus porteur politiquement d'intégrer des concessions négociées dès le lancement du projet plutôt que sous la contrainte, au moment où le chantier est déjà lancé ;
- il est plus facile d'obtenir un positionnement public de chaque acteur, y compris politique et institutionnel, dans une phase de débat plutôt qu'à un moment où l'opinion publique entière semble mobilisée contre le projet ;
- les citoyens et associations ayant démontré leur capacité à être des interlocuteurs de bon niveau, il est aussi juste que profitable de les associer à une discussion sereine (même s'ils restent opposants) qu'à les voir constituer un front uni et radical.
De tels arguments équivaudraient-ils à un appel à la manipulation des débats publics dans un but purement utilitariste ? Aucunement, ils semblent au contraire devoir militer pour un caractère le plus juste et transparent possible de telles procédures, partant du postulat selon lequel seules la qualité et l'équité d'un débat peuvent susciter l'adhésion des participants. Un risque majeur existe cependant, qui verrait la « concertation raisonnée » devenir le standard des relations entre citoyens et institution, et diminuer la légitimité des formes contestataires d'expression, pourtant essentielles en démocratie. Un autre risque, qui se concrétise d'ailleurs souvent, réside dans une certaine confiscation du débat par la fraction « éclairée » de la société civile, au détriment des populations moins informées et moins promptes à se mobiliser. Ainsi, si le projet Stuttgart 21 rappelle ainsi les progrès accomplis en France en matière de concertation sur les grands projets, il ne nous rappelle pas moins certaines réflexions indispensables.
Et dans le domaine social ?
A l'échelon local tout d'abord, des « mini-Stuttgart 21 » sont toujours susceptibles de se produire et de remettre en cause des projets de collectivités territoriales. Si l'ampleur des enjeux diffère, les mécanismes de la contestation institutions/citoyens peuvent être très semblables : d'abord un rejet épidermique du projet d'autant plus violent que les citoyens se sentent mis devant le fait accompli, puis une organisation et une montée en capacité de la société civile sur des questions techniques, réglementaires et financières, et enfin la remise en question par la société civile elle-même des modes de relations avec ses représentants.
Sur les grands projets d'aménagement, on se bornera à rappelerici deux points de vigilance importants dans les débats publics : lerisque de négation des formes non-institutionnelles de participation d'unepart, le risque d'exclusion de certains groupes sociaux d'autre part (cedernier thème est d'ailleurs l'un des champs d'études de l'associationinternationale pour la participation publique en France).
Enfin, comment ne pas voir des passerelles entre ces grandes contestations sur les projets d'aménagement et les manifestations en cours en France contre la réforme des retraites. De la même manière que les manifestants allemands bloquent les chantiers, obligeant les maîtres d'ouvrage à risquer des retards et surcoûts considérables, l'absence d'écoute des pouvoirs publics (en tout cas ressentie par certains citoyens et organisations) ne laisse-t-elle pas à penser que le blocage d'un pays est la seule manière de conquérir le « droit au débat public » ? Ou au contraire, doit-on penser qu'à la différence des organisations environnementales les syndicats et partis politiques n'ont pas acquis une expertise suffisante de la question pour pouvoir soumettre au débat public des alternatives viables ? Quelle est d'ailleurs la position de ces corps intermédiaires sur la question : doivent-ils être les interlocuteurs privilégiés du pouvoir dans une relation fermée ou des moteurs d'opinion dans des concertations ouvertes ?
Toujours est-il que le domaine environnemental est parvenu à consacrer juridiquement un droit à la concertation préalable, par la convention d'Aarhus au niveau international, par la charte de l'environnement au niveau constitutionnel et enfin par la loi sur la démocratie de proximité, entre autres. En plus des résultats visés sur le fond, la contestation des citoyens aaussi pour défi de conquérir un tel droit dans le domaine social, pour peu qu'elle parvienne à démontrer aux pouvoirs publics que décision sans concertation est toujours une option perdante.
[1]Jean-Michel Fourniau, « L'institutionnalisation du débat public », Ceras - revue Projet n°297, Mars 2007. URL : http://www.ceras-projet.com/index.php?id=633. L'expression "droit au débat public" lui est empruntée.
[2]articles écrits préalablement à une mission qui me demande désormais plus de réserve sur ce sujet, voir en 1er commentaire.