Le ministre délégué aux transports vient d’installer la Commission « Mobilité 21 », chargée de hiérarchiser les projets du Schéma national des infrastructures de transport (SNIT). La plupart d’entre eux ont fait l’objet de débats publics ayant suscité une forte mobilisation. Aussi, ne pas associer la société civile à la réflexion qui s’ouvre serait une grave erreur.
Défini et mis en œuvre dans la continuité du Grenelle de l’environnement, le schéma national des infrastructures de transports (SNIT) s’incarne notamment dans plusieurs projets représentant au total (modernisation de l’existant + nouvelles infrastructures) un investissement de 245 milliards d’euros sur 25 ans.
Une telle somme étant insoutenable pour les finances publiques, reste à savoir quels projets financer en priorité et quels autres programmer à une échéance plus lointaine (le terme « abandon » étant tabou en de pareilles circonstances, bien entendu…) : c’est le travail qui vient d’être confié à la Commission Mobilité 21.
Or, plusieurs des projets les plus importants inscrits au SNIT ont déjà dû, de par l’importance de leurs enjeux, faire l’objet de débats organisés par la Commission nationale du débat public. Si l’on prend l’exemple du domaine ferroviaire, 10 débats publics ont ainsi été organisés depuis celui sur la LGV PACA en 2004, dont la moitié ont eu lieu au cours des trois dernières années (Roissy-Picardie, prolongement du RER E, interconnexion sud des LGV en Ile-de-France, Paris-Normandie, Paris-Orléans-Clermont-Lyon). En Ile-de-France, si l’on ajoute les projets de métro Grand Paris et Arc Express, un citoyen pouvait ainsi fréquenter au moins une réunion publique par semaine quasiment sans discontinuer entre fin 2009 et début 2012 (ce n’est pas qu’une vue de l’esprit : certains « ferrovipathes » se sont réellement montrés très assidus).
La simultanéité des débats sur les grands projets de transport (ferroviaires mais aussi autoroutiers, fluviaux ou portuaires) n’a pas échappé aux participants, déjà prompts à mettre en question le réalisme financier des projets considérés individuellement. Pour les opposants aux projets, cette incertitude démontrait l’inanité des projets mis en débat. Pour les partisans des projets au contraire, l’incertitude justifiait d’autant plus l'intense mobilisation de la population dans le débat, afin que les « décideurs » constatent combien étaient fortes les attentes des territoires. Dans cette logique, on peut d’ailleurs se demander si cette simultanéité des débats n’a pas résulté d’une « course à la saisine » de la CNDP sous la pression des grands élus concernés par l’un ou l’autre projet, chacun devant montrer que « son » projet avançait plus vite que ceux d’autres territoires ?
En jeu, la crédibilité des dispositifs de participation publique
Dans tous les cas, l’inévitable arbitrage entre les différents projets du SNIT est sans doute très attendu sur le terrain. Mais faut-il se résigner, une fois les débats publics passés, à se contenter d’attendre la « fumée blanche » qui émanera des locaux de la Commission Mobilité 21 ? Cela constituerait un contresens dans l’histoire de la participation du public à l’élaboration des grands projets, pour plusieurs raisons :
1°) La pertinence des concertations post-débat. Dans la mesure où peu de projets ont déjà fait l’objet d’un abandon formel, la plupart d’entre eux sont entrés dans une phase d’études post-débat public. Or, pendant cette phase, le projet continue à faire l’objet d’une concertation avec le public et les parties prenantes. Comment les acteurs de la concertation sur un projet pourraient-ils continuer à s’y investir, s’ils sont exclus de la discussion fondamentale : celle d’où émergera de facto la décision de réaliser ou non le projet dans un futur proche ?
2°) L'influence des jeux d'acteurs face à la recherche de légitimité. Inévitables dans l’élaboration des grands projets, les considérations politiciennes se sont encore renforcées ces dernières années avec l’implication publiquement assumée du précédent Président de la République (voir le Grand Paris). La Commission Mobilité 21 est désormais chargée de définir des priorités claires parmi des projets à l’histoire longue et parfois tortueuse : y parviendra-t-elle et ses propositions pourront-t-elles être reconnues comme légitimes, si elles donnent l’impression de résulter d’un arrangement politique plus que de critères objectifs et partagés ? La publicité de ses travaux au travers de leur mise en discussion publique pourrait lui donner ce gain de légitimité, et diminuer les risques de remise en cause au gré des renversements d'alliances.
3°) Un débat de société sur la mobilité reste à tenir. La politique générale des transports a souvent été questionnée dans les débats publics portant sur des projets particuliers : cette question ne pouvait donc être qu’effleurée, bien que plusieurs participants en eussent fait un fondement de leur réflexion. A de rares exceptions près (le débat sur les transports dans la vallée du Rhône en 2005), le public n’a jamais été questionné sur les orientations générales en matière de transports. Pourtant, des visions différentes existent, qui proposent un réel choix de société. Les citoyens doivent-ils être définitivement privés d’un tel débat, alors que la discussion sur les politiques générales est une demande récurrente dans chaque débat, pas seulement sur les transports ?
4°) Montrer que les débats publics ont bien eu une utilité. Quelle crédibilité resterait-il à la Commission nationale du débat public si, malgré l’énergie, le temps et les moyens dépensés pour organiser tant de débats, le public se trouverait exclu de la discussion la plus décisive ?
5°) Des associations aptes à discuter, mais aussi à contester. La communication gouvernementale use abondamment du terme « concertation ». Or, dans le domaine de l’environnement et de l’aménagement plus que dans d’autres secteurs, la société civile a appris à se montrer exigeante en la matière. De nombreuses associations sont mobilisées de longue date pour ou contre un projet, et sont peu à peu entrées dans des processus de discussion plus ou moins apaisés avec le maître d’ouvrage. Une rupture dans cette logique de concertation, patiemment établie, serait sans nul doute porteuse de conflits.
Transparence et ouverture, à la base de décisions durables
On imagine bien que sur un tel sujet, la Commission Mobilité 21 ne se contentera pas d’un travail en chambre. Des élus locaux, des représentants économiques ou associatifs seront sans nul doute auditionnés. Néanmoins, cette réflexion sur le SNIT aurait tout à gagner d’une part à être menée dans une transparence exemplaire, d’autre part à capitaliser sur l’importante mobilisation qu’ont soulevée les différents débats. Nombreux sont les acteurs, y compris de simples citoyens, qui dans plusieurs territoires attendent de s’exprimer sur les enjeux des transports. La CNDP mériterait d’être associée à la réflexion, ne serait-ce qu’au titre de l’appui méthodologique, forte de son expérience des multiples débats. Des panels de citoyens (sondage délibératif par exemple) pourraient être mis en place pour inclure les citoyens à la réflexion, au côté des acteurs plus organisés.
Le processus qui s’ouvre désormais peut être déterminé par deux tendances concurrentes, dont une seule semble vertueuse. D’une part, le classement des projets ne manquera pas d’être orienté par l’influence qu’auront pu obtenir les différents élus locaux et régionaux auprès des décideurs, en fonction d’alliances ayant peu à voir avec la pertinence des projets. D’autre part, l'intérêt général commandera la proposition de critères solides voire leur mise en débat avant d’être choisis puis appliqués à chaque projet.
Plus les travaux de la Commission seront ouverts et transparents, plus les décisions qui s’ensuivront paraîtront rationnelles et légitimes, donc plus elles s'avèreront solides et durables. Alors que la méthodologie de la Commission Mobilité 21 n’a pas encore été publiée, il revient à chaque acteur de la participation de se montrer vigilant et exigeant.