L'annonce du président sortant a fait du bruit : la participation des citoyens devrait être utilisée pour contourner des corps intermédiaires qui ne défendraient que des intérêts particuliers. Si une telle vision a largement été critiquée, en premier lieu bien sûr par les opposants de M. Sarkozy, elle constitue souvent l'une des motivations de la participation à l'échelon local, bien qu'elle soit exprimée de manière moins tranchée. D'un point de vue théorique comme méthodologique, l'opposition entre participation des citoyens et corps intermédiaires semble pourtant vaine.
Au cours de la campagne présidentielle, plusieurs candidats ont appelé à une participation directe des citoyens. Le président sortant a ainsi très explicitement affiché sa volonté de contourner les corps intermédiaires, au premiers rang desquels les syndicats, dont le poids ferait selon lui obstacle à l'expression des vraies préoccupations des Français. Avant cette sortie très commentée, M. Sarkozy avait déjà exprimé son intention de recourir au référendum sur des questions sociales, alors qu'une telle procédure est plus usuellement employée sur des sujets institutionnels. Parfois, le référendum d'initiative populaire, un vieux serpent de mer, est cité.
Dans le domaine de la participation publique, cette campagne a fait des victimes médiatiques : le débat public, qui est la forme institutionnelle de participation la plus avancée en France, n'a pas été évoqué, tandis que la notion de "démocratie participative" a sombré dans l'oubli, victime d'avoir été médiatiquement incarnée par une seule personne. Concernant Mme Royal d'ailleurs, sa conception du pouvoir n'est pas elle-même dénuée d'ambiguïtés. La série réalisée par Médiapart en mars 2010 montrait ainsi la coexistence, dans la région Poitou-Charentes qu'elle dirige, d'un pouvoir de décision très resserré autour de la présidente conjugué à une mise en oeuvre de la démocratie participative plus poussée que dans aucune autre région. Entre l'exécutif régional et le peuple, plusieurs acteurs (élus, associations) ont ainsi pu ressentir des difficultés à trouver leur place dans la gouvernance régionale.
A l'échelon local, nous avons pu côtoyer dans quelques mairies des modes de gouvernance comportant des aspects similaires, où la participation des citoyens est employée dans un but, parfois avoué et parfois implicite, de contourner des catégories d'acteurs perçues comme des sources de blocage, parfois nuisibles à l'intérêt général. En matière d'aménagement, les associations de défense de l'environnement et du cadre de vie sont dans un tel schéma souvent décrites comme porteuses d'intérêts particuliers dont les dirigeants "ne représenteraient qu'eux-mêmes". Ailleurs, ce sont les fonctionnaires territoriaux qui ont vocation à être "bousculés" par l'intervention du citoyen. A l'extrême, l'appel direct au peuple peut également fournir au dirigeant local un moyen de contourner une majorité indocile (ou au contraire, à des élus de trouver une caisse de résonance compensant leur faible influence auprès de l'exécutif local).
Des garanties démocratiques à préserver
Quelque arrière-pensée que la participation civique1 recouvre, une question fondamentale n'en demeure pas moins, bien légitime : comment s'assurer que chaque citoyen dispose d'un accès équitable à la parole publique, sans voir sa voix "confisquée" par les groupes les plus influents dans la sphère publique ? A notre sens, la réponse ne consiste pas en l'exclusion des acteurs organisés au profit des citoyens.
Historiquement d'abord, l'Europe a suffisamment vécu de retours de balanciers populistes remettant en cause les acquis démocratiques pour que l'on n'envisage pas avec une certaine méfiance tout discours en ce sens. A l'échelon national comme à l'échelon local, il est important de répéter que l'existence d'une sphère publique riche et diversifiée est l'une des meilleures garanties démocratiques. Concernant l'accès à la parole publique, nul ne doit en être exclu sous prétexte qu'il ne représenterait pas les "vrais citoyens". De même, des droits tels que la grève et la manifestation sont des éléments fondamentaux de nos démocraties : si le pouvoir peut juger que les organisations syndicales en abusent, les déclarations de guerre d'un président sont-elles le moyen le plus approprié pour ébaucher un dialogue social de qualité ? De même, un maire qui penserait réduire au silence des associations d'opposants par le biais de la participation des citoyens poursuivrait un mirage.
Faire participer sans exclure
Reste que l'exclusion du "simple citoyen" des instances de représentation et de co-décision est un réel problème, qui se pose à divers échelons de décision.
D'un point de vue personnel, le référendum semble rarement constituer une méthode appropriée pour rapprocher le citoyen de la décision publique. Au niveau local surtout, alors qu'en matière de participation les élus n'ont de cesse de rappeler que la décision politique relève de leur responsabilité exclusive, soumettre les décisions difficiles au vote des citoyens est-il un acte de courage ou au contraire le moyen de se défausser ? En outre, il oblige à ne répondre que par oui ou non à des sujets complexes dont les différents aspects mériteraient d'être discutés et pondérés. Pour les mêmes raisons, le référendum d'initiative populaire ne saurait constituer l'alpha et l'oméga de la participation civique. Néanmoins, il peut avoir une utilité particulière, s'il permet aux citoyens de décider des sujets à inscrire à l'agenda public, en obligeant les responsables à y apporter une réponse.
Il paraît plus intéressant de mettre en oeuvre des dispositifs de participation pas forcément décisionnels, mais qui garantissent aux citoyens d'être à la fois pleinement informés et écoutés, au sens où le pouvoir doit rendre compte de manière argumentée dont la façon dont il tient compte, ou pas, des différents avis exprimés. Soit dit en passant, dans un monde parfait la presse jouerait un rôle en ce sens, mais la qualité médiatique de la campagne en cours nous laisse peu d'espoirs à court terme dans ce domaine. L'information et la participation des citoyens à l'élaboration des politiques publiques exigent en effet de prendre le temps de la réflexion et de l'écoute, un temps peu compatible avec l'exigence d'instantanéité et de spectaculaire qui régit les médias.
C'est dans ce contexte que l'inclusion des corps intermédiaires paraît nécessaire. Traditionnellement, ils permettent au pouvoir d'avoir des interlocuteurs combinant à la fois l'expression de l'avis de la population et la capacité - ne serait-ce que matérielle - à produire une réflexion poussée. Dans le cadre d'un dispositif participatif, si les corps intermédiaires perdent leur rôle de représentant des citoyens, puisque ceux-ci s'expriment directement, ils n'en gardent pas moins toute légitimité à participer. D'une part, il serait paradoxal d'exclure d'une discussion publique des acteurs qui passent l'essentiel de leur activité à réfléchir aux sujets traités, et d'autre part l'expression de tels acteurs apporte au citoyen des données non-officielles lui permettant de former son opinion à partir d'une information pluraliste. Enfin, inclure associations, syndicats ou partis à une discussion publique place ceux-ci dans l'obligation d'écouter directement les préoccupations des "simples citoyens".
Ces exigences se rencontrent aussi bien dans les débats participatifs "larges" (ou chacun assiste sans formalité) que dans les dispositifs basés sur les panels de citoyens, mis en oeuvre lorsque la complexité ou l'étendue des problématiques traitées empêche un débat approfondi dans la population générale. Dans tous les cas, l'organisation de ces dispositifs doit soigneusement veiller à inclure l'ensemble des citoyens, faute de quoi les biais sociologiques seront tels que seuls participeront les catégories de population déjà accoutumées à la chose politique.
Pour résumer, opposer la participation des citoyens et les corps intermédiaires relève d'une logique de l'affrontement entre diverses catégories de population qui va à l'encontre des valeurs de la participation publique, notamment l'inclusion de tous, l'écoute et le respect mutuels et l'accès à une information équilibrée. Un président de la République, un président de conseil régional ou un maire peuvent craindre, parfois légitimement, que des corps intermédiaires "notabilisés" ne les coupent du reste de la population. Dans ce cas cependant, disqualifier les premiers au profit de la seconde constitue une stratégie risquée pour la cohésion sociale à long terme. Plutôt que de recourir à des procédures brutales de types référendaire, mieux vaut mettre l'accent sur un dialogue incluant toutes les catégories de la population, amenant chacun à l'écoute réciproque et au terme duquel l'élu pourra prendre sa décision de manière éclairée. Une occasion à saisir pour les corps intermédiaires eux-mêmes, puisque ce compromis les préserverait de procès en non-représentativité pas toujours légitimes.
1. Ce blog adhère au MLEMCA : mouvement de lutte contre l'emploi du mot "citoyen" comme adjectif.