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Billet de blog 8 juin 2023

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Idées du crépuscule : Dupont Moretti et le musellement de la parole publique

En remettant en cause la liberté de parole des magistrats au nom du providentiel droit de réserve, Eric Dupont-Moretti ouvre subrepticement un nouveau de champ de bataille dans la stratégie présidentielle de musellement des experts et de discréditation des intellectuels afin de se prémunir des vérités qui gênent.

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L'initiative n'a eu que peu d'échos dans la presse et sur les réseaux sociaux et semble avoir été rapidement écartée comme une discussion d'ordre technique interne à la justice et à l'administration publique (de celles qui passionnent rarement les foules, et dont on se détourne instinctivement). Elle illustre néanmoins une tendance de fonds de la stratégie présidentielle; celle d'une propension croissante à museler ou décrédibiliser la parole d'experts dès lors que cette parole paraît faire obstacle à la bonne marche de l'agenda néolibéral et patrimonial du macronisme.

Le 2 mai dernier, comme le révèle Le Monde, Eric Dupont-Moretti saisissait le Conseil Supérieur de la Magistrature pour déterminer si les prises de position des magistrats sur les réseaux sociaux, en audience, et via les syndicats était compatible avec leur devoir de réserve et de neutralité. La saisine du ministre de la Justice fait suite à de nombreuses tribunes et prises de position publiques de magistrats et de juristes interrogeant plusieurs volets de l'action gouvernementale au cours des derniers mois: dévoiement de mesures policières utilisées contre les manifestants (recours à outrance à la garde à vue comme instrument de privation de liberté et non comme mesure de préservation de l'enquête; fichage abusif des manifestants; instrumentalisation de la législation anti-terroriste pour interdire des "casserolades"; etc...); détournement de l'esprit de la Constitution pour forcer le passage de la réforme des retraites (abus des outils du parlementarisme rationalisé; cavaliers législatifs; obstruction du débat à l'Assemblée...); dérives policières et incohérences administratives de l'opération Wuambushu à Mayotte (non-respect des règles du contentieux et du recours pour les personnes déboutées de l'asile ou soumises à une mesure d'expulsion; voies de fait concernant les décasages; etc...). Si ces prises de position peuvent sembler partisanes pour certains, elles n'en sont pas moins des exercices d'interprétation argumentée du droit et ne sauraient être considérées comme des saillies politiques biaisées et personnelles. Par ces prises de position, magistrats et juristes exercent leur fonction de gardien de l'Etat de droit, que leurs conclusions soient validées ou non par des procédures judiciaires. A aucun moment  les auteurs de ces textes ne sortent de leur pratique experte pour s'arroger un droit de commentaire illimité au nom de leur autorité jurisprudentielle. Invoquer le (bien commode) devoir de réserve des fonctionnaires de l'Etat pour proscrire ces prises de position ne serait donc pas un simple rappel à l'ordre disciplinaire, mais une restriction assumée du rôle protecteur de la Magistrature. Bien qu'ils ne soient pas investis par l'élection populaire, qui mieux que nos magistrats et juristes pour rappeler l'esprit de notre Constitution et de nos lois? Qui d'autre dispose de l'expertise fastidieuse indispensable pour nous mettre en garde contre l'abus et le dévoiement du droit?

Par cette saisine, le gouvernement signale sa volonté de reléguer la Magistrature, comme les Armées, sur le banc des "Grandes Muettes" de l'Etat: des institutions qui seules sont aptes à rappeler la réalité des choses (pour l'une le droit et ses sources, pour les autres le terrain et les contraintes de la guerre) et ont pour cette raison précise été bâillonnées par une autorité politique soucieuse d'éviter les vérités qui gênent. Ce ne sont pas des opinions politisées et irresponsables mettant en péril la respectabilité et la neutralité des institutions qui sont visées, mais les interrogations légitimes d'experts qui jouent justement leur rôle de défenseurs de cette respectabilité et de serviteurs de l'intérêt général. Pour les affaires militaires, rappelons aussi l'article du colonel François-Régis Legrier dans la Revue de la Défense Nationale en février 2019, dans lequel il démontrait comment le plan opérationnel utilisé lors de la bataille d'Hajin contre Daesh (reprise du dernier réduit territorial de l'organisation jihadiste en Syrie, à laquelle le colonel Legrier a activement participé en tant que commandant d'un bataillon d'artillerie française) reposait sur un recours massif et peu discriminant à l'artillerie, dont les dommages sur les populations et infrastructures civiles avaient "donné à la population une détestable image de ce que peut être une libération à l’occidentale laissant derrière nous les germes d’une résurgence prochaine d’un nouvel adversaire". Animé par un soucis sincère de réflexion stratégique visant à améliorer notre action extérieure et prévenir la menace terroriste future, l'article n'en a pas moins été promptement censuré et son auteur sévèrement recadré. Souligner publiquement les fausses routes de la conduite militaire américaine au Moyen-Orient (un sujet qui devrait pourtant faire consensus après 20 ans d'échecs monumentaux), rappelant au passage notre participation docile dans l'affaire, n'est pas du goût des autorités, ni d'une hiérarchie servile soucieuse de ménager le confort du politique.

Longtemps accusée d'assumer un "gouvernement des experts", la macronie n'en saurait être plus éloignée. La subordination du Haut-Conseil pour le Climat, le projet avorté de démantèlement de l'Institut de Radioprotection et de Sûreté Nucléaire, ou la dissolution du corps diplomatique français, sont autant d'exemples d'une stratégie de remise au ban de l'expertise publique dont le rôle d'information, d'éclairage et de mise en garde est consubstantiel à la réussite de nos politiques publiques. L'expertise se construit et s'entretient sur des milliers d'heures de recherche et de pratique visant à maîtriser toutes les subtilités d'une thématique afin d'en tirer un enseignement et des prédictions les plus justes possibles. Son emploi public permet d'informer les décisions des autorités, dans un sens qui soit le plus profitable à l'intérêt général. Elle ne doit pas être confondue avec la technocratie, perversion de la gouvernance dans laquelle des experts techniques prennent eux mêmes les décisions politiques sans considération pour la réalité humaine sous-tendant leurs analyses. Au rang de technocratie, mentionnons plutôt le recours systématique aux cabinets de conseil sur une pléthore de thématiques pour lesquelles l'Etat dispose pourtant d'ores et déjà de ressources vives et précieuses parmi ses fonctionnaires experts (santé publique, infrastructure énergétique, transition numérique, appréciation des menaces internationales, etc...), démontrant là encore de manière mesquine et éhontée sa défiance et son dédain de leur savoir et de leur service. Interdire toute expression publique de cette expertise d'Etat, la cantonner aux canaux interne sous l'oeil vigilant des voies hiérarchiques, la réprimer dès lors qu'elle paraît insolente, revient à priver le peuple d'un outil majeur de compréhension des réalités du monde, des enjeux et des contraintes de l'action politique, et priver cette action politique de l'un de ses guides les plus fondamentaux. La répression de cette expertise ne peut augurer que de la prévarication et de l'inconséquence d'une gouvernance doctrinaire jouant aux apprentis-sorciers. Car c'est là justement le rôle de l'expertise publique: empêcher l'autorité politique de faire n'importe quoi au nom d'un programme partisan. L'Elysée et le Quai d'Orsay auraient ainsi eu bon compte de prendre en compte l'analyse de Laurent Bigot, ancien sous-directeur du Ministère des Affaires étrangères pour l'Afrique de l'Ouest, qui avertissait en juillet 2012 sur la fragilité du régime de Blaise Comparoé au Burkina Faso (deux ans avant sa chute), et en avait été limogé sans cérémonie (complaisance stratégique avec les autocrates sahéliens oblige). On comprend dès lors aisément pourquoi la majorité présidentielle souhaite se débarrasser d'une telle épine qui ne cesse de souligner les incohérences de son agenda et l'insincérité de sa parole.

Comment néanmoins se prémunir du désagrément des experts lorsque le gouvernement ne peut les contrôler par le devoir de réserve ou la contrainte hiérarchique? Les articles fusent depuis plusieurs semaines sur les relations entre les intellectuels français et une présidence de la République mise à mal par leur critiques riches et diverses de la crise démocratique révélée par la séquence des retraites. Surfant en  2017 sur son image de jeune premier à la porte duquel se pressent érudits et savants de tous bords, Emmanuel Macron semble avoir banni de son conseil et de son champ d'attention les politiciens, sociologues et économistes qui avaient alimenté le foisonnement d'idée de sa première campagne. Vantant autrefois les louanges de l'élève génial de Paul Ricoeur (une proximité largement exagérée avec le philosophe dont il ne fut l'assistant éditorial que moins d'un an, et dont il a largement parjuré l'humanisme et l'éthique), nombre de ces intellectuels ont constaté avec circonspection l'effilement de leurs contacts avec l'élu jupitérien, avant de déclarer ouvertement leur rupture avec ce dernier devant sa pratique atterrante du pouvoir. La réaction du Président de la République s'ancre alors dans la parcimonie entrecoupée de procès d'intentions politiques. En refusant calmement de la commenter, il déconsidère la parole des intéressés et se place au dessus de la mêlée en attendant que la poussière retombe et que le débat s'épuise. Lorsqu'il ne peut éluder la question, il discrédite les intellectuels dissidents en les affublant d'un biais partisan, avec toujours ce flegme apparent du sage dans son bon droit. Ainsi de Pierre Rosanvallon, précautionneusement qualifié de "militant" en puissance le 19 avril dernier. Toute parole d'expert que le pouvoir ne peut contrôler, il la laisse tranquillement s'épuiser dans une arène publique plus clivée qu'elle ne l'avait jamais été depuis mai 1968. Celle qu'il ne peut feindre d'ignorer, il la relègue aux calendes d'une impertinente frivolité indigne d'une stature académique. Celle enfin qu'il peut dompter, il l'attendrit, la divertit et, in fine l’anesthésie, dans des commissions d'experts, des consultations nationales et des conseils de refondations dont les conclusions resteront immanquablement lettre morte et oubliées dès lors qu'elles contrarient sa doctrine économique et politique. Ainsi des consultations citoyennes du Conseil Economique Social et Environnemental sur le climat ou la fin de vie dont on peine à voir la moindre traduction règlementaire ou législative, des Conseils Nationaux de Refondation sur l'Ecole ou le Logement dont les conclusions ne paraissent plus avoir le moindre intérêt pour leur commanditaire, ou de la mission d'évaluation de Jean Pisani-Ferry sur l'impact macroéconomique de la transition écologique dont les deux principales recommandations ont été magistralement déboutées dès la sortie du rapport. Amadoué par une récente reprise de contact lors d'un dîner organisé le 10 mai dernier avec ses confrères économistes Philippe Aghion, Pierre Cahuc et Gilbert Cette, Jean Pisani-Ferry se sera lui aussi laissé prendre comme un pion d'échec par les manoeuvres de déception de la majorité.

Non content d'abuser la Constitution et les règlements parlementaires pour forcer les priorités de son agenda doctrinal, le macronisme s'attache ainsi discrètement, presque clandestinement, à asservir, détourner ou laminer la parole d'experts et d'intellectuels, déconstruisant ainsi un autre pilier essentiel de la vitalité et de la sincérité du débat public. Par acharnement programmatique, la majorité présidentielle sape (non sans brillo tactique, démontrant donc qu'elle est pourtant capable d'intelligence) les gardiens fondamentaux qui ancrent les institutions républicaines dans la souveraineté populaire et guident leur marche vers l'intérêt général. Par aversion des vérités qui gênent, elle est prête à affaiblir la République même qu'elle prétend sans vergogne vouloir défendre.

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