"Au bout de combien de temps cessons-nous de penser aux enfants morts? [...] On est incroyablement bons dans cet exercice : ne pas penser." Cette interrogation formulée par le romancier irlandais Robert McLiam Wilson alors qu'il couvrait le procès de l'attentat de Nice pour Charlie Hebdo (cf. La Vilaine Veuve) ne s'applique fort heureusement pas littéralement au lendemain de l'attaque d'Annecy, dont les victimes ne sont plus en danger de mort. Nous pouvons néanmoins partager l'interrogation de l'auteur sur la sidération, le refoulement et l'aveuglement de notre société qui foisonnait de réactions haineuses et effrayées méprenant les causes réelles de ce drame à peine fut-il terminé et alors que le pronostic vital de quatre enfants était engagé. Cette éructation soudaine et acharnée de fiel et de rancoeur met en lumière la progression d'associations mentales erronées et séditieuses dans notre imaginaire collectif, jusqu'à nous fourvoyer sur les causes et mécanismes qui ont pu permettre cette tragédie, ainsi que sur leurs solutions éventuelles.
La scène du crime était encore bouclée par les enquêteurs, les victimes encore en bloc opératoire, et les Annéciens n'avaient pas encore eu le temps de se remettre du choc que déjà vociféraient les imprécations politiques exigeant l'entrave de flux migratoires accusés de ne charrier que des assassins en puissance. Aucune trêve de déférence et de recueillement après cette attaque, sans même parler de temps de recul le temps que s'éclaircissent les faits et qu'émergent les premières conclusions de l'enquête. Eric Ciotti ouvrait le bal chez LR, dénonçant "une immigration qui a un lien fort avec l'insécurité et la montée de la violence" et appelant "à une réaction de tous ceux qui ne veulent pas que notre nation soit détruite" tandis que ses collègues Olivier Marleix à l'Assemblée Nationale et Bruno Retailleau au Sénat exhortaient à mettre "un coup d'arrêt à l'immigration de masse" et à cesser le "laxisme migratoire" et que sa conseillère de l'ombre sur les questions d'immigration, Nadine Morano (dont on constate avec une stupéfaction hésitant entre l'amusement et l'horreur qu'elle dispose encore d'une attention sérieuse), assertait "cette horreur ne se serait pas produite à Annecy" si le dispositif de demande d'asile était déporté dans un pays tiers. Le RN ne s'est bien évidemment pas laissé détrousser de son fonds de commerce, Marine Le Pen exhortant à "considérablement rétrécir le droit d'asile". La majorité présidentielle n'est pas en reste, le député Renaissance Charles Sitzenstuhl déclamant façon Jean-Marie Bigard "sur les questions d'immigration, il faut arrêter d'avoir des pudeurs de gazelles". Le cirque de opprobre n'aurait enfin pas été complet sans les admonestations d'Eric Zemmour estimant que "la survie du peuple français" surpasse les conventions internationales et tentant de raviver son concept avorté de "francocide".
La litanie des prêches anti-migratoires, dont l'expédience politique ne trompe personne à l'approche d'une proposition de loi sur l'immigration érigée en enjeu majeur par Renaissance, LR et le RN, s'est naturellement accompagnée de réflexes islamophobes très précipités, d'abord précautionneux, Olivier Marleix évoquant un "assaillant vêtu de vert, coiffé d’un turban" (le vert étant la couleur symbolique de l'Islam) et Jean Messiha (ancien RN) décrivant un "bandeau ressemblant à celui, vert, des djihadistes islamiques", puis plus francs, Guillaume Peltier (transfuge LR devenu vice-président de Reconquête) dénonçant carrément "l'islamisme conquérant". La mise en évidence de la confession chrétienne de l'assaillant n'a pas découragé Eric Zemmour qui pousse le vice en suggérant qu'il aurait pu se déclarer faussement chrétien afin de rehausser ses chances d'obtenir l'asile.
Commençons par déconstruire certains traits d'esprits fumeux. L'assaillant portait un keffieh, foulard traditionnel dont l'usage est largement répandu au delà de tout affichage idéologique, mais qui symbolise initialement le nationalisme arabe et la cause palestinienne et non le courant jihadiste. Si la confession chrétienne peut effectivement être constitutive d'un risque de persécution en Syrie, et donc d'une éligibilité à l'asile en Europe, toute fausse déclaration à ce sujet peut aisément être détectée par des incohérences le récit d'un demandeur d'asile, ne serait-ce que parce que les confessions minoritaires en Syrie sont généralement rassemblées dans des quartiers et des villages de peuplement homogène. Il est également tout bonnement ridicule de penser qu'un terroriste jihadiste pourrait se revendiquer d'une croix et du nom de Jesus-Christ lors de son attaque, dans un prétendu objectif de semer le chaos et brouiller les communautés. L'attentat contre "apostats" et "mécréants" est une mission éminemment sacrée pour tous les courants mortifères de cette idéologie, son perpétrateur ne pouvant donc se revendiquer d'un autre Dieu ni d'un autre Prophète, même par tactique de déception, sous peine de "salir" son acte alors même qu'il pense souvent ne pas en réchapper. Enfin, rappelons que deux des victimes sont de nationalité britannique et néerlandaise, rendant ainsi impertinente la notion même de "francocide". La réalité des faits à l'heure actuelle est que nous ne connaissons toujours pas les motivations de l'agresseur, si ce n'est qu'il semblait cibler spécifiquement des enfants, qu'il venait quelques jours avant son crime d'être notifié de l'irrecevabilité de sa demande d'asile en France (puisqu'il bénéficiait déjà de la protection effective de la Suède), et qu'il avait déjà été débouté de sa demande de naturalisation suédoise. Ces déceptions en chaîne, précédées d'un divorce avec son épouse, et associées à l'isolement et au déclassement social d'une vie à la rue, pourraient avoir en revanche entraîné une rupture psychique majeure expliquant son récent transfèrement en hôpital psychiatrique. Là aussi, soulignons qu'il ne s'agit que d'une hypothèse à ce stade.
De fait, une grande majorité des attaques à l'arme blanche d'apparence ou de revendication terroriste commises en France depuis 2015 l'ont été par des individus atteints de troubles psychiatriques graves. Si certains d'entre eux endossaient un motif jihadiste, ils auraient pu tout aussi bien se revendiquer de toute autre idéologie violente, suprémaciste ou messianique. Bon nombre de ces attaques ne faisaient par ailleurs pas l'objet d'une couverture médiatique nationale. Rappelons également que des Français figurent parmi ces agresseurs dont le seul trait commun semble être une psychopathologie clinique grave. Si certains peuvent pointer une surreprésentation de migrants et de réfugiés parmi eux, une explication alternative peut être trouvée dans la prévalence de souffrances psychiques profondes et multiples dans cette population. Une corrélation n'est pas une causalité, sauf pour les sophistes. A ce compte là, si tout demandeur d'asile est un meurtrier en puissance, on pourrait aussi dire que tout homme de plus de 50 ans est un pédophile en puissance. Voilà la force et l'absurdité du syllogisme. Au sujet enfin d'un continuum promptement invoqué par une pléthore de commentateurs entre Islam et jihadisme, soulignons que si le jihadisme puise bien évidemment ses sources doctrinales dans l'Islam, il s'agit d'un courant ultra-minoritaire historiquement condamné par la quasi-totalité de la communauté et des autorités religieuses musulmanes (on ne devrait plus avoir besoin de le dire ça). Rappelons également que les réfugiés et demandeurs d'asile syriens présents en France et plus largement en Europe ont, dans leur écrasante majorité, justement fuit la violence jihadiste de Daesh ou du Jabhat al Nosra, qu'ils sont donc naturellement encore plus hostiles que tout citoyen européen à cette idéologie, et qu'ils sont par ailleurs culturellement et sociologiquement bien mieux équipés que nous pour en détecter les signaux faibles et en dénoncer les risques. A ceux enfin qui clament que les pays ne comprenant qu'une très faible proportion de personnes musulmanes et n'accueillant que très peu de réfugiés originaires de pays musulmans ne font face à aucune menace jihadiste (pays de l'Est en tête), rappelons que le Danemark est un contre-exemple évident, et que si certains pays ne sont pas inquiétés par le jihadisme, ce n'est pas parce qu'ils n'accueillent pas de musulmans sur leur sol mais parce que les groupes jihadistes n'en ont que faire. La Pologne n'a aucun intérêt symbolique pour Daesh ou al Qaeda. La France en revanche, éprise d'un tropisme philosophique universaliste, et d'une passion littéraire et scientifique qui prédatent largement la Révolution, constitue en revanche une cible d'ordre existentiel pour ces mêmes groupes. Le modèle républicain tel qu'il a émergé dans notre pays, fondé sur un humanisme universel, et sur l'acceptation de tous dans un projet social commun, indépendamment de leur origine ethnique ou culturelle, ou de leurs inclinaisons politiques ou sexuelles, est l'antithèse même du califat mondial d'Al Qaeda ou du jugement dernier eschatologique de Daesh. Expulser de France tous les réfugiés musulmans, voire tous les Musulmans tout court, comme le prônent un nombre croissant de nos concitoyens, ne protègera pas notre pays de la menace jihadiste. Par le symbole qu'elle représente dans l'Histoire et sur la scène mondiale, la France sera toujours une cible privilégiée pour ces fanatiques.
Ces rappels étant faits, soulignons que ce n'est ici pas le sujet. Le débat porte sur la rapidité et l'ampleur avec lesquelles l'immigration, l'asile et l'Islam ont confusément été invoquées comme les causes profondes de l'attaque odieuse commise à Annecy. Ce réflexe étonne par envergure inégalée depuis 2015 et impose ce triste constat: la xénophobie et l'islamophobie se sont massivement diffusés dans le débat public et l'inconscient collectif des Français. Il s'agit désormais d'un automatisme, sans recul ni réflexion, qui bien au delà des entrepreneurs politiques cités plus haut se répand désormais dans nos cafétérias, nos bars, nos transports publics et nos dîners de famille à un niveau jamais vu depuis plusieurs décennies. Deux dynamiques semblent avoir alimenté cette contagion absolument épidémique: la peur, et l'inconséquence de la parole publique. La peur car elle nécessite une explication rapide, un prisme d'interprétation immédiat, pour pouvoir être apaisée. Dans une situation de danger et de menace physique perçue comme immédiate, l'amygdale de notre cerveau est en hyperactivité et court-circuite le cortex (siège des processus de raisonnement) pour favoriser des réactions raccourcies et rapides. La mécanique primaire de l'esprit humain porte ainsi ce trait millénaire qui fait qu'il est bien plus facile de trouver un bouc émissaire que d'analyser les maux et les échecs de notre propre société, qui sont ici les réelles causes profondes de cette tragédie. La décrépitude de notre système de santé mentale, décriée par les professionnels du secteurs depuis déjà de longs mois, les failles béantes de notre dispositif d'accueil et d'accompagnement des demandeurs d'asiles (qui, loin d'être aussi dispendieux que semblent le croire la majorité des commentateurs, repose essentiellement sur les rustines et le système D d'un maillage d'associations au dévouement admirable mais aux capacités et aux ressources limitées), l'insuffisance de notre dispositif sécuritaire (police, services de renseignements, médiation communautaire, etc...) de surveillance et de détection d'individus instables ou radicalisés prêts à passer à l'acte, etc... sont autant d'écueils dans notre organisation commune qui ont permis l'horreur d'une attaque visant des enfants. Plutôt que de faire face à ces manquements, et à l'abîme des efforts à consentir pour les combler, plutôt que d'avouer les limites et l'essoufflement de notre modèle d'organisation socio-politique et économique, il est néanmoins bien plus facile de céder à la tentation d'un bouc émissaire, d'autant plus que celui-ci est tout trouvé par une parole politicienne prodigue en épouvantails et en totems électoraux. Après le chômeur fainéant et fraudeur social creusant la dette et le déclin économique, après le migrant économique subtilisant les emplois et les allocations des Français nécessités (deux accusations pourtant incompatibles), après le jeune révolté iconoclaste minant le respect de l'autorité et du travail par pure instinct de chaos et de revanche puérile, après l'homosexuel et le transgenre détruisant l'unité familiale traditionnelle, après le black bloc anarchiste ou d'ultra-gauche (désormais éco-terroriste) s'attaquant injustement à la propriété des braves gens par jalousie socio-économique, voilà l'étranger (puisqu'on ne distingue plus désormais migrants et réfugiés) violeur et criminel qui ne manquera pas de menacer nos enfants.
L'instrumentalisation politicienne de la haine, l'absence ou la faiblesse des contre-discours, la mise au rebut de notre héritage républicain, dans une période d'incertitude face à un monde changeant et de crises qui n'en finissent plus de se succéder, se traduisent par la dissémination séditieuse de réflexes dangereux dans notre communauté nationale. Dangereux car ils peuvent conduire beaucoup à accepter des compromis qu'ils auraient jusqu'ici jugés intolérables. La mise en place en France d'un barrage anti-migratoire (aussi futile que cela puisse paraître alors que jusqu'à 3,6 milliards d'êtres humains vivant en zones hautement vulnérables au changement climatique pourraient être contraints à migrer dans les décennies à venir) ne pourra se faire qu'avec la neutralisation d'une part encore large de la population gardant une certaine compassion au sort des réfugiés, ou rechignant tout simplement à accepter le verrouillage des frontières et de l'espace public par une nuée de drones et d'outils de détection biométriques. L'expulsion de l'étranger tant vilipendé passera donc immanquablement par la coercition de Français "dissidents", comme le laissent déjà entendre plusieurs commentaires alarmants sur la fachosphère appelant à "passer au stade suivant avec les collabos" ou "éliminer ces associations qui font venir avec nos impôts nos assassins". Les demandeurs d'asile seront peut-être les premières, mais ne seront certainement pas les dernières victimes de telles dérives si nous les laissons prospérer.