La démission de Yannick Morez entraîne depuis une semaine un immense flot de réactions sur les fils d'actualités et dans les tribunes médiatiques. Après plus d'un mois et demi d'un silence assourdissant, tant de la part du gouvernement que des responsables politiques, les déclarations flamboyantes soulignant la défiance du peuple envers les élus sonnent comme autant d'instrumentalisations politiciennes et de demi-réflexions à chaud éludant les problématiques de fond soulevées par l'affaire. Plus qu'un fait divers glaçant ou une énième répétition d'un jeu d'opposition idéologique entre droite identitaire et gauche humaniste, la séquence qui s'est jouée à Saint-Brévin-les-Pins révèle en effet des lignes de forces profondes se disputant le destin sociopolitique du pays, ainsi que les fondements réels sous-tendant l'agenda politique de la majorité présidentielle.
Clarifions tout d'abord la nature des évènements survenus à Saint-Brévin-les-Pins au cours des derniers mois, ainsi que leurs implications plus globales pour la vie politique française. L'agitation engendrée par le projet de déménagement près d'une école primaire d'un Centre d'Accueil de Demandeurs d'Asile (CADA) ne procède en effet pas d'un simple conflit politique local. Elle témoigne d'une véritable lame de fond transformant le visage, la stratégie et l'action de l'ultra-droite française, dessinant une menace de plus en plus prégnante et caractérisée pour la pérennité de la République, ses institutions et ses principes fondamentaux.
L'opposition au CADA n'est pas un mouvement endogène à la commune de Saint-Brévin. Frustré du faible écho qu'il avait recueilli dans l'opinion locale face à un projet annoncé depuis plus d'un an, le Collectif pour la préservation de la pierre Attelée (du nom de l'école attenante au chantier du CADA) sollicite à l'automne 2022 le soutien de membres de Reconquête! et du Rassemblement National. Ce n'est qu'après les relais politiques et médiatiques de ces derniers que grossissent les rangs des adversaires au CADA, à grands renforts de cars de militants arrivés de la France entière (notamment de la région parisienne et du Sud-Est), drainés par les boucles partisanes de la fachosphère (notamment via le site Riposte laïque). Echaudés par leur "victoire" à Callas (village des Côtes d'Armor ayant dû abandonner un projet d'installation de CADA sous la pression de militants extérieurs à l'été 2022), qu'ils qualifient eux-mêmes de "mère des batailles", ces militants xénophobes voient en Saint-Brévin-les-Pins le nouveau champ de bataille d'un vaste barrage au "grand remplacement". Le récit de cette croisade est aussi sulfureux et bancal que celui du coup d'arrêt porté par Charles Martel aux armées omeyyades lors de la bataille de Poitiers (réécriture fumeuse de l'histoire tant l'incursion musulmane n'avait aucun objectif stratégique). Il n'en s'agit pas moins, pour une frange diffuse de la droite identitaire, d'un jalon dans une stratégie nationale débordant largement le territoire et les enjeux municipaux.
Plus inquiétant encore que cette véritable prise d'otage d'une commune dont l'écrasante majorité des habitants n'avait rien demandé, l'idée de manoeuvre des collectifs d'ultradroite repose sur une logique d'intimidation qui a rapidement basculé d'une agit-prop désormais classique vers une violence physique et ciblée. C'est bien en épuisant la majorité et la municipalité brévinoises, et en réduisant au silence les défenseurs du projet de déplacement du CADA, et non par la contestation populaire pacifique et démocratique, que leurs pourfendeurs cherchaient à obtenir l'arrêt du chantier. Après moult menaces et coups de pression dignes du Parrain (comme deux impacts de balles tirées sur un mur du chantier), cette logique atteint son apogée le 22 mars dernier lorsque des militants incendient les véhicules de Yannick Morez et de son épouse, le feu se propageant, alors qu'ils dormaient, à la partie de leur domicile où demeuraient occasionnellement leurs petits-enfants. Loin de s'en repentir, de nombreux groupuscules ayant manifesté à Saint-Brévin-les-Pins se félicitent même du crime depuis une semaine, la démission du maire représentant une victoire au-delà de leurs espérances.
Penchons nous maintenant sur cette victoire recherchée, qui dépasse largement la simple question du chantier de CADA. Ce n'est pas la routine bienheureuse et le sentiment de sécurité des riverains que défendaient les collectifs xénophobes à Saint-Brévin, mais bien une certaine idée de la France et des menaces auxquelles elle fait face. Les familles que devaient accueillir le centre étaient dépeintes en avant-garde du prétendu "grand remplacement" des "Français de souche" (quoi que cela puisse signifier), sans tenir compte de leur statut de réfugié, et en criminels susceptibles de violer les enfants de l'école, dans une diabolisation nauséabonde et entièrement fictive de l'étranger. Cette diabolisation ignore ainsi l'absence totale de tout incident enregistré depuis les 6 ans que le CADA existe à Saint-Brévin. Ce n'est pas non plus l'ambition obstinée d'un maire idéologisé qu'ils voulaient faire tenir en échec, mais un projet longuement étudié, imposé par l'Etat et soutenu par la majorité des habitants, afin de répondre à une mission d'intérêt public reconnu, à savoir le devoir séculaire porté par la France de garantir le droit d'asile inscrit dans la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme et la Convention de Genève. En niant ce droit, en niant la volonté publique et celle des Brévinois, et en portant un discours identitariste haineux et mensonger, les opposants au CADA s'attaquent à la nature républicaine des institutions, au processus démocratique et à l'essence humaniste et universaliste de la nation française, formulée par Ernest Renan en opposition au nationalisme ethnoculturel du Prussien Johan Fichte. Cette attaque ne vise pas à protéger les intérêts de citoyens locaux, mais bien à changer progressivement le visage de la France.
Nous avons donc affaire à un mouvement détournant des doléances locales pour intimider une population et en cibler les représentants élus, au besoin par la violence, afin de réaliser un objectif politique à portée nationale et remettant en cause la nature même de notre droit et de nos institutions. Rappelons que tout mode d'action consistant à intimider une population pour atteindre un objectif politique est la définition la plus communément admise du terrorisme dans les études de sécurité publique et internationale. Rappelons également que la reproduction d'une "mère des batailles" dans plusieurs arènes de combat jusqu'à réaliser ses objectifs politiques à l'échelle globale est la stratégie centrale d'al Qaeda depuis la fin des années 2000 (voir les écrits d'Ayman al Zawahiri et Abou Moussab al Souri). Rappelons enfin que, déclinée localement, cette stratégie appelle dans les différentes arènes de jihad à pirater les enjeux locaux pour entreprendre une prise de contrôle graduelle jusqu'à en transformer radicalement la structure socio-politique. Sans se risquer à un amalgame aussi démagogique que douteux entre la mouvance jihadiste transnationale et la mouvance identitaire et xénophobe française (ce que nos gouvernants ne se privent pas de faire à l'égard des luttes écologistes), ce parallèle doit alerter sur les dangereux risques de dérive de cette nouvelle stratégie d'intimidation mise en oeuvre avec détermination par l'ultra-droite afin d'imposer son agenda. Sans s'alarmer non plus des sirènes accélérationnistes d'une guerre civile à venir, rappelons encore une fois que cet agenda est d'essence révolutionnaire (car n'excluant pas la violence et l'usage de la force) et vise au renversement de la République (dont le surnom de "Gueuse" que lui avait affublé Pétain se diffuse à nouveau dans les rangs militants).
L'évaluation de la menace étant faite, penchons nous maintenant sur le double-discours et les biais de traitement évidents du gouvernement, de la majorité présidentielle et des représentants de l'Etat dans cette affaire. Le témoignage de Yannick Morez au Sénat mercredi 17 mai, dans lequel il décrit le manque de soutien dont il a pu bénéficier, met en lumière l'inconséquence, la négligence crasse et l'hypocrisie avec lesquelles les menaces à son encontre, et les troubles à l'ordre de la commune, ont été traitées par la préfecture. L'incendie criminel ayant ciblé son domicile privé n'a suscité aucune réponse officielle si ce n'est un furtif coup de fil d'Olivier Véran, porte-parole du gouvernement, dans une période ou nombre de ministres et de cadres parlementaires de la majorité s'indignent pourtant d'un climat d'hostilité croissante à l'égard des élus. Pire encore, Yannick Morez n'apprend que dans les médias que la Première Ministre compte le recevoir, dans une parodie ressemblant plus à une convocation disciplinaire visant à le dissuader de démissionner, qu'à une réelle prise en compte des manquements criants et funestes de l'Etat sur ce dossier. La situation est d'autant plus préoccupantes que ces manquements ne se résument pas aux seuls évènements de Saint-Brévin-les-Pins, mais à la réponse globale donnée aux provocations et agressions d'extrême-droite (c'est à dire aucune) alors même que la Direction Générale de la Sécurité Intérieur (comme les services de renseignement de l'ensemble des pays européens) l'érige en seconde source d'inspiration de menace terroriste la plus immédiate pour nos sociétés après le jihadisme transnational. Pendant ce temps, comme le souligne Ellen Salvi dans les colonnes de Mediapart, Gérard Darmanin demeure parfaitement silencieux, tout en faisant feu de tout fait divers pour dénoncer la perception d'une insécurité croissante due à la délinquance des étrangers (alimentant ainsi en roue libre la haine xénophobe assimilant des réfugiés à des violeurs pédophiles), aux complicités "séparatistes" d'une opposition et d'une société civile "islamo-gauchistes", et aux appétits destructeurs des "éco-terroristes". La Première Ministre récidive même en plaçant dans le même panier extrême-droite et extrême-gauche sur une affaire dans laquelle cette dernière n'a pourtant rien à voir. Or les crimes et délits commis sporadiquement par des individus isolés ne sauraient relever d'une disposition généralisable à l'ensemble de la population réfugiée ou immigrée en France (sous peine de glisser vers les théories racialistes de la criminologie anthropométrique selon Cesare Lombroso). La défense des droits humains dont notre République fut l'avant-garde de l'Histoire et les études d'interculturalité qui furent le terreau du génie anthropologique et sociologique français, ne sauraient être taxées d'un séparatisme dangereusement dévoyé en outil de criminalisation de toute dissidence dans le débat public. Et enfin les appels à la désobéissance civile, les tentatives de démantèlement d'infrastructures commerciales et industrielles bafouant l'intérêt général et les processus démocratiques, et même le vandalisme de bureaux de permanence politiques, ne sauraient être mise sur le même banc des accusés que les discours de haine dépeignant en ennemi menaçant tout individu perçu comme divergent (politiquement, sexuellement, culturellement), les ratonnades se banalisant dans nos villes (et augurent du sort qui sera réservé aux individus "divergents" précités), les défis de manifestants cagoulés arborant des symboles glorifiant des régimes et des idéologies qui constituèrent (rappelons-le) une menace existentielle pour notre nation, et désormais une tentative réelle et concrète d'homicide (volontaire ou non, la justice tranchera) contre un élu de la République. Non, l'activisme de l'"extrême" gauche n'est pas assimilable aux agissements lugubres et séditieux de l'extrême droite, et l'entêtement de la majorité au pouvoir à éluder la menace tout en jetant l'anathème sur ses autres opposants laisse perplexe sur les calculs d'intérêt et réflexions sous-jacentes de sa stratégie politique.
Pourquoi cette majorité persiste-t-elle dans ce double discours dont la duperie et les contresens deviennent pourtant de plus en plus évidents? La complicité que certains déclarent déceler entre le macronisme et l'extrême droite ne paraît pas être un argument crédible. Fondée sur des intuitions hypothétiques et des signes trompeurs magnifiés par un profond de biais de confirmation, cette théorie ne résiste pas à une analyse sérieuse des fondamentaux du macronisme, dont la nature essentiellement libérale (en économie comme en droit) le rend ontologiquement adverse à la philosophie politique de l'extrême droite. Si la majorité présidentielle a effectivement montré de la mansuétude, voire de l'entente avec l'extrême droite en des instants précis, ces calculs politiciens, d'une mesquinerie et d'une inconscience infâmes, n'en restent pas moins que des calculs politiciens qui ne sauraient constituer un pacte secret.
Non, au delà du complot, le seul prisme d'interprétation possible de ce biais du pouvoir repose dans sa matrice propre de perception et d'évaluation des menaces dont il, et son programme, font l'objet. Bien que peu avare de critiques vociférantes envers les positionnements de la majorité sur les questions sociétales, l'extrême-droite ne constitue pas en effet une menace crédible et immédiate pour l'agenda présidentiel, en comparaison avec la gauche. Là où la gauche s'attaque aux acteurs et aux structures de l'agriculture intensive, de la finance dérégulée, et du capitalisme patrimonial, l'extrême-droite cible les minorités sexuelles, les demandeurs d'asile, les militants associatifs, etc... bref des communautés précaires ou vulnérables qui n'entrent pas dans les ambitions économiques du quinquennat. Là où la gauche appelle à un renouvellement légitime et opérable de l'organisation institutionnelle de la République et à l'élargissement de pratiques alternatives déjà expérimentées localement dans les domaines économiques, sociaux et démocratiques (consultations citoyennes, permaculture, coopératives sociales...), l'extrême-droite en reste au stade des sirène, des flambeaux et des bousculades sans pour l'instant offrir un véritable contre-projet de gouvernance économique et politique (comme l'a maintes fois démontré leur candidate présidentielle lors des débats d'entre-deux tours). En bref, la gauche s'attaque à l'ADN même du macronisme (le marché néolibéral, le capitalisme d'influence, le techno-solutionnisme) pour lequel elle constitue une menace concrète et crédible, tandis que l'extrême-droite ne constitue pour elle qu'un trublion utile sur l'échiquier politique, dont les crimes réels n'affectent qu'à la marge son projet de société. Pragmatique dans sa tactique, la majorité présidentielle concentre donc son offensive sur la première, sacrifiant ainsi toute pensée stratégique de long-terme qui désignerait la seconde comme la véritable menace existentielle.
Ce traitement différencié de l'opposition de gauche et d'extrême-droite, cristallisé dans l'affaire de Saint-Brévin-les-Pins, révèle donc la conception de l'ordre public de la majorité face aux menaces auxquelles elle fait face. L'ordre économique, celui du libre marché et de la propriété garantie, prime sur l'ordre républicain, celui des principes démocratiques et des droits protégés. C'est pourtant l'ordre républicain, et non l'ordre économique, qui est inscrit dans le code de la défense nationale comme l'un des intérêts vitaux de la nation. Le 27 février dernier, commémorant les 175 ans de l'abolition de l'esclavage au château de Joux (lieu de détention et de décès de Toussain Louverture), le Président de la République déclamait "l'ordre seul garantit la liberté". Il omettait peut-être en empruntant cette formule à Charles Péguy (dont les nombreux grands-écarts politiques en faisaient peut-être un des premiers pratiquants de l'élusif "en même temps"), que ce dernier parlait dans ses Cahiers de la Quinzaine le 5 novembre 1905 non pas d'un ordre libéral mais d'un "ordre social" s'opposant au "désordre capitaliste bourgeois". Il omettait certainement en tout cas que le seul ordre qui garantisse effectivement la liberté est l'ordre républicain contre lequel les menaces de l'extrême droite se font chaque jour plus graves et audacieuses sans que rien ne soit tenté avec sincérité et énergie par l'Etat pour en briser l'engrenage.