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Billet de blog 20 août 2023

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Encre et Lumière: La Vie devant soi d'Emile Ajar (Romain Gary)

Encre et Lumière est une série de billets traitant de livres, films et séries interrogeant notre rapport à la réalité sociale. Comme autant de fenêtres vers des nouveaux univers, ces oeuvres résonnent avec le monde intérieur de chaque lecteur/spectateur. Ce billet concerne le roman La Vie devant soi, écrit par Romain Gary sous le pseudo d'Emile Ajar, lauréat du Goncourt 1975.

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"J'ai jamais été trop jeune pour rien" dit Momo lorsque Madame Rosa, sa tutrice et mère de substitution, tente de le protéger de certaines questions et de certaines vérité au nom de son innocence d'enfant. S'il était une citation pouvant capturer l'atmosphère et la fabuleuse puissance évocatrice de La Vie devant soi, ce serait peut-être celle-ci. Œuvre détonante et prodigieusement rafraîchissante, La Vie devant soi est le second roman publié par Romain Gary sous le pseudo d'Emile Ajar afin, comme il l'affirmait, de contourner l'image et la réputation que lui avaient assigné les milieux littéraires, et aussi probablement de déjouer le vieillissement dont il commençait alors à profondément souffrir (voir Au-delà de cette limite votre ticket n'est plus valable, publié la même année).

La Vie devant soi explore une multitude de thèmes et de questionnements humains du point de vue d'un jeune adolescent, Momo, orphelin élevé par Madame Rosa, prostituée à la retraite prenant en charge les enfants de ses anciennes collègues le temps qu'elles puissent en reprendre le garde ou les placer en famille d'adoption. Évoluant libre des contraintes de la scolarisation ordinaire et des injonctions parentales, Momo pose sur son environnement, ses interlocuteurs et sa propre situation un regard aussi candide qu'incisif, narrateur à la première personne d'un récit mêlant intériorité et relation au monde. Le verbe enfantin y est rendu avec une époustouflante authenticité (tant par la syntaxe et la grammaire bancales que par le champ lexical et les interrogations qui foisonnent) qui dédramatise la dimension tragique et traumatique du destin des personnages, et témoigne de la formidable capacité de l'auteur à invoquer et incarner l'enfant en lui (prouesse d'autant plus ironique que Romain Gary abhorrait la psychanalyse).

On y explore ainsi le thème de la marginalité dans un milieu livré à la jungle de la rue sans aucune prise en charge ni soutien des institutions de protection sociale. S'y développe un microcosme de personnalités singulières et chamarrées unies dans une précarité commune ("Tous le monde [est égaux] quand on est dans la merde" dit Momo), dont la seule protection repose sur leur humanité partagée et les arrangements de solidarité naturelles qui se tissent entre eux. Ainsi de l'orphelinat clandestin de Madame Rosa, prenant soin de ses enfants placés quand bien même les mères ne lui paieraient plus aucune indemnité. Sous une façade de cynisme lucratif et prosaïque, Madame Rosa n'apparaît en effet qu'intéressée par le bien-être et le futur de ses petits pensionnaires. Peinant de plus en plus à s'occuper d'eux sous le poids de son âge et de ses comorbidités (on retrouve là le thème du vieillissement comme affaiblissement et avilissement, d'une terreur cruelle pour Gary), Madame Rosa bénéficie à son tour de la sollicitude désintéressée de ses voisins, travailleurs clandestins ou commerçants du quartier, tout particulièrement de l'aide quotidienne de Mme Lola, figure touchante et haute en couleur de prostituée et ancienne boxeuse transsexuelle. Ce tissus de résilience humaine permet ainsi aux différents protagonistes d'affronter fièrement leur réalité quotidienne, sublimant leur condition de victimes et de laissés pour compte par une philosophie de résistance prosaïques (ainsi les prostituées ne gagnent pas leur vie mais "se défendent avec leur cul" selon Momo).

Momo navigue dans cet environnement non pas comme dans une marge sociale angoissante, mais comme dans une communauté familière et protectrice, plus sécurisante sous certains aspects que la société de droit commun et ses protocoles déshumanisant ("La loi c'est fait pour protéger les gens qui ont quelque chose à protéger contre les autres"). Il s'y épanouit comme le permet sa nature d'enfant, développant une philosophie propre et authentique qui prend parfois de cours les adultes qui l'entourent. Au docteur Katz, médecin et ami protecteur de Madame Rosa qui refuse de la laisser mourir chez elle selon son souhait lorsque sa condition s'aggrave, Momo répond ainsi "Vous ne devriez pas vous faire souffrir entre Juifs, c'est dégueulasse". Cet exemple de sentence dont la puissance intrinsèque de vérité et d'interpellation laisse l'interlocuteur à quia, met en lumière ce compas moral aigu et instinctif dont disposent naturellement les enfants.

Contrairement à la croyance commune, nous n'avons pas à enseigner aux enfants à distinguer le bien du mal. Purs de préjugés sociaux et de représentations mentales collectives, ils disposent au contraire d'un sens inné de ce qui est juste et humain comme en témoignent les réflexions de Momo face à des situations spécifiques (il définit ainsi l'acharnement thérapeutique comme "forcer quelqu'un à mourir jusqu'au bout au lieu de faire une piqûre"), ou sur des considérations plus générales (" Je crois que c'est les injustes qui dorment le mieux, parce qu'ils s'en foutent, alors que les justes ne peuvent pas fermer l'œil et se font du mauvais sang pour tout.", ou encore "Rien n'est blanc ou noir, et le blanc c'est souvent le noir qui se cache, et le noir c'est parfois le blanc qui s'est fait avoir").

Il importe néanmoins d'apprendre aux enfants à suivre ce compas moral en l'adaptant aux possibilités de leur environnement, et pour cela à leur expliquer le monde qui les entoure. Et c'est là que réside la réelle émotion tragique du roman: Momo, jeune enfant abandonné et hypersensible, tentant de faire sens de son monde incompréhensible sans que les adultes qui l'entourent ne le lui expliquent vraiment (de peur de le choquer, alors qu'il l'est déjà), et se cramponnant au-delà de la mort à l'amour de Madame Rosa, seule figure d'attachement qu'il ait jamais connu (car "on ne peut vivre sans quelqu'un à aimer"). Le commentaire de Momo sur la contraception sonne dès lors comme une mise en garde des enfants futurs, et un cri de colère des enfants délaissés, contre les parents qui, par négligence ou incapacité, n'auraient pas pu prendre correctement soin d'eux: "Il y avait aussi la pilule légale pour la protection de l'enfance, il fallait vraiment vouloir. Quand on avait un gosse on n'avait plus d'excuse, on savait ce qu'on faisait". C'est ainsi que se conclut et s'illumine le récit de La Vie devant soi, comme la philosophie authentique et humaine d'un enfant sensible nous avertissant sur nos aveuglements et nos manquements d'adultes, dans une société n'ayant pas su l'accompagner.

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