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Billet de blog 27 mars 2024

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Encre et Lumière : « Une famille », l'inceste nous arrive à tous

Encre et Lumière est une série de billets traitant de livres, films et séries interrogeant notre rapport à la réalité sociale. Comme autant de fenêtres vers des nouveaux univers, ces oeuvres résonnent avec le monde intérieur de chaque lecteur/spectateur. Ce billet concerne le témoignage documentaire « Une famille » de Christine Angot, sorti le 20 mars 2024 et présenté à la dernière Berlinale.

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Depuis la publication de son septième roman, L'Inceste, en 1999, jusqu'à celle du récit autobiographique, Le Voyage dans l'Est, en 2021, Christine Angot est devenue une figure incontournable de la libération de la parole sur les violences incestueuses en France. Son témoignage documentaire, Une Famille, sorti en salles le 20 mars dernier, constitue un nouveau jalon foudroyant dans la déferlante de prise de conscience sur l'inceste ouverte par La Familia Grande de Camille Kouchner en 2021, en posant clairement ce constat bouleversant: ça vous arrive à vous aussi.

La scénographie du film s'inscrit pleinement dans cette déferlante en ancrant les images dans le réel. Amenée pour la promotion de son dernier livre à retourner à Strasbourg, lieu du premier viol où elle n'était plus retournée depuis 15 ans, Christine Angot désire, sans réelle intention documentaire préalable, y être accompagnée d'une caméra et d'une amie, seulement pour "ne pas y aller seule" comme elle le déclarait au Monde 5 jours avant la sortie du film.

S'en suivent des confrontations aussi spontanées qu'impréparées avec les membres de sa famille, libérant les émotions, les non-dits, les résistances et les acceptations, face au poids écrasant de l'inceste que son père lui avait fait subir durant de longues années. L'absence de toute préméditation ni préparation dans le tournage du film, la caméra ne jouant qu'un rôle de témoin de ressentis aussi crus qu'authentiques, contribue à ancrer la réalité de l'inceste dans une réalité sociale et intime. Invitée de France Inter le 1er mars dernier, Christine Angot précise "En littérature, les images existent, mais elles sont intérieures, personnelles, mentales, créés par chaque lecteur à partir de la phrase. Alors qu’au cinéma, ce sont des images qu’on peut décrire, dont on peut parler, et qui relèvent de la preuve." La caméra ici re-subjective la victime survivante de l'inceste, offre une preuve visuelle de sa souffrance, lui donne corps et lumière, et impose ainsi une première vérité au spectateur: c'est réel, ça arrive, dans la vie présente, dans le monde présent.

Le film est véritablement lancé lorsque Christine Angot, sans avoir aucunement prévu de le faire, sans même avoir été certaine d'en être capable, sonne à la porte de celle qui fut durant plusieurs décennies la compagne et l'épouse de son père agresseur, et qui n'avait jusqu'ici jamais donné suite à ses demandes de reprise de contact. Bien que sa belle-mère ouvre la porte, Christine Angot doit forcer l'entrée pour avoir une conversation avec elle. Cette séquence incarne le deuxième geste fort du film, son second message sous forme d'injonction: le pied dans la porte est un refus du silence, un refus de l'enfouissement des violences sous la tombe du refoulement et du non-dit. L'effraction de la parole dans le domicile fait écho à l'effraction de l'inceste dans la vie de la victime.

Comme elle le dit au monde: "Ce que je fais, littéralement, dans cette scène, c’est que j’empêche que la porte se referme une nouvelle fois pour on ne sait combien d’années. Je fais donc ça parce que j’estime qu’il y a des choses à comprendre et, plus important encore, à transmettre. J’en ai assez qu’on invoque l’omerta autour de l’inceste." Cette omerta autour de l'inceste se rappelle ensuite douloureusement au spectateur lors de l'avant-dernière séquence du film, rediffusion d'un épisode de l'émission Tout le monde en parle en 1999.

Invitée après la sortie de son roman L'Inceste, Christine Angot y est confrontée au mépris odieux et au déni de réalité glaçant de Thierry Ardisson et de Laurent Baffie, jusqu'à devoir quitter le plateau. Les images nous interpellent en nous rappelant le chemin considérable accompli au cours des 3 dernières années sur l'inceste en France. La réalité systémique de l'inceste dans notre société est indéniable depuis La Familia Grande et Le Voyage dans l'Est, mais aussi La première fois j'avais 6 ans d'Isabelle Aubry (2010 déjà), Triste Tigre de Neige Sinno (2023), le documentaire Un Silence si bruyant d'Emmanuelle Béart (2023), le podcast Ou peut-être une nuit de Charlotte Pudlowski (2022), et enfin le rapport 2023 de la Commission Indépendante sur l'Inceste et les Violences Sexuelles faites aux Enfants (très justement intitulé "On vous croit" et qui donne enfin une confirmation officielle au nombre glaçant de 160 000 enfants victimes chaque année, et près d'un Français sur dix au cours de sa vie).

S'il apparaît comme une vérité insupportable aujourd'hui, l'inceste a longtemps été relégué aux tréfonds de nos tabous sociaux, et ses lanceurs et lanceuses d'alerte violemment traîné.e.s dans la boue d'une société qui refusait de les entendre. C'est un fait, un fait honteux mais un fait néanmoins: Le Voyage dans l'Est n'aurait pas eu le prix Médicis il y a 20 ans, ni même 10. Une Famille impose dès lors aux spectateurs sa seconde vérité: ça arrive et ça doit sortir, on ne peut échapper à cette réalité par le refoulement et l'ostracisation des survivant.e.s.

La véritable révolution dans Une Famille pour la libération de la parole sur l'inceste ne réside néanmoins pas tant dans la réalité visuelle, indéniable et assourdissanet qui lui est donné, mais dans l'entrée en scène des proches de la victime qui, pour la première fois, sont révélés non seulement comme témoins, mais aussi comme acteurs et victimes indirectes du plus indicible des crimes. Outre sa belle-mère, Christine Angot y rencontre son ex-mari, sa mère et sa fille, avec lesquels s'engagent de longs échanges tout aussi déchirants dans la ré-ouverture des blessures qu'ils sont lumineux dans les réconciliations du récit qu'ils rendent possibles.

La victime survivante ne témoigne plus seule face à l'agresseur, mais s'y présente dans la réalité de son environnement familial et relationnel. Le public observe ainsi comment l'inceste touche non seulement la victime mais aussi les proches de celle-ci, chacun devant lutter pour se positionner face à une réalité inconcevable et répondre à la question fondamentale, essentielle, posée par la fille de Christine Angot dans la dernière scène du documentaire: "comment une personne peut-elle s'autoriser à faire ça?" Se dévoilent alors les freins psychiques, les questions que l'on ne s'est jamais posées, la honte incompréhensible de ne pas savoir quoi penser ni ressentir. A la résistance indépassable de la belle-mère de Christine Angot (qui ira, dans sa forteresse de déni, jusqu'à porter plainte contre elle), répondent le soulagement de la mère, de l'ex-mari et de la fille de Christine Angot dans la libération de la parole et des questionnements, qu'ils trouvent une réponse ou non. Car si ce soulagement paraît indéniablement imparfait, incomplet et insuffisant devant une blessure qui ne se refermera jamais totalement, on constate néanmoins qu'il était inéluctable, indispensable à toute possibilité de dépassement et de continuité de la vie dans le présent. La parole, la mise en mots du ressenti et le partage de ces mots, est la seule voie possible pour dépasser la souffrance de ce ressenti et en faire un vecteur de cohésion et d'action. La parole répare les individus et ressoude les individus entre eux. Elle n'est pas suffisante, mais elle est indispensable.  La troisième vérité d'Une Famille, son interpellation la plus violente mais aussi la plus transcendante, se tient dans ce cri d'évidence lancé par Christine Angot à sa belle-mère: "Ça t'es arrivé à toi aussi!". Ça n'arrive pas seulement dans ce monde, dans cette vie, ça arrive dans ta vie.

Par cet élargissement inédit du champ vivant de l'inceste à ses victimes indirectes, et non plus seulement à la survivante directe, Une Famille le fait entrer par effraction dans la conscience intime du spectateur, tout comme l'agresseur le fait entrer par effraction dans la vie et le psychisme de la victime directe. Le témoignage de Christine Angot et de ses proches relance le mouvement de prise de conscience sur l'inceste en France en reformulant cette vérité aussi évidente que terrifiante: lorsqu'on sait qu'une personne sur dix est directement concernée, nous sommes tous concernés par l'inceste.

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