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Billet de blog 28 mai 2023

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Encre et Lumière : Guy Ritchie's The Covenant

Encre et Lumière est une série de billets traitant de livres, films et séries interrogeant notre rapport à la réalité sociale. Comme autant de fenêtres vers des nouveaux univers, ces oeuvres résonnent avec le monde intérieur de chaque lecteur/spectateur. Ce billet concerne le film The Covenant de Guy Ritchie, sorti le 21 avril 2023.

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The Covenant (officiellement Guy Ritchie's The Covenant pour le distinguer d'autres films du même noms) est un film de guerre en contexte contre-insurrectionnel (ici l'Afghanistan en 2018) comme il en fleurit depuis le mitan des années 2000 avec des réussites et une sincérité plus que contrastées (selon la même mode que les films sur la guerre du Vietnam du mitan des années 1970 aux années 1980). Outre une certaine qualité scénaristique et artistique (tant dans la mise en scène que le jeu d'acteur et la bande originale), The Covenant se démarque de l'essentiel des films du genre en ce qu'il soit le seul (sauf erreur de l'auteur de ce billet) dont le thème central fut la guerre en Afghanistan depuis la reprise de Kaboul par les Talibans le 15 août 2021 (ce qui est en soit déjà révélateur d'un malaise profond sur le sujet, que The Covenant a le mérite d'éclairer), et en ce qu'il met en lumière, avec une intimité pénétrante et sans basculer dans la mièvrerie, un aspect de la guerre rarement étudié dans le cinéma (mais aussi en littérature, en sociologie, ou en études militaires...): la relation et les transferts psychologiques et affectifs qui se nouent entre combattants étrangers et locaux dans les guerres de contre-insurrection.

Le film se découpe selon une structure assez classique. Une première partie met en place le contexte et les personnages du scénario, mettant en exergue les tensions qui gouvernent leurs relations: méfiance des militaires de la coalition envers des soldats locaux suspectés d'incompétence, de corruption, voire de connivence avec les Talibans; frustration des interprètes locaux réduits à un rôle de traducteurs alors que l'interprétariat recouvre aussi des fonctions d'analyse de profil et d'intelligence de situation par ceux qui ont la réelle expertise du terrain humain, comme le rappelle judicieusement le personnage d'Ahmed (Dar Salim, acteur irako-danois dont on ferait bien désormais de prêter attention aux performances) au master-sergeant John Kinley (Jake Gyllenhaal, qui démontre encore une fois ici sa capacité à capturer efficacement les idiosyncrasies et les enjeux d'un personnage spécifique, ici un sous-officier de l'US Army, sans sombrer dans le cliché ou l'effusion). Les personnages en eux-même peuvent sembler cliché, en ce qu'ils correspondent typiquement à ce qu'on peut attendre d'un interprète afghan et d'un soldat américain. Cet effet cliché n'est néanmoins ni lourd ni décevant, car il ne devient jamais caricatural (certaines nuances sont toujours préservées, comme la tendance de Kinley à s'irriter de son interprète tout en s'attachant à lui, phénomène bien connu dans les armées sous le néologisme d'"attachiant" pour qualifier certains partenaires locaux), mais sert au contraire à fixer des représentations symboliques (les divergences fondamentales de parcours et d'intérêts entre Kinley et Ahmed; l'atmosphère de survie et d'incertitude de l'Afghanistan de 2018; le pragmatisme de personnages qui veulent simplement faire leur job sans jouer aux héros...) qui seront essentiels pour comprendre la mesure de ce qui se trame dans la suite de l'histoire.

Une seconde partie marque l'accélération du récit dans lequel se noue tout l'enjeu du scénario: l'interprète Ahmed sauve la vie de son supérieur américain en le tirant d'une embuscade Talibane et en le traînant, blessé, sur plus d'une centaine de kilomètre. Cette séquence capture simplement et efficacement toute la tension des évènements en cours: un transfuge des Talibans, devenu interprète pour subvenir à ses besoins et non pour jouer les héros, va prendre des risques incommensurables pour un soldat américain qu'il ne connaissait que depuis peu et dont le pragmatisme bornait parfois à la condescendance. Le caractère risqué, presque suicidaire de cette démarche, face à la menace constante et omniprésente de forces Talibanes dont on considérait alors déjà qu'elles étaient en bonne voie pour reprendre l'intégralité du pays, est mis en avant par la performance de la bande originale, dont les pauses, silences et gradations lentes, les staccatos et les piqués du violoncelle, mettent le spectateur en tension en lui communiquant l'hyper-vigilance et le malaise diffus de tout combattant en milieu hostile (caractéristiques de ce qu'on appelle plus communément la peur), dans un effet qu'on n'avait pas vu depuis Sicario de Denis Villeneuve en 2015 (sans pour autant l'égaler en qualité).

La troisième partie constitue le classique retour du militaire projeté dans son pays, et la dissociation de réalité qui s'ensuit. Kinley retrouve tout ce pourquoi il se bat, son foyer, son épouse, sans pour autant parvenir à en profiter pleinement tant cette réalité paraît fade comparé à ce qu'il a vécu "là-bas". Cette dissociation est vécue par tout militaire projeté dans ses premières missions, qui doit ensuite procéder à un ajustement, un équilibrage interne entre ces nouvelles perceptions de la réalité entre ces enjeux. L'expérience de Kinley est néanmoins magnifiée par une autre dynamique psychique qui prend rapidement toute la place de son esprit: son sentiment de dette à l'égard d'Ahmed, dont on apprend qu'il est entré avec sa famille en clandestinité après que les Talibans, vexés qu'un Afghan ait pu soutirer un prisonnier américain à leur contrôle sur plus de 100km, l'aient inscrit dans leur liste de cibles prioritaires. Dès lors la situation dépasse largement le complexe du survivant pour Kinley, qui se sent le devoir impérieux et inévitable de tenir une promesse perçue à l'égard d'Ahmed. L'obsession est d'autant plus dévorante que Kinley se heurte à l'absurdité kafakienne, déshumanisée et déshumanisante, d'une administration bureaucratiques et incapable de porter assistance à Ahmed sans que l'on comprenne réellement les arguments procéduriers qui entravent l'avancée du dossier (d'apparence simple, Ahmed étant parfaitement éligible à l'asile aux Etats-Unis en tant qu'interprète ayant par ailleurs sauvé un soldat américain "beyond the call of duty" - au delà de ce que le devoir commande). Comme le déclare Kinley au colonel Vokes (Jonny Lee Miller), dont il sollicite l'aide pour obtenir des visas pour Ahmed et sa famille: "Do you think if I could be shot of this debt, I wouldn't be? Do you think if I could just go through the usual channels, I wouldn't? That is not how this debt works. It demands a result, not an appeasement. There is a hook in me." ("Vous croyez que je ne me débarrasserais pas de cette dette si je le pouvais? Vous croyez que si je pouvais me contenter des procédures officielles je ne le ferais pas?  Ce n'est pas comme ça que cette dette marche. Elle demande des résultats, pas un simple apaisement. Il y a une ancre en moi.").

Et c'est là que se noue toute la singularité du message de The Covenant: il révèle, sans artifice, sans propagande, par le simple déroulement naturel du scénario et les comportements parfaitement légitimes et compréhensibles de ses personnages, un phénomène puissant et fondamental mais largement négligé de toute guerre de contre-insurrection menées par des armées projetée sur un théâtre extérieur: le pacte qui se noue entre soldat intervenant (l'étranger) et combattant partenaire (le local). Le générique de fin du film commence par la définition suivante du terme "Covenant" (que l'auteur choisit de traduire par pacte): "a bond, a pledge, a commitment" (un attachement, un serment, un engagement). Le soldat étranger et son partenaire local sont parfaitement conscients de la divergence des intérêts qui les réunissent sur le terrain. Leur relation dépasse néanmoins le caractère nihiliste et utilitariste de ce partenariat de circonstance, et se construit plutôt sur le partage d'une mission commune: destruction d'un ennemi menaçant et protection de la population locale. Quelles que soient les raisons de leur présence côte à côte sur le champ de bataille, le soldat étranger et le partenaire local partagent sur le terrain une communauté d'intention, de destin et d'action qui les lie bien plus fortement qu'une chaîne hiérarchique fonctionnelle ou une conationalité administrative. Un pacte de protection les lie, pacte d'autant plus fort qu'il est conscient de leurs intérêts divergents. C'est ce pacte, son ancrage viscéral, sa réalité indicible que The Covenant s'efforce de manifester (avec succès selon l'auteur).

Dès lors, The Covenant interroge sur une question d'actualité prégnante (et qui l'a déjà été mainte foi dans l'histoire): la rupture de ce pacte, sur ordre d'une élite politique et militaire qui n'a pas partagé la réalité de ce terrain, le sentiment d'impuissance et de trahison des soldats qui le subissent, et le sentiment d'abandon et de désespoir des combattants locaux qui le reçoivent et en porteront les conséquences concrètes. Aujourd'hui les Afghans, hier les Hmongs au Vietnam et les Harkis en Algérie, demain probablement les Kurdes en Syrie, cette trahison maintes fois répétée a eu des conséquences destructrices pour l'équilibre psychologique de soldats qui ont dû défaire leur engagement, rompre leur serment et se détacher de leur mission (à l'encontre des convictions et de l'empathie qui devraient être le socle de leur vocation). La guerre personnelle menée par Kinley pour extraire Ahmed et sa famille dans The Covenant (la quatrième partie du film), constitue à ce titre le fantasme profond et secret de bon nombre des soldats étrangers qui ont eu à faire l'expérience directe de cette trahison, et dont la hiérarchie a systématiquement déçu les promesses d'aide (l'abandon de milliers d'interprètes et de collaborateurs de la coalition, deux ans après son retrait ultime, est un fait notoire) sans jamais apporter d'arguments crédibles à cette déception (combien d'entrepreneurs politiques et commerciaux Afghans et leurs familles ont eu priorité sur des combattants et des interprètes pour l'obtention d'un visa français, britannique ou américain d'urgence en 2021?). The Covenant a le mérite de dépeindre cet aspect peu connu du paysage psychique et affectif contrasté des opérations militaires extérieures, dont la complexité des enjeux et des dynamiques ne sauraient se satisfaire de catégorisations classiques.

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