Ce billet concerne la saga de six romans écrits par Frank Herbert (excluant les deux romans finaux et les nombreux récits annexes publiés par son fils Brian Herbert et Kevin Anderson). Véritable monument de la science fiction contemporaine, la saga Dune (du moins son premier opus) a fait l'objet de nombreux projets d'adaptation au cinéma, de l'échec primordial de Jorodowsky en 1975 à la déception frustrée de David Lynch en 1984, jusqu'au récent succès plus abouti de Denis Villeneuve en 2021 (dont nous attendons fermement la seconde partie au printemps 2024). L'aura presque mystique de l’œuvre pour les admirateurs du genre tient autant à la complexité et à l'originalité de l'univers construit par l'auteur qu'à l'étendue, l'ambition et l'avant-garde de sa portée philosophique et métaphysique, qui en constitue la véritable richesse au delà de la qualité littéraire (qui, soyons honnêtes, n'a rien d'exceptionnel entre personnages parfois caricaturaux, progression mécanique de l'intrigue et descriptions souvent arides et forcées bien que le style s'améliore et se singularise au fil des tomes). Au fil d'un récit couvrant des millénaires d'évolution humaine et d'un prodigieux panorama de destinées individuelles et collectives, Frank Herbert distille des enseignements couvrant les domaines politiques, sociologiques et spirituels qui s'élèvent au delà des vicissitudes et des temporalités d'une époque pour délivrer un message visionnaire et essentiellement humaniste à travers divers axes de réflexion.
Humaniste car l'oeuvre, son univers et ses personnages sont entièrement tournés vers l'être humain qui est l'origine, le centre et la finalité de sa matière littéraire et réflexive. L'ensemble des sociétés humaines décrites dans Dune, au fil de crises et d'avancées majeures (l'exploration interstellaire permise par la technologie de saut hyperspatial, le jihad butlérien face à l'intelligence artificielle, la réunification des systèmes religieux et politiques...) sont parvenues à remettre le développement matériel, technologique et économique à sa place instrumental d'outil de pouvoir et d'action humaine, et de replacer le développement de l'être humain en lui-même au centre de toute conception du progrès et de l'évolution. Hormis quelques groupes déviants tels les Harkonnen, l'ensemble des acteurs de Dune s'efforcent de repousser les limites des capacités physiques, cognitives et spirituelles inhérentes de l'être humain, sans recourir à des artifices déléguant l'exercice de la pensée et de la force à des instruments technologiques ("Les hommes confièrent autrefois leur capacité de penser à des machines, espérant que cela les libèreraient. Mais ces machines ont simplement permis à certains hommes de réduire les autres en esclavage" Dune, 1965). L'être humain redevient la finalité de sa propre évolution, le progrès technique et matériel repassant au second plan des priorités et des considérations tout en restant déterminant dans les jeux de pouvoirs au sein de l'Empire (ainsi du contrôle de l’Épice, substance psychoactive permettant la navigation hyperspatiale, l'augmentation cognitive ou encore la prolongation de l'espérance de vie). La quasi-totalité des acteurs du récit aspirent au développement intrinsèque de l'être humain: les Mentat sont de super-intellectuels, analyses et conseillers stratégiques façonnés par un conditionnement méthodique et approfondi des fonctions cognitives; les Bene Gesserit (sororité d'influence clandestine comparable aux sociétés maçonniques) suivent un conditionnement physique et spirituel total leur permettant de repousser les barrières de la conscience pour maîtriser leurs fonctions mentales et physiologiques à un degré inouï; les héritiers politiques et les officiers militaires poussent l'art de la stratégie, de l'influence et du combat à son paroxysme par un entraînement précoce et constant; les Fremen (peuple autochtone de la planète désertique Arrakis) cultivent une adaptation physique, socio-culturelle et spirituelle parfaite avec leur écosystème... La saga Dune met en lumière un être humain cherchant avant tout à s'améliorer et s'élever par lui-même, dans une quête ouverte incarnée avant tout par les Bene Gesserit (dont le but ultime n'est autre que la perfection continue de l'espèce humaine). Le test rituel d'entrée au sein des Bene Gesserit (le Gom Jabbar) consiste ainsi à mesurer si un individu exploite réellement son potentiel humain, transcendant ses instincts primaires et bestiaux: la recrue prospective doit maintenir sa main dans une boîte simulant une douleur agonisante, et ne la retirer en aucun cas sous peine d'être immédiatement exécutée par une aiguille empoisonnée (elle doit ainsi exercer sa raison et sa volonté pour garder en vue le risque mortel et ne pas se laisser gouverner par sa douleur). Cet "examen d'humanité" est une allégorie fondamentale dans la philosophie de Dune qui repose sur la conscience que l'espèce humaine n'est pas une simple catégorie biologique, mais dispose d'un potentiel d'évolution propre: on ne naît pas simplement humain, on le devient (pour paraphraser Simone de Beauvoir). Cet examen initial se poursuit par un long entraînement à la maîtrise de soi, symbolisée notamment par la "litanie contre la peur", mantra fondamental des Bene Gesserit résumant leur pratique de la maîtrise des émotions par une forme de méditation consciente : "Je ne dois pas avoir peur. La peur tue l'esprit. La peur est la petite mort qui amène l'oblitération totale. Je confronterai ma peur. Je la laisserai me submerger et me traverser. Lorsqu'elle sera passée, je tournerai mon oeil intérieur pour voir le chemin qu'elle a pris. Lorsqu'elle sera partie il ne restera que Moi et rien d'autre"). C'est à l'être humain de réaliser son potentiel, et de repousser les limites de sa conscience extérieure (observation et analyse de son environnement) et intérieure (maîtrise de ses pensées, de son métabolisme, de ses émotions...) pour s'élever au delà de sa condition, de ses injonctions psychiques et physiologiques, et des contingences de son environnement: "Puisque tout individu n'est in fine responsable que devant lui-même, façonner le soi requiert notre plus grand soin et attention" (Chapterhouse:Dune, 1985).
Ce développement de l'être humain souffre néanmoins de l'oppression de systèmes politiques qui constitueront les antagonistes les plus directs et évidents des personnages principaux de la saga. L'intrigue immédiate du récit repose ainsi sur la lutte contre l'inclination naturelle et névrotique des systèmes de gouvernement humain à tendre vers une forme d'exploitation des masses par une élite. Les trois premiers romans (Dune en 1965, Dune Messiah en 1969, Children of Dune en 1976) se concentrent ainsi sur le combat de Paul Atreides dit Muad'Dib (héritier de la puissante famille Atréide) contre l'oppression du féodalisme patrimonial l'Empire (dont la dérive répressive, cruelle, confiscatoire et esclavagisante est symbolisée au plus au point par la baronnie Harkonnen, ennemie jurée de la famille Atréide), puis le combat des enfants de Paul contre la théocratie totalisante et fondamentaliste qui s'est fondée, malgré lui, sur le mythe de leur père. Evoquant l'héritage de son père, Leto II affirme ainsi: "Tout gouvernement tend inéluctablement à évoluer vers une forme aristocratique. Aucun gouvernement dans l'histoire n'a échappé à ce schéma. Au fur et à mesure que se développe cette aristocratie, le gouvernement tend de plus en plus à n'agir que pour les intérêts exclusifs de la classe dirigeante, qu'il s'agisse d'une monarchie héréditaire, d'une oligarchie financière, ou d'une bureaucratie enracinée."Face à cette tendance oligarchique réduisant l'être humain à une ressource à exploiter, empêchant ainsi le développement et l'évolution de l'humanité entière, la famille Atréide apparaît comme le moteur d'une révolte émancipatrice sans cesse renouvelée ("Muad Dib doit toujours représenter cette indignation intérieure contre la complaisance des puissants, contre les charlatans et les fanatiques dogmatiques. Car il nous a enseigné une chose par dessus tout: que les êtres humains ne peuvent endurer que dans une fraternité de justice sociale" Children of Dune) visant à libérer la liberté et la créativité humaines d'un système d'ordre téléologique définissant l'ordre comme une fin en soi, et non comme condition de la liberté et du progrès humain ("Toute civilisation repose sur la qualité des individus qu'elle produit. Si l'on sur-organise et sur-réglemente les êtres humains, si l'on supprime leur aspiration à la grandeur, ils ne peuvent fonctionner et leur civilisation s'effondre" Children of Dune / "Il n'existe pas de créativité qui soit gouvernée par des règles" God Emperor of Dune, 1981). C'est ce même combat que poursuivent les Bene Gesserit, dont plusieurs mères supérieures héritent de la lignée Atréide, dans les deux derniers romans (Heretics of Dune en 1984 et Chapterhouse Dune en 1985) face à la bureaucratie totalitaire, étouffante et mortifère des Honorées Matriarches : "La bureaucratie détruit l'initiative. Les bureaucrates haïssent l'innovation par dessus tout, principalement l'innovation qui produit de meilleurs résultats que les anciennes routines. Tout progrès révèle l'ineptie des membres de l'élite." (Heretics of Dune, 1984). Cette libération de l'oppression est un processus continu, tout comme la sublimation d'une pulsion ou le dépassement d'une addiction, cadencé par des ruptures majeures comme l'incarne la structure rythmique de chaque roman: une longue mise en place de l'intrigue, des rapports de force et des préparatif de chaque antagoniste, qui explose dans une conflagration frénétiquement accélérée dans les 100 dernières pages. C'est donc un combat de chaque instant pour l'espèce humaine, marqué par ses mouvements profonds et ses percées spectaculaires (que seules l'Histoire retiendra).
Ainsi libéré de tout frein socio-politique (bureaucratique, oligarchique ou tyrannique) à son propre développement, l'être humain doit s'émanciper d'une seconde inclination castratrice, cette fois plus intime et insaisissable: son obsession pour l'absolu. L'être humain selon Frank Herbert doit chercher à s'affranchir de son besoin primordial de rationaliser son univers en le réduisant à des lois immuables et des singularités éternelles, et son existence en l'enfermement dans des buts et des destinées prédéterminées. Dans God Emperor of Dune (1981), Leto II instaure une tyrannie millénaire dont l'objectif est, paradoxalement, de libérer la puissance créatrice et chaotique de l'humanité qui s'était emmurée dans la complaisance passive d'un destin fixé d'avance (par la croyance en la capacité de Paul Atréides et ses héritiers à voir le futur et donc à tracer un chemin unique vers un avenir radieux, au mépris de tout libre-arbitre): "[Muad'Dib] combattait la tentation de choisir un chemin clair et sûr, avertissant qu'un tel chemin conduirait inéluctablement à la stagnation" (Dune, 1965) / "[Muad'Dib] nous a montré que les hommes devaient toujours choisir l'incertain sur le certain. [...] Abandonnez toute certitude! C'est la plus profonde aspiration de toute vie. C'est le principe même de la vie." (Children of Dune, 1976). Toute liberté humaine, toute réalisation du potentiel de l'humanité, n'est possible que par la prise de conscience de la transience de toute chose dans l'Univers (nous préférons l'anglicisme "transience" au terme français consacré "impermanence" qui souffre d'une connotation négative) de toute chose dans l'Univers. Pour réellement embrasser son évolution, l'être humain doit accepter que tout change, que rien ne reste figé, aussi terrifiant ce constat soit-il (terrifiant car aucun d'entre nous ne laissera d'héritage fixe et éternel après la mort): "Toute croyance en des singularités, en des absolus uniques, nie le mouvement, même le mouvement de l'évolution. Persister dans la représentation d'un univers granulaire vous rend aveugle au mouvement. Lorsque les choses changent, votre univers absolu se dissipe de vos perceptions auto-limitées. L'univers vous a dépassé." (Heretics of Dune, 1984). Cette transience suppose également que notre existence n'a aucun but prédéterminé ("Le mystère de la vie n'est pas à un problème à résoudre, mais une réalité à vivre" Dune, 1965), et que notre évolution n'a pas de point d'arrivée ("Dans la perfection, toute chose sombre dans la mort" Dune, 1965). L'évolution de la vie (humaine ou autre) est un chemin ouvert, tout comme le sens de l'Univers n'est que création. Ainsi nous ne sommes pas destinés à réaliser un but: nous somme le but car nous fixons notre but propre et ainsi nous créons la marche de l'Univers ("Ne soyez pas piégés par le besoin d'accomplir une chose, ainsi vous pourrez tout accomplir" Dune Messiah / "Le Savoir est inutile sans but, mais le but est aussi ce qui nous enferme dans des murs" Children of Dune). Loin de nous réduire à une condition absurde nous enjoignant à nous recroqueviller dans la souffrance de penser que rien n'a de sens, cette philosophie nous libère et nous appelle à l'action puisqu'elle nous permet de créer nous même le sens que l'on cherche à notre vie:"Restreignez vous à l'observation, et vous passerez à côté de votre propre vie. [...] Les observateurs pleurnichent et se plaignent que les opportunités leur échappent. Ils refusent d'admettre qu'ils peuvent créer leur propre chance." (Chapterhouse: Dune, 1985)
Si l'on peut regretter que la saga Dune n'ait pas davantage exploré la dimension émotionnelle et affective de la condition humaine (les personnages des romans sont en effet dans un tel degré de maîtrise et de refoulement de leurs émotions, au nom d'une performance intellectuelle optimale, qu'ils en apparaissent parfois, ironiquement, inhumains), saluons ainsi la philosophie profondément humaniste qu'elle déploie, appelant l'ensemble de l'espèce humaine à l'émancipation de ses deux inclinations inconscientes les plus délétères (l'oppression et la fixation), pour embrasser le changement et la liberté créatrice qui est, in fine, son seul véritable but.