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Quelques chiffres bruts pour commencer :
Selon l'INSEE, nous avons en France une population d'environ 30 millions en âge de travailler, demandeurs d'emploi inclus. Source :https://www.insee.fr/fr/statistiques/4277653?sommaire=4318291
Selon le Ministère du travail, nous avons 700 000 nouveaux retraités par an. Source : https://travail-emploi.gouv.fr/retraite/le-systeme-de-retraite-actuel/article/chiffres-cles-retraite
Selon la DARES (organisme de statistiques dépendant du Ministère du travail), on compte 8 millions de salariés dont le travail comporte de la pénibilité. Cela correspond donc à 26% de la population active. Il faudrait aussi y ajouter les personnes arrivant usées en fin de carrière (exemple d'une vendeuse constamment debout), mais restons sur ce pourcentage de 26%.
Petite règle de trois :
Soient les 700 000 nouveaux partants à la retraite, 26% de cette population correspondrait grosso-modo à 186 000 personnes. Parmi elles, certaines pourront partir en retraite anticipée, mais pourraient partir à la retraite à 62 ans au lieu de 60 ans aujourd'hui.
« Actuellement, le dispositif de retraite anticipée pour incapacité permanente d’au moins 10 % à la suite d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle donne droit, sous certaines conditions, à une retraite à taux plein à 60 ans. Ce départ anticipé sera donc repoussé de deux ans avec la réforme des retraites ».
Source : https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2023/01/25/penibilite-au-travail-ce-que-change-la-reforme-des-retraites_6159224_4355770.html
Nous avons aussi des personnes en situation de handicap qui peuvent partir à la retraite à l'âge de 55 ans, un âge minimal que la réforme ne devrait pas changer selon Madame Borne. Source : https://www.service-public.fr/particuliers/vosdroits/F16337
« Comme aujourd’hui, les personnes en situation d’invalidité ou d’inaptitude pourront partir à 62 ans à taux plein, les travailleurs handicapés à compter de 55 ans », indiquait la Première Ministre. Si c'est le cas (possibilité de départ à 55 ans) pour les personnes handicapées, le terme « comme aujourd'hui » est donc inexact pour les personnes en situation d'invalidité ou d'inaptitude, puisqu'elles prennent deux ans dans la vue.
Cette population (le handicap ou l'inaptitude) correspond quand même à 100 000 personnes en France admises à la retraite avant l'âge légal.
Voilà pour les chiffres :
Retenons donc les 180 000 personnes au minimum qui pourraient prétendre légitimement partir à la retraite avant l'âge légal de 64 ans prévu pour 2030 par le projet de loi, du fait d'une situation de pénibilité ou d'usure professionnelle.
Et comment faire valoir ces situations ?
il y aura le compte personnel de prévention de la pénibilité (C3P) avec un système de points basé sur une série de facteurs de pénibilité. Selon le gouvernement, il serait élargi à davantage de salariés, plus de 60 000 par an, pour permettre au plus grand nombre de bénéficier de ses « avantages », l'avantage étant encore ici de pouvoir partir 2 ans avant l'âge de 64 ans.
« On créé un dispositif dans lequel on va identifier les métiers qui génèrent de l'usure professionnelle », a expliqué Elisabeth Borne. L'identification n'est donc pas réalisée à ce jour : voilà un projet de réforme quelque peu improvisé pour ce qui concerne la santé des travailleurs. Mais on le savait bien que cette réforme n'a pour but que macro-économique et à l'unique détriment des classes travailleuses (surtout ne pas toucher au « coût du travail »).
Pour ces professionnels - parmi lesquels les carreleurs, les déménageurs - une visite médicale sera prévue à 45 ans et « à partir de 60-61 ans, il y aura une visite médicale permettant un départ anticipé à 62 ans. C'est le médecin du travail qui fera ce suivi », a détaillé la Première ministre.
La médecine du travail, parlons-en !
Son rôle : la médecine du travail est l'exercice professionnel réalisé par un médecin spécialisé, consistant à établir un lien entre le travail et la santé. La médecine du travail agit pour préserver la santé physique et morale des travailleurs.
Selon le site https://www.economie.gouv.fr/entreprises/medecine-du-travail
« Indépendant, le médecin du travail a un rôle exclusivement préventif : son action vise à supprimer les facteurs de risque, surveiller la santé du travailleur en fonction de son âge, et de son milieu de travail et minimiser les conséquences du travail sur la santé.
Ainsi, le médecin du travail ou un infirmier collaborateur rencontre le salarié plusieurs fois au cours de son parcours professionnel : les visites sont obligatoires lorsque le salarié prend ses fonctions, sauf s'il a déjà réalisé une visite au cours des cinq années précédentes. Une visite doit ensuite être effectuée au minimum tous les cinq ans en général.
Le médecin du travail doit aussi conseiller les employeurs afin d’améliorer les conditions de travail et diminuer les risques professionnels. Dans ce cadre, il peut être amené à effectuer des visites sur les lieux de travail. Chaque année, il rédige un rapport informant notamment le comité d'entreprise et l'employeur des risques professionnels de l'entreprise ».
La fréquence des visites médicales est passée à 5 ans (maximum, pour les salariés « dont les postes ne présentent pas de risque particulier ») par la loi dite Travail de Mme El Khomri. Source : https://www.radiofrance.fr/franceinter/loi-el-khomri-la-medecine-du-travail-modifiee-4161514
Il faut dire qu'il peut se passer pas mal de choses en cinq ans en terme de santé au travail, mais avec la loi El Khomri, déjà inspirée par un certain Emmanuel Macron, la santé au travail semblait accessoire. L'alibi était notamment la faible population des médecins du travail.
Selon https://www.radiofrance.fr/franceinter/loi-el-khomri-la-medecine-du-travail-modifiee-4161514, à l'époque en 2016, « selon les organisations syndicales, le projet de loi désinvestit totalement le médecin du travail de sa mission première de "veilleur" et prive les salariés d'un "outil majeur de protection sociale »... « Les syndicats, dont la CGT et la CFDT, ont récemment adressé une note au ministère de la Santé. Un appel à ne pas confondre « médecine du travail et médecine de contrôle »... « Le gouvernement, lui, justifie ces mesures par le nombre de médecins du travail, qui ne cesse de reculer en France. 6 000 en 2006, moins de 5 000 aujourd'hui. Et moitié moins d'ici à quinze ans, d'après les prévisions de l'Etat ».
Bernard Salengro, du syndicat des médecins du travail, indiquait ceci en 2016 : « C'est une dérive sécuritaire de la médecine du travail ».
Avec le projet Macron-Borne de 2023, cette confusion entre « médecine du travail et médecine de contrôle » est toujours bien présente et assumée dans l'esprit de nos ministres.
Un communiqué de presse du SNPST, syndicat relativement corporatiste des médecins du travail, montre à quel point ceux-ci et celles-ci sont mécontents du rôle que voudrait leur attribuer le gouvernement dans le cadre de cette réforme. Source : https://www.snpst.org/communique-de-presse-sur-le-projet-de-loi-retraite-04-01-2023/
En résumé de ce communiqué, « Imposer l’allongement de la durée de cotisation et reculer l’âge de départ à la retraite ne feront qu’aggraver l’état de santé des travailleurs et les inégalités sociales... La visite médicale obligatoire à 61 ans pour décider qui part à taux plein est un détournement des missions de professionnels de santé au travail. La sélection ne fait pas la prévention. ».
Il est clair enfin que la démographie des médecins du travail s'est encore réduite depuis 2016 et leur pyramide des âges est éloquente.
Un rapport sénatorial https://www.senat.fr/rap/r19-010/r19-0109.html (intitulé RELEVER LE DÉFI DE LA DÉMOGRAPHIE MÉDICALE) le montre par ce graphique et indique de plus les difficultés d'attractivité de cette branche de la médecine :
« La situation actuelle de la médecine du travail fait craindre aux potentiels aspirants à cette spécialité, compte tenu des moyens matériels limités des SST et d'éventuelles pressions de la part des employeurs, l'incapacité en pratique d'assumer leurs obligations déontologiques et réglementaires dans de bonnes conditions. La possibilité pour l'employeur de saisir le conseil de l'ordre d'une plainte contre le médecin du travail, ouverte depuis une modification réglementaire de 2007 et confirmée par la jurisprudence administrative, a été particulièrement mal accueillie par la profession ».

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En conclusion :
Reprenons les propos de Mme Borne : « à partir de 60-61 ans, il y aura une visite médicale permettant un départ anticipé à 62 ans. C'est le médecin du travail qui fera ce suivi ».
Si ce projet de loi sur les retraites passe, avec un âge légal à 64 ans, il y aurait des dizaines de milliers de travailleuses et travailleurs (peut-être 100 000, voire plus), atteints d'usure professionnelle, qui pourraient solliciter une visite médicale pour juste partir à l'âge de 62 ans.
Or, outre que la vocation des médecins du travail est de protéger la santé des personnes au travail et non pas de contrôler si oui ou non, elles peuvent bénéficier d'une retraite anticipée, leur nombre trop restreint rend impossible de satisfaire toutes les demandes qui pourraient leur parvenir.
Cette histoire de visites médicales est de fait utilisée pour « noyer le poisson » des effets de cette réforme sur la santé des travailleurs, en faisant du « cas par cas » dont on sait qu'il y a toujours beaucoup de déçus.