En illustration de ce que disait Jaurès, les réflexions du chercheur en socio-économie Éric Bosserelle (dont le champ de recherche est consacré aux transformations structurelles du capitalisme, aux changements institutionnels en longue période, aux guerres, au développement des systèmes d’armement et à la croissance économique) sont stimulantes et éclairantes.
Guerres, transformation du capitalisme et croissance économique :
En 2009, il écrivait ceci dans la Revue de socio-économie (article intitulé Guerres, transformation du capitalisme et croissance économique) : « les deux conflits mondiaux et le développement des systèmes d’armement qui les ont accompagnés et prolongés, ont joué un rôle déterminant dans la transformation du capitalisme et, par conséquent, dans les performances enregistrées au cours des années 1950 et 1960 ». Il ajoutait que les guerres ont été l'occasion de ruptures (au sens de transformations) dans la marche du capitalisme.
https://www.cairn.info/revue-l-homme-et-la-societe-2008-4-page-219.htm
En 2011, dans un article intitulé « La guerre économique, forme moderne de la guerre ? », il ajoutait : « Alors que pour la première fois depuis 1945, la décennie 1990 s’est accompagnée d’une réduction substantielle des dépenses militaires, au cours des dix dernières années, celles-ci ont fortement progressé à l’échelle mondiale. Or, comme le confirme l’expérience historique, l’augmentation des budgets militaires accroît fortement la probabilité de survenance de conflits. Au-delà de la seule question des dépenses militaires, d’autres menaces qui entretiennent des liens étroits entre elles ne sauraient être négligées. Au premier rang de celles-ci figure le caractère asymétrique de la mondialisation.
La dynamique de la mondialisation est une dynamique profondément inégalitaire puisque deux milliards d’individus environ (un tiers de la population mondiale) en sont exclus. Comme l’a souligné fort justement J. Stiglitz, la persistance de la pauvreté alimente la tentation de radicalisme de populations, de mouvements, d’États, qui ne perçoivent nullement les bénéfices d’une organisation multilatérale de l’économie mondiale [Stiglitz, 2002]. Elle suscite, de fait, des oppositions et des contestations qui sont appelées à se radicaliser. C’est pourquoi la dynamique inégalitaire du système mondial actuel est à elle seule potentiellement porteuse de risques de déclenchement de conflits, de dérèglements politiques et sociaux, qu’à l’évidence les seuls mécanismes du marché ne peuvent endiguer. C’est dire combien les économistes libéraux se sont trompés en affirmant que la mondialisation était pacificatrice [Martin, Mayer et Thoenig, 2008] ».
https://www.cairn.info/revue-francaise-de-socio-economie-2011-2-page-167.htm
En 2023, Bosserelle (article « Cycles longs et cycles de guerre : un débat relancé par la situation en Ukraine ? ») conclut son article ainsi :
« La guerre en Ukraine peut être le prélude au déclenchement d'un nouveau grand conflit systémique, mais il ne saurait s'agir d'un événement dont la survenance était inéluctable, prévisible, car inscrite (programmée ?) dans la dynamique de cycles longs. Une telle lecture demeure mécaniste et déterministe. Pour autant, aujourd'hui, bien que le capitalisme mondial soit toujours enlisé dans une longue phase de difficultés économiques majeures, les travaux qui ont été menés sur la question des guerres et des Kondratiev sont stimulants, car ils invitent à s’interroger sur la poursuite du leadership américain dans un monde désormais fragmenté ».
https://www.cairn.info/revue-francaise-de-socio-economie-2023-2-page-243.htm (article payant)
Pour les capitalistes, si la guerre n'existait pas, il faudrait l'inventer :
Les guerres sont une bénédiction pour le capitalisme et sa croissance. On se souvient des récents propos (septembre 2023) de Sébastien Lecornu, Ministre français de la défense, concernant les ventes d'armes françaises à l'Ukraine en guerre : « Ce sont des opportunités pour l'industrie française, il faut assumer ». Encore un clone de Macron !
Evidemment, au delà de la nécessité économique pour le capitalisme de promouvoir ses complexes militaro-industriels, la nécessité de faire des profits et de trouver des débouchés, il faut des passions humaines, des passions tristes, des idéologies qui ont pour nom la haine, le nationalisme, le sentiment impérial et l'impérialisme, la connerie, la volonté de puissance, pour que des guerres se préparent et se déclenchent.
De l'Ukraine à la Palestine, des chaînes de responsabilité qui enchaînent les peuples :
Le conflit en Ukraine est emblématique de cela. Poutine en porte la responsabilité essentielle, mais les questions autour du « leadership américain » et de son devenir ne doivent pas être évacuées.
Ce qu'il y a d'intéressant, si j'ose m'exprimer ainsi, avec les guerres, c'est qu'elles trouvent toujours des sources de motivation : une chaîne de responsabilité qui peut remonter à loin dans le temps, des envies de revanches, voire des questions « existentielles » (terme très à la mode actuellement).
Pour Poutine, avec son désir de mettre la main sur l'Ukraine, c'est bien commode de pointer la « faute à Lénine » d'une part, et d'autre part d'invoquer des questions de sécurité liées à l'élargissement de l'OTAN vers les pays de l'Est de l'Europe. Ce faisant, il en arrive à faire que ces mêmes pays d'Europe de l'Est demandent leur adhésion à l'OTAN, soit l'exact contraire de l'effet recherché.
Pour les dirigeants de l'Etat israélien (et sans doute la majeure partie des Israéliens), la guerre qu'ils mènent au peuple palestinien ne serait due qu'aux attaques meurtrières perpétrées par la branche armée du Hamas le 7 octobre dernier. Un peu court comme justification, faire comme si la situation d'oppression coloniale qui dure depuis 75 ans n'y avait joué un rôle. Mais qui en Israël pour le reconnaître ? Rares y sont les voix contestataires.
En conclusion :
Dans les guerres, il convient de ne jamais « penser contre soi », toujours contre les autres : ne jamais douter et surtout ne jamais faire douter.
Commencer à « penser contre soi », à réfléchir à ses propres responsabilités, serait un début de sortie de conflit. Mais, pour des gens dopés à l'adrénaline de la domination, ces vrais crétins, c'est rare. En général, non satisfaits de se remettre en cause, ils empêchent par tout moyen d'empêcher toute forme d'opposition aux guerres qu'ils mènent.
En fait, les guerres cessent quand leur coût devient prohibitif, quand « l'open bar » de la course aux armements se tarit, mais surtout quand le coût humain est si important que les peuples se mettent à retourner les armes contre ceux qui les commandent.
C'est déjà arrivé. Gageons que ça se passera encore. Et quand il faudra « reconstruire le pays», il ne faudra pas oublier de faire aussi le ménage quant aux fauteurs et profiteurs de guerre, leur faire « assumer » leurs conneries.
En attendant, de multiples conflits ont lieu dans le monde, avec leurs litanies de victimes, pour la plupart civiles. A nos petits niveaux, nous pouvons contribuer à ce que ces conflits cessent et ceci dans le sens de la justice pour les populations qui les subissent : manifestations, boycott, grèves, soit toutes formes de pressions sur les fauteurs et profiteurs de guerre que sont Etats et capitalistes.