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Billet de blog 12 novembre 2023

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Marcher ou ne pas marcher, en connaissance de cause.

Si la nécessité de rejeter et de combattre l'antisémitisme ne saurait faire l'objet d'aucune tergiversation, a fortiori dans un pays comme le nôtre meurtri par les tueries de mars 2012 à Toulouse ou encore l'attaque de l'Hyper Casher de janvier 2015 à Paris, une telle lutte ne nous semble pas pouvoir être menée dans la confusion et en présence de postures insincères voire irresponsables...

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Si la nécessité de rejeter et de combattre l'antisémitisme ne saurait faire l'objet d'aucune tergiversation, a fortiori dans un pays comme le nôtre meurtri par les tueries de mars 2012 à Toulouse ou encore l'attaque de l'Hyper Casher de janvier 2015 à Paris, une telle lutte ne nous semble pas pouvoir être menée dans la confusion et en présence de postures insincères voire irresponsables, ainsi que donne à le voir l'appel à une Marche pour la République et contre l'antisémitisme lancé par les présidents des deux chambres parlementaires (Le Figaro, 7 novembre 2023), dans le contexte de la recrudescence des actes antisémites visant les citoyens de confession et/ou de culture juive de notre pays, ensuite de l'attaque perpétrée par le Hamas le 7 octobre dernier et de l'offensive israélienne qui se poursuit depuis lors sur la bande de Gaza. 

1. Sur les termes de l'appel tout d'abord, il n'est que de constater que si la tribune de Madame Braun-Pivet et de Monsieur Larcher revient bien sur l'attaque sanglante commise par le Hamas ainsi que la prise d'otages qui s'en est suivie - qui pourraient, selon différents experts en droit international humanitaire, être qualifiée de crime de guerre voire de crime contre l'Humanité -, elle ne dit en revanche rien sur les milliers de morts palestiniens tués sous le coup notamment de bombardements israéliens massifs menés depuis cette même date sur la bande de Gaza, dans le cadre de ce qui se voulait être une riposte légitime - mais qui, de l'avis des mêmes experts internationaux, pourrait revêtir des qualifications semblables à celles, précitées, employées au sujet des agissements du Hamas (1) -.

Ce faisant cet appel, qui se veut "républicain" et qui est censé, à ce titre, prendre appui sur les principes de liberté et d'égalité en droits (DDHC de 1789) et en dignité (DUDH de 1948) de tous les êtres humains, demeure malheureusement silencieux sur "l’égale pleurabilité de toutes les vies" (2) dans la tragédie qui se joue devant nos yeux au Proche-Orient... Ce alors que le président de la République, Emmanuel Macron, vient tout juste, après un long mois de silence, d' "exhorter" Israël à arrêter de bombarder les civils et notamment les bébés, femmes et personnes âgées et d'encourager, dans le même temps, la recherche d'un cessez-le-feu. 

2. Cette occultation devient d'autant plus problématique lorsqu'elle émane de personnalités publiques qui se sont fait les porte-voix d'un "soutien inconditionnel" à Israël allant jusqu'à affirmer, en ce qui concerne Madame Braun-Pivet, que "rien ne doit empêcher" ce pays de se défendre, à rebours de ses prérogatives constitutionnelles et sans doute de l'éthique minimale devant s'attacher à l'exercice de ses fonctions de présidente de l'Assemblée nationale (3). 

Si bien que d'aucuns, à l'instar de Rony Brauman, ancien président de Médecins Sans Frontières, ont pu affirmer que, dans le contexte actuel, une telle marche s'apparentait "plutôt [à] une marche en soutien à Israël, plutôt qu'à une marche en soutien aux Juifs" . 

3. En outre, la référence faîte à la laïcité dans le même appel ("Notre laïcité doit être protégée, elle est un rempart contre l’islamisme") est difficilement compréhensible, si ce n'est par la volonté d'instiller - voire d'importer (4) - l'idée d'un conflit civilisationnel, là où il est question avant tout d'un conflit territorial (5). On relèvera d'ailleurs que le mot de "fraternité" n'est, pas une seule fois, employé dans cet appel. 

Cette référence à la laïcité fait encore davantage sens, lorsque l'on se remémore qu'en pleine polémique sur le port d' "abayas" au sein des établissements scolaires, Madame Braun-Pivet, s'en était allée jusqu'à préconiser l'interdiction de la pratique du jeûne du Ramadan à l'école publique. Alors que, sous sa plume, la présente tribune appelle désormais les Français à se réunir autour des principes de tolérance et de liberté.... (6) 

Comment, dans ces conditions, penser qu'une telle marche serait à même de pacifier la société et de rétablir la cohésion nationale ?

4. Ce qui nous amène à la question des participants à la manifestation. Beaucoup de chose ont été dites et écrites à ce sujet. 

Si le souhait de certains concitoyens de dénoncer unanimement l'antisémitisme, en dépit des termes même de l'appel des présidents des deux chambres parlementaires de notre pays ou encore du positionnement de ces derniers, est compréhensible, la participation à cette manifestation de ceux auxquels pourrait être décerné le qualificatif de "porteurs de haine" employé précisément dans cet appel n'est pas sans poser problème. 

Ainsi comme l'a résumé le journaliste, Jean-Michel Aphatie, une telle présence a ceci d'inédit que " Depuis 1875, jamais l'extrême droite française n'a défilé avec les autorités de la République ". 

Cela vaut bien entendu pour Eric Zemmour - multirécidiviste de l'incitation à la haine raciale - mais aussi pour le Rassemblement national qui n'a formellement jamais coupé avec son passé antisémite, ce que n'avait d'ailleurs pas manqué de souligner la première ministre, Elisabeth Borne, au mois de mai dernier, avant de se faire rappeler à l'ordre par le président de la République (7). 

Mais plus largement, on ne fera pas l'économie de mentionner que d'autres participants ou promoteurs de cette marche, se revendiquant de l' "arc républicain", sont également des pourvoyeurs patentés de haine dans notre pays, lorsque l'on songe - sans être exhaustif - que des représentants de la droite républicaine, tels qu'Eric Ciotti mais surtout Valérie Pécresse n'ont pas hésité un instant à reprendre à leur compte la notion conspirationniste et xénophobe de "grand remplacement" lors de leur campagne électorale pour les dernières élections présidentielles. 

Sans évoquer le ministre de la République, Gérald Darmanin qui, dans le cadre de la même campagne électorale et dans une optique à peine dissimulée de triangulation, expliquait trouver Marine Le Pen "trop molle" dans son traitement du problème musulman (8).

5. Le cas du ministre de l'intérieur est autrement plus problématique lorsque l'on constate que celui-ci a allègrement diffusé une fake news susceptible de troubler gravement l'ordre public, lorsque en réaction aux tags d'étoiles de David découverts en région parisienne, il n'avait pas manqué de déclarer : « L’antisémitisme est un poison qu’il faut combattre. Nous regrettons bien évidemment que cela soit dans une forme d’islam radical ou dans une forme d’ultragauche que cela se rejoigne dans la haine des juifs ».

Alors que cette déclaration attribuant la paternité desdits tags à l'ultragauche ou aux islamistes a depuis lors été contredite aux termes de l'enquête judiciaire menée par la sûreté territoriale de Paris, le service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum) rattaché à Matignon et le ministère des affaires étrangères, qui a solennellement dénoncé une tentative d'ingérence russe dans les termes suivants 

Cette nouvelle opération d’ingérence numérique russe contre la France témoigne de la persistance d’une stratégie opportuniste et irresponsable visant à exploiter les crises internationales pour semer la confusion et à créer des tensions dans le débat public en France et en Europe ".

Cette faute politique majeure n'a à ce jour donné lieu à aucun mea culpa de l'intéressé ni à aucune sanction de la part de l'Elysée, alors même qu'Emmanuel Macron, dans sa lettre aux Français publiée hier, n'a pas manqué de souligner que la " lutte contre l’antisémitisme ne doit jamais nous diviser ni jamais conduire à opposer certains de nos compatriotes à d’autres ".

Dans une démocratie digne de ce nom, un ministre de l'intérieur, qui aurait à ce point manqué à son devoir de maintenir et de ne pas mettre en péril la paix civile, n'aurait eu d'autre choix que de démissionner.  

6. Autant de postures, de faux-semblants, de confusions potentielles et d'irresponsabilités qui pouvaient justifier l'absence de participation à "une" marche de lutte contre l'antisémitisme, alors que le combat contre ce fléau devrait faire l'objet d'une lutte sincère, cohérente et résolue par les pouvoirs publics, au même titre que l'ensemble des autres formes de racisme, ainsi que le rappelait, en des termes particulièrement limpides, le "collectif juif décolonial" Tsedek! 

En France comme en Israël, la lutte contre l’antisémitisme est détournée par les pouvoirs publics et utilisée comme un outil de légitimation de politiques autoritaires et racistes. L’antisémitisme apparaît comme un mal anhistorique et l’antisionisme comme sa forme réactualisée. Des postulats, fort contestables, qui permettent de fondre la gauche, Hitler et les Palestinien·ne·s dans un ennemi commun. Dans ce cadre, cette “lutte contre l’antisémitisme” facilite la montée des extrêmes-droites, le renforcement de l’islamophobie et le recul des libertés politiques. Ce détournement coupe les Juif·ve·s des autres minorités nationales et des forces politiques de gauche. Pourtant, comme les autres, ils et elles paient cher le prix des politiques racistes et antisociales du gouvernement. 

 La captation de la mémoire de la Shoah et des termes associés à l’histoire juive européenne est une constante dans la propagande de guerre israélienne. Elle n’est pas sans effets délétères sur la lutte contre l’antisémitisme si nécessaire aujourd’hui. Dans le contexte actuel, en France, les Juif·ve·s sont d’autant plus vulnérables qu’ils et elles sont de plus en plus isolé·e·s. Il est difficile d’imaginer une situation plus confuse que celle qui s’est aujourd’hui imposée, dans laquelle la lutte contre l’antisémitisme est détournée par des acteurs politiques qui facilitent en retour la circulation de l’antisémitisme ". 

(1) Voir en ce sens, le précieux travail de décryptage et d'explicitation effectué par Johan Soufi, juriste international, sur Twitter notamment mais aussi la lettre cinglante de démission de Craig Mokhiber, directeur du bureau New York du Haut-Commissariat aux droits humains. 

(2) "Condamner la violence", Judith Butler, AOC, 13 octobre 2023. Peut être également lue, à ce sujet, la tribune suivante signée par un collectif d'universitaires :  Guerre Israël-Hamas : « Pour défendre la paix, il faut d’abord reconnaître qu’une vie vaut une autre vie », Le Monde, 16 octobre 2023.

(3) Sur ce point, lire : « Un glissement pro-israélien de la France ? », Béligh Nabli, Nouvelobs.com, 25 octobre 2023.

(4) Lire à ce sujet : "Sur l’« importation du conflit israélo-palestinien » en France", Rafik Chekkat, Middleeasteye.net, 14 mai 2021. 

(5) Au surplus, la défense ainsi exhibée de la laïcité se garde bien de faire une allusion quelconque au gouvernement d'extrême-droite et à la doctrine réactionnaire et messianique qu'il ne craint d'afficher à la face du monde.  

(6) " Par-delà leurs différences et leurs divergences, tous les républicains doivent se rassembler, pour réaffirmer l’essentiel : les valeurs qui fondent notre République, les principes de tolérance et de liberté grâce auxquels chacun en France doit pouvoir vivre en paix, quelles que soient ses origines et ses croyances ".

(7) « La présence sidérante du RN à la manifestation contre l’antisémitisme est le signe d’une profonde recomposition du jeu politique », Grégory Kauffmann, Le Monde, 12 novembre 2023 : "Nous y sommes : le travail de normalisation de Marine Le Pen a permis au Rassemblement national de se débarrasser de ce lourd passé. La manifestation de dimanche restera un moment essentiel dans l’histoire du parti d’extrême droite : un plafond de verre a explosé. Emmanuel Macron et les forces politiques du pays ont participé, à leur manière, à ce mouvement en pratiquant le mimétisme rhétorique, en reprenant les éléments de langage du Front national, en l’intégrant dans la famille républicaine et en soulignant, pendant les débats parlementaires, le comportement responsable des députés RN face à la dissipation et à la violence verbale de ceux de La France insoumise [LFI]". 

(8) Sur les récents errements liberticides du ministre Darmanin, voir par exemple notre précédent billet Mediapart Le Club : Liberté de manifestation : le péril Darmanin, 22 octobre 2023. 

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