Comme un indien dans la chienlit
Michel Laguës
Que me reste-t-il de ce fameux mois de mai ? Comme pour un coureur de fond qui approche de la ligne d’arrivée, un virage dans ma vie : j’avais accompli une mission – faire des études conformes aux souhaits de mes parents – et j’allais enfin partir autour des univers, découvrir le vrai et le beau … Rien à voir avec la chienlit, les petites fleurs épanouies entre les pavés du quartier latin. Rue Pierre Larousse à Malakoff, Supelec dont je serais libéré un mois plus tard, montrait une tranquillité exemplaire durant ces « évènements ». Pourtant, la malice du sort me choisit un stage de fin d’étude à la Sorbonne, en ce joli mois de mai !!! Dans le laboratoire de Cristallographie du professeur Authier. J’y appris tout sur la diffraction des rayons X et les diagrammes de Laue …
Aux premières loges, bien sûr, je me souviens de la Cour où les étudiants en goguette rencontrèrent au fil des jours des profs, des chercheurs, et quelques ouvriers et passants de toutes sortes. Ambiance de récréation, au sein d’une foule dense, bigarrée, emplie de rêves et d’espoirs, le monde était devenu onirique. J’y mêlai ma conversation quotidienne avec des rencontres joyeuses, je participai à moult débats et conférences.
La Sorbonne comportait alors une partie scientifique, dans la partie nord des bâtiments. Un matin, en arrivant pour manipuler mon diffracteur, je croisai un chercheur à genoux dans le magnifique couloir qui menait à la salle de manip : tenant une truelle à la main, il montait un mur de briques pour obstruer la communication avec la partie littéraire de l’Université et protéger un précieux matériel de mesure. Le contraste entre ce chantier brut, et les décorations splendides ornant les murs était étonnant et drôle.
Un autre jour, entraîné par des amis, je me suis retrouvé Boulevard Saint Michel, à hauteur de l’Ecole des Mines, en train de participer à la construction d’une barricade. Nous étions face à un cordon compact de CRS, immobiles depuis des heures, et nous creusions méthodiquement le pavage du boulevard en lançant derrière nous les pavés extraits du revêtement. Je revois l’un de ces pavés rebondir sur l’aile d’une 2CV garée à gauche – en descendant le boulevard –, et j’entends encore la réaction d’un participant à cette destruction-construction dire « Attention ! C’est une voiture de prolétaire, il ne faut pas l’abimer … ».
Au-delà de ces anecdotes et de bien d’autres, j’étais abasourdi. Abasourdi par cette effervescence, « insensée » me semblait-il. Ce n’est pas que je ne comprenais rien, je savais certes que personne n’y comprenait rien. Mes 22 ans résonnaient d’une soudaine ignorance, mes combats, ma culture et mon inculture, mes idéaux, tout se rebellait contre le tsunami. Je fréquentais alors le bidonville de La Campa à la Courneuve comme bénévole d’Aide à toute détresse (ATD quart monde aujourd’hui), et j’avais le sentiment d’être entouré d’enfants gâtés qui cassaient leurs jouets, de jeunes bobos faisant un caprice … Aucun représentant du quart monde, aucun migrant, aucun véritable membre défavorisé de notre société n’était présent dans ces revendications … Bien sûr il n’y avait pas que des étudiants à la Sorbonne, mais ils étaient largement majoritaires. Souvenons-nous qu’il y a un demi-siècle, les étudiants venaient en moyenne de milieux aisés*[1].
Je comprenais les slogans anti-gaullistes – 10 ans ça suffit –, bien que pour mes chers parents, résistants médaillés de la première heure, la seule démocratie pensable en France était synonyme de De Gaulle. Je comprenais aussi notre génération « Baby boom » qui en avait assez d’entendre parler de la guerre mondiale comme seule référence politique, sociale, morale …
Pourtant, la construction des barricades lorsque des centaines d’étudiants récoltaient des pavés, pour les lancer sur les CRS, impeccablement rangés, sans un mouvement, vingt mètres plus bas, m’a laissé une image gravée pour toujours. Que se passait-il dans la tête de ces gars-là, de notre âge ou braves pères de famille ? Quelle était leur vision de ce présent hallucinant, à deux pas de la plus vieille université française, du Panthéon, du Collège de France, du Musée de Cluny … ?
Aujourd’hui, je regrette d’être passé à côté de ce que je perçois maintenant comme un des évènements fondateurs de notre société, porteur de petites étoiles comme la tolérance et la solidarité -nous sommes tous des juifs allemands ? –, l’esprit frondeur, l’humour parfois bête et méchant, une nouvelle sensibilité à l’écologie – La Gueule Ouverte et Reiser –, et bien sûr la libération des mœurs – Wolinski – ouvrant la voie à la loi Veil.
Comme moi, les physiciens verront peut-être en ce ciel étoilé qui nous reste du printemps latin, une analogie avec le prodige de la « diffraction » : posez-en un sur une table et arrosez-le de rayons X, il en sortira un firmament de points lumineux qui représentent la structure du matériau sous un nouveau regard, dans un nouvel espace. Ainsi le rayonnement de Mai 68 pourrait-il éclairer nos valeurs, notre liberté, voire notre fraternité ?
*[1] Il y a actuellement plus de 2 millions et demi d’étudiants en France, il y en avait moins de 700 mille en 1968, soit près de 3 fois plus aujourd’hui relativement à la population totale.