Ils sont élégants dans leurs fins costumes aux couleurs sobres. Leur ton est calme, leurs manières policées, leurs mots généralement choisis et sous-pesés. Si on les croisait sur le même trottoir, aucune peur physique ne nous pousserait à en changer. Avec eux, on n’a besoin de traverser la rue que pour trouver du travail, pas pour se protéger d’un risque immédiat et direct de brutalité.
D’autres, accoutrés de couleurs criantes et agressives comme le jaune fluo, le rouge syndical, le vert environnemental ou le blanc hospitalier, vocifèrent. Parfois, ils vont jusqu’à insulter, perturber directement des activités ou casser des objets. Ils ont l’impolitesse de réclamer ostensiblement des droits et de la solidarité. Quand ils sont sur les trottoirs, ils ont l’outrecuidance de prendre toute la place et on ne peut alors même pas traverser.
Du point de vue des apparence, sur l’échelle de Richter de la politesse, on préfèrera forcément les premiers aux secousses des seconds, mais ce serait en oubliant les conséquences. Il en retourne bien plus que de mots et de morgue, il est question de vie et de mort. La mort, elle aussi, apparaît calme et paisible. Le défunt est droit dans ses bottes, rassurant par sa prévisible rigidité figée. Doit-on pour autant préférer la mort au vacarme excité de cette vie mouvante et criante ?
Car dans le plus grand calme et sans un mot plus haut que l’autre, l’élégance en costume et sa poigne de velours condamnent de plus en plus de monde à une mort lente, par écrasement sous les poids combinés de la pauvreté, de la précarité, de la répression et de l’humiliation. Par de froids calculs tout à fait polis et mesurés, il faut équilibrer les budgets tout en ménageant les grandes fortunes. On peut donc signer la sentence sous la forme d’un contrat, d’un traité de libre échange ou d’une loi. On raie les aspérités de la vie par un document plat qui ne contient aucune grossièreté et ne fait aucun bruit, un document polis, mais qui tue.
Et quand des personnes touchées par ces mesures poliment formulées et pédagogiquement expliquées refusent d’attendre leur mort dans la souffrance ? Quand des personnes écrasées prennent les devants d’une mort assurée, telle une directrice d’école mettant fin à ses jours ou un étudiant tentant de s’immoler ? Alors on trouvera un discours calme et des mots posés pour expliquer qu’il ne s’agit que de gestes individuels et non politiques. On respectera les codes de l’apparente bienséance, mais ni la vie, ni la mort, ni les mots écrits par leurs auteurs pour justifier leur tentative de quitter ce monde.
Et quand les mesures poliment formulées et expliquées à grand coups d’une communication aussi calme et polie que trompeuse sont combattues dans le bruit et la fureur de vivre une vie décente ? Alors on enverra de sobres uniformes d’un bleu poliment apaisant, qui, détournés de leur mission première, mutileront, éborgneront, violeront et même assassineront dans une impunité polie et bien présentée.
La violence réelle des actes, attaques physiques des forces de l’ordre, ou pauvreté, précarité et isolement organisés par de nouvelles lois voulues par les gouvernements, reflètent une malveillance aigüe. Une malveillance telle que toute la politesse du beau monde en costume ou uniforme ne parvient plus à cacher qu’aux autruches et à ceux qui y voient leur intérêt. Car politesse n’est pas respect !
Le respect est un sentiment qui uni tandis que la politesse n’est qu’une convention, un ordre des apparences pour refléter l’ordre des choses. On peut être poli sans ressentir le moindre respect, ni pour les personnes ni pour leur vie. Le respect est le ciment d’une société, il est un sentiment mutuel qui uni les personnes qui se le témoignent. La politesse est la colle qui englue une cour et qui dégouline depuis les majestés jusqu’aux noblions en passant par les nobles.
La politesse est le code qui prétend dicter à chacun sa place en fonction des rapports de pouvoirs. L’injonction de plus en plus forte à la politesse dans un contexte de plus en plus violent socialement démontre que notre code de politesse actuel est l’hypocrite paravent de la malveillance des aspirants dominants envers les personnes qu’ils veulent dominer. Point d’inquiétude cependant, depuis leurs perrons de pouvoirs, leurs sobres colonnes de journaux et leurs plateaux télé rassurants, les élégants encravatés nous souhaitent poliment la bonne année !