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Billet de blog 6 septembre 2023

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François Gèze, une féconde intranquillité

« Un hombre de inquietudes », pourrait-on dire en espagnol, langue qu'il aimait et pratiquait depuis ses aventures militantes de jeunesse en Argentine. Le grand éditeur aujourd'hui disparu était un passeur d'idée et un brasseur d'humanité toujours aux aguets.

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Aux nombreux hommages mérités qui ont été prodigués à la mémoire de François Gèze, un homme si difficile à remplacer à bien des égards, je voudrais ajouter le témoignage de ma longue collaboration, formelle et informelle, avec son travail d’éditeur, ainsi que de mon interlocution régulière – malgré la distance géographique ces dernières vingt-cinq années – avec sa réflexion politique de citoyen engagé. En espérant que mes propos éclaireront certains des aspects de sa vie professionnelle et militante et de ses accomplissements.

Il est banal de signaler que, comme d’autres avant et après moi, c’est sous sa tutelle que j’ai appris le métier d’éditeur. Il l’est moins de préciser les circonstances très particulières de cet apprentissage et ce qu’elles révèlent de son approche de ce métier.

Fin 1993, j’étais à la fois journaliste à Courrier international et militant dans les réseaux de la gauche « rouge et verte », comme on disait parfois à l’époque. À ce titre, outre une curiosité multilingue et une certaine voracité de lecteur, j’avais de fait un début d’expérience d’« éditeur » spontané au sein de diverses publications de cette mouvance multiforme, entre autres la revue Écologie politique, de création récente et diffusée par La Découverte. Lorsque François a alors signalé à ses animateurs Frédéric Brun et Jean-Paul Déléage qu’il cherchait un directeur littéraire, ils lui ont suggéré mon nom.

Passablement surpris et terriblement intimidé par cette recommandation, j’ai proposé avec prudence à François de m’embaucher à mi-temps (sans quitter mon poste à Courrier International) pour une période de trois mois, avec tout le loisir de se défaire de mes services si je n’étais pas à la hauteur des attentes de la maison. Il semble que j’aie finalement fait l’affaire, puisque j’ai bien été embauché à plein temps au bout de cette période. Lorsque je suis parti pour l’Amérique latine quelques années plus tard, il ne m’a pas été difficile de conserver des relations de collaboration constante avec La Découverte, formellement comme traducteur et informellement comme conseiller très sporadique sur tel ou tel thème et ami de la maison.

Mais peu importent les péripéties de ma trajectoire. Ce dont il faut en revanche bien prendre la mesure, dans un monde d’hyperspécialisation et d’inflation des diplômes, c’est à quel point il était singulier et audacieux pour le PDG d’une maison d’édition jouissant d’un certain prestige dans la communauté académique de confier de telles responsabilités à un bachelier autodidacte n’ayant alors pratiquement aucun contact personnel et certainement aucun réseau dans la sphère universitaire.

Certes, je me suis bien rendu compte après coup que ma déconnexion socio-universitaire avait une certaine utilité fonctionnelle pour la maison et pour François. Elle faisait contrepoids aux pressions qu’étaient parfois tentés d’exercer tel ou tel directeur de collection pour faire passer sa ligne ou ses auteurs au-delà de ce qui était souhaitable ou recevable. Bien entendu, c’était toujours François qui avait à juste titre le dernier mot et qui donnait sa tonalité au catalogue, mais si j’exprimais un avis sceptique ou négatif argumenté sur un projet ou un manuscrit, cela pouvait lui servir à justifier un refus sans que quiconque dispose du moindre levier pour invalider mon avis ou m’en faire opportunément changer.

Inversement, j’ai pu amener à La Découverte, des auteurs – étrangers en particulier –, qui sont devenus des piliers de l’image et du patrimoine de la maison, mais que la communauté académique française n’avait pas su remarquer à l’époque pour diverses raisons conjoncturelles ou structurelles.

Toujours est-il que la confiance que François m’accordait, malgré les nombreuses erreurs et impérities que j’ai certainement commises par ailleurs, en dit sans doute plus long sur sa conception très articulée et réflexive de la mission d’un éditeur que sur mes éventuelles compétences. Étranger à toute logique de parti et aux certitudes bétonnées des commissaires politiques, insensible au bavardage idéologique en pilotage automatique, François connaissait toutefois d’expérience l’intelligence collective spécifique que peuvent déployer certains réseaux militants et que n’ont pas toujours les chercheurs universitaires.

Je suppose qu’il percevait aussi que les formations et les trajectoires atypiques (peu d’ingénieurs des Mines deviennent de grands éditeurs de sciences sociales !) n’ont pas que des inconvénients. Il savait solliciter ces « anomalies », et c’est de fait dans ce contexte que nos chemins se sont croisés. Mais, défenseur acharné de l’autonomie, de la pertinence et de la divulgation des sciences de l’homme et de la société, il était aussi éminemment attentif aux pointes avancées de la recherche universitaire et constamment disposé à accompagner les chercheurs et à leur montrer comment faire ce qu’ils ne savent pas toujours faire spontanément : publier des livres, pas seulement des volumes savants.

Il est également insolite qu’en plein cœur de la « décennie noire » algérienne, je me sois trouvé par hasard en syntonie avec sa passion pour les combats démocratiques de l’Algérie. Une dizaine d’années auparavant, une de mes expériences humaines et pédagogiques les plus éblouissantes de jeune militant avait été le privilège d’écouter en petit comité les exposés étincelants de pertinence historienne et de justesse politique de Mohamed Harbi sur son pays et sur le monde arabe en général ; mais François n’en savait rien et ne m’a certes pas demandé mon opinion sur l’Algérie au moment de m’embaucher. Je m’étonne encore aujourd’hui de  l’harmonie nullement préétablie de nos préoccupations et de nos positions sur un sujet douloureux qui divisait – et qui divise encore – tellement les gauches algériennes et les gauches françaises.

Certains de ses nombreux centres d’intérêt n’étaient pas les miens, et certains de ses auteurs de prédilection me laissaient parfois sceptiques. Et pourtant, l’œcuménisme de ses préoccupations et de ses fréquentations, l’amplitude de ses enthousiasmes et de ses curiosités, étaient tels qu’on n’aurait jamais pu l’accuser de cultiver des « lubies ».

Je l’ai revu une dernière fois en juin dernier pour un échange qui, comme toujours, balayait très large. Un des thèmes qui nous retint ce jour-là était l’effondrement d’une culture géopolitique informée et cohérente au sein de la gauche radicale et des mouvements sociaux et l’énorme difficulté qu’avaient des « vieux » comme lui et comme ses amis et camarades du Cedetim à transmettre dans toutes ses nuances et ses articulations tactiques et stratégiques la richesse de leur savoir et de leur expérience internationaliste. Un savoir qui n’avait rien de « doctrinal » ou doctrinaire, et devait tout à l’alliance d’une réflexion multidisciplinaire et d’une capacité de tisser des liens de solidarité sur presque tous les points chauds ou moins chauds de la planète.

Il s’accordait avec moi pour penser que la guerre russo-ukrainienne avait montré que nombre des activistes les plus jeunes parmi les réseaux militants les plus prometteurs avaient globalement résisté aux réflexes campistes et crypto-poutiniens — hâtivement maquillés et euphémisés sous la pression des circonstances – que voulaient leur instiller certaines directions politiques autoproclamées de « notre camp » – ou certains organes de presse « alternatifs » passés de la critique des médias à la médiocrité de la critique. Mais il savait bien aussi que cette saine réaction n’était pas unanime et était plus due à un minimum de décence morale instinctive qu’à une perception d’ensemble des enjeux et des défis d’un monde « multipolaire ». Et encore moins à une compréhension du côté obscur de la multipolarité, que nous allons de plus en plus découvrir dans les années qui viennent et qui met au défi les gauches du Nord (ce qu’on imagine), mais aussi, d’ores et déjà, celles du Sud (ce qu’on sait beaucoup moins).

De tout cela, François avait une conscience aiguë, montrant une lucidité et une vivacité de perception qui m’étonnaient toujours, non que j’aie douté le moins du monde de ses capacités, mais parce que je me demandais comment il faisait pour se tenir à jour avec la masse de tâches qui lui incombait.

Sommes-nous condamné à osciller entre un repli euro-atlantiste par défaut et un tiers-mondisme imaginaire qui ne connait strictement rien à la dynamique et aux contradictions réelles des sociétés du Sud global (et nourrit par exemple des fantasme ineptes sur les Brics comme nouvelle Tricontinentale) ? Entre d’une part les coups de cœur généreux mais velléitaires pour les Kurdes, les Ouïghours, les Ukrainiens, demain peut-être les Taïwanais, et de l’autre l’« anti-impérialisme des imbéciles », amoureux sériels des despotes « contre-hégémoniques », superbement dénoncés il y a quelques années par des militants arabes et moyen-orientaux en lutte contre la thanatocratie sanglante de Bachar el-Assad et de ses parrains moscovites[*] ? Bref, y a-t-il moyen de reconstruire et de faire partager aux générations nouvelles une culture internationaliste cohérente et informée par des analyses sérieuses et nuancées, et non pas par des projections idéologiques en roue libre ? Voilà quelques une des questions que nous partagions en cette belle journée de printemps. 

À ce sujet, et justement parce nous avions la même position sur le fond, il me reprochait parfois mon mode d’intervention sur ces problèmes, trop marqué à son avis par la virulence polémique et une attitude sarcastique. J’essayais pour ma part de lui faire valoir l’intérêt pédagogique et dialectique d’une division du travail de persuasion entre bad cops (où j’étais prêt à assumer le rôle de « méchant ») et good cops (certains des camarades qui collaborent avec moi, mais qui sont considérés comme des « gentils »). Nous étions amicalement d’accord pour être en désaccord sur ce point, mais je restais attentif et ouvert à ses suggestions pour développer et cultiver moi aussi à l’occasion mon côté « gentil » et « constructif ».

Telles étaient les vertus des échanges avec François, une des rares personnes dans notre petit milieu dont j’avais l’impression qu’il savait de quoi je parlais quel que soit le thème abordé, ou bien qu’il était tout disposé à s’informer lorsqu’il ne savait pas encore – de même qu’il prodiguait généreusement son expérience et son savoir sur les nombreux domaines qui m’étaient obscurs ou mal connus.

En fin de compte, François Gèze était un homme d’« inquiétudes » – pas tant au sens français du terme mais avec la belle connotation que le mot « inquietud » a en espagnol, une langue qu’il connaissait bien : préoccupation, curiosité, souci intelligent du monde et des choses, bref, une sorte de féconde intranquillité. Ce sera, je crois, son héritage le plus précieux.

[*] Cf. « L’“anti-impérialisme” des imbéciles : faire disparaître le peuple syrien par la désinformation », https://alencontre.org/moyenorient/syrie/lanti-imperialisme-des-imbeciles-faire-disparaitre-le-peuple-syrien-par-la-desinformation.html

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