Lorsque Bhaskar Sunkara a fondé le magazine Jacobin fin 2010, son ambition était aussi simple que problématique : faire tomber la barrière qui isolait les vénérables projets éditoriaux du marxisme anglo-saxon – la New Left Review, la Monthly Review, Dissent – et mettre le socialisme au centre du débat mainstream aux États-Unis. Cette audace fondatrice s’accompagnait d’un pari stylistique : un socialisme emballé dans un langage communicatif et porteur de propositions concrètes, un travail innovateur sur le graphisme et une attitude de contestation radicale. D’où son succès initial. Cinq ans plus tard, Jacobin était déjà devenu le porte-parole incontesté de la gauche étatsunienne, mais il lui manquait un coup de chance pour atteindre son objectif principal. La campagne de Bernie Sanders en 2015 fut ce coup de chance et marqua un avant et un après : la notion de « socialisme démocratique », à savoir le label auquel Sanders avait recours pour définir son positionnement politique, est rapidement devenu un terme d’usage courant et un objet de fascination, mais aussi de rejet énergique. Ce au sein d’une opinion étatsunienne pour laquelle, peu de temps auparavant, cette même formule aurait passé pour aussi étrange qu’une invasion extraterrestre.
L’idée de « socialisme démocratique » renvoie aussi à l’une des influences constitutives de la revue : l’organisation politique Democratic Socialists of America (DSA). S’il est certain que les pages de Jacobin accueillaient des sensibilités diverses et qu’on y débattait des mérites respectifs du communisme italien, de Léon Trotsky, de Karl Kautsky, de Ralph Miliband ou de l’eurocommunisme –, cette nouvelle visibilité du socialisme démocratique a mis en relief la mission idéologique de la revue. Ce n’est pas par hasard si de nombreux membres de son groupe fondateur militaient aussi à DSA : tant la revue que l’organisation – qui ne se définit pas comme un parti politique – plaidaient pour une stratégie « dialoguiste » débattant et contestant le sens commun libéral [NdT : au sens étastsunien de ce terme[1]] afin de gagner de nouveaux adeptes au socialisme.
Comme le raconte Sunkara, la victoire de Trump en 2016 fut le coup de grâce. La défaite des démocrates face à une personnalité amplement rejetée a dynamité la légitimité du parti et engendré un vide politique qui allait bientôt être comblé par de nouvelles figures de la gauche contestataire. Alexandria Ocasio-Cortez, Rashida Tlaib et Ilhan Omar sont les noms qui résonnent le plus dans les médias dominants, mais derrière elles, il y a une foule de militants socialistes, pour la plupart affiliés à DSA, souvent âgés de moins de 30 ans, et qui engrangent des victoires électorales dans diverses élections à travers les États-Unis.
Bien qu’il ne bénéficie pas de l’omniprésence médiatique d’Ocasio-Cortez, Sunkara est régulièrement invité sur CNN et d’autres grandes chaînes de télévision pour parler du socialisme. Son nouveau livre, The Socialist Manifesto[2], reflète bien la tonalité de son travail éditorial en général : à la fois agressif et porteur de propositions programmatiques, mais aussi ludique et optimiste. Chevauchant la nouvelle vague socialiste, Jacobin inclut, outre ses versions imprimée et numérique (cette dernière recevant un million de visites par mois), une publication théorique, Catalyst, le magazine britannique Tribune, Jacobin Italia, et bientôt aussi une édition brésilienne.
***
D’après un récent sondage Gallup, 51 % des jeunes Américains âgés de 18 à 29 ans ont une opinion favorable du socialisme, alors que seulement 45 % ont une opinion positive du capitalisme. À quoi attribues-tu cette surprenante popularité du socialisme ?
Le terme « socialisme » est généralement utilisé dans un sens assez vague. Lorsque les gens parlent du socialisme aux États-Unis, ils font généralement référence à une expansion de l’État-providence. Une partie de la popularité du socialisme tient au fait que, même si la guerre froide a pris fin il y a longtemps, la droite étatsunienne continue d’agiter le spectre du socialisme pour vilipender des réformes qui sont simplement libérales – y compris des réformes qui ne sont pas nécessairement soutenues par les socialistes, comme l’« Obamacare » promu par Barack Obama pour améliorer modestement la couverture de santé des Américains. L’ironie de la chose, c’est que la droite étatsunienne, en ne cessant de rabâcher le mot « socialisme », a fini par réussir à le débarrasser de l’aura négative effrayante qui l’entourait. Plus généralement, je crois aussi que les gens constatent désormais que le capitalisme ne fonctionne plus en leur faveur, ou du moins ne fonctionne pas comme il le devrait. À mon avis, c’est un peu de tout cela qu’il y a derrière ce sondage.
Et puis il y a eu la campagne de Bernie Sanders. Le hasard de l’histoire a fait qu’au même moment apparaisse un candidat qui revendique le socialisme démocratique. Sanders s’est politisé dans un environnement socialiste démocratique ; dans sa jeunesse, il a même été membre de la Young People’s Socialist League, la branche jeunesse du Parti socialiste des États-Unis (Socialist Party USA). Mais, à mon avis, la revue Jacobin, ainsi que certains secteurs de la gauche étatsunienne, ont joué un rôle important en capitalisant sur la colère des gens envers le libéralisme traditionnel. Le mouvement Occupy Wall Street, les mobilisations massives dans le Wisconsin en 2011 contre les réformes austéritaires et anti-syndicales du gouverneur républicain ultraréactionnaire Scott Walker, la récente vague de grèves des enseignants, tous ces processus expriment un mécontentement croissant face à certains types de politiques dont sont complices les démocrates libéraux. Même Black Live Matters, un mouvement mobilisé contre le racisme et la violence policière contre les Noirs, est né de la frustration face au manque de radicalité des élus démocrates afro-américains. Jacobin est parvenu à démarquer un espace politique à gauche du libéralisme dominant et à le définir, en termes généraux, comme un projet politique socialiste démocratique.
Pour reprendre un cliché marxiste, l’émergence de Sanders et le mécontentement généré par les politiques libérales ont créé les « conditions objectives » d’un mouvement de rébellion qui se positionne à gauche du libéralisme centriste. Pourtant, ce mouvement de rébellion aurait facilement pu adopter un langage plus populiste, comme celui de Podemos en Espagne. Mais tant grâce à l’existence de Jacobin qu’à celle de réseaux militants socialistes, et grâce à notre capacité à jouer dans la cour des grands – du fait d’un écho médiatique qui dépasse amplement notre faiblesse numérique –, nous avons réussi à polariser le débat autour du socialisme.
Je ne suis pas absolument certain que la façon dont le débat s’est développé soit entièrement positive. Mais ce que je sais, c’est que si Jacobin a quelque mérite dans cette affaire, c’est au niveau du langage qu’il a contribué à promouvoir.
Cet aspect en partie contingent de la popularité inédite du terme « socialisme » est intéressant. Pendant plus d’un siècle, on s’est posé la question de savoir « pourquoi il n’y a pas de socialisme aux États-Unis »[3]. Maintenant que le terme est devenu courant, il est peut-être temps de récupérer l’histoire du socialisme aux États-Unis et de redécouvrir quelques figures oubliées, comme Eugene Debs, la syndicaliste Mother Jones ou le leader afro-américain Bayard Rustin.
Oui, bien sûr, il vaut la peine de rappeler que le socialisme n’est pas étranger à la scène politique étatsunienne. Il a toujours été présent, mais de façon très épisodique. Il y a plus d’un siècle, nous avons connu la première vague de socialisme étatsunien, et c’en a été la meilleure version. La meilleure au sens où ses adeptes « parlaient » socialisme dans un idiome proprement nord-américain, qui englobaient les différents langages politiques du pays : le socialisme juif du Lower East Side de New York, les traditions populistes du centre et du sud du pays, le syndicalisme des mineurs de l’Ouest, les groupes socialistes chrétiens. Il suffit de mentionner une figure comme Eugene Debs, fondateur du Parti socialiste d’Amérique (Socialist Party of America, SPA), qui était athée mais savait parler comme un pasteur évangélique. Le socialisme a refait surface aux États-Unis avec la crise des années 1930, puis de nouveau avec la Nouvelle Gauche dans les années 1960. Autrement dit, il est aujourd’hui nécessaire de nous inscrire dans une tradition socialiste proprement nord-américaine.
Mais ce qu’il faut souligner et qui est tout à fait inhabituel à propos du socialisme étatsunien, c’est qu’il a été totalement absent de la scène politique entre l’épisode de la Nouvelle Gauche et la phase actuelle. Ce qui nous permet de nous présenter aujourd’hui comme une force vraiment anti-système : nous n’avons jamais été au pouvoir, nous n’avons jamais été responsables d’une politique d’austérité comme la social-démocratie européenne. La situation actuelle nous permet de travailler aux côtés de la campagne de Bernie Sanders – expression de masse des forces se situant à gauche du centre aux États-Unis – et d’y promouvoir notre propre programme, qui, en termes généraux, est social-démocrate. Ce programme est perçu par beaucoup aux États-Unis comme une véritable révolution politique, comme quelque chose de radical, alors que dans d’autres régions du monde, on pourrait le voir autrement, y compris le considérer comme un simple ensemble de correctifs technocratiques. On pourrait aussi prendre ta question à rebours et se demander pourquoi, même s’il existe aux États-Unis une tradition socialiste, il ne s’y est jamais développé un parti travailliste ou social-démocrate. Pour être bref, je pense que cela a beaucoup à voir avec des facteurs contingents : il se trouve que nous avons perdu des batailles clés à certains moments de notre histoire.
Premièrement, à l’aube de l’industrialisation du pays, il y a eu une division initiale entre les syndicats de métier et les syndicats industriels naissants. En outre, les États-Unis ont toujours connu un système de partis structuré de façon inusuelle qui rend difficile l’existence d’autres partis. Lorsque le socialisme a commencé à prendre son essor à partir de 1890, nombre d’électeurs étatsuniens – pour l’essentiel des hommes blancs ayant obtenu le droit de vote depuis longtemps – manifestaient déjà une loyauté partisane bien ancrée envers l’un des deux principaux partis, les démocrates et les républicains. Mais il y a d’autres raisons historiques à l’absence d’un parti social-démocrate. L’État a toujours réprimé avec une très grande brutalité les conflits du travail et la taille du pays constituait une difficulté additionnelle : les différents noyaux de base du socialisme étatsunien étaient très dispersés et ne disposaient pas d’un appareil centralisé tel qu’il existait ailleurs, comme ce fut le cas avec des partis de la Deuxième Internationale comme le Parti social-démocrate allemand (SPD) en 1880, ou comme les Bolcheviks pendant leurs années d’activité clandestine ou semi-clandestine. C’est une question complexe que j’essaie d’aborder dans mon livre (The Socialist Manifesto). Mais les socialistes ont toujours été présents, à une échelle certes modeste, et je crois vraiment que nous allons assister à une renaissance. Cette renaissance n’aura pas nécessairement toujours recours au lexique politique qui nous satisferait en tant que socialistes, mais on va voir croître une force se situant à gauche du centre, un mouvement égalitaire doté d’une base sociale. Le courant qu’incarne Bernie Sanders n’est pas prêt de disparaître, il est là pour un bon moment. En revanche, si on me pose la question de savoir si l’usage d’un langage socialiste va perdurer, ou si des facteurs comme DSA ou Jacobin joueront un rôle pendant longtemps, je ne peux pas y répondre avec certitude.
Tu avances l’idée d’un socialisme vernaculaire, d’un socialisme « parlé avec l’accent américain ». N’y a-t-il pas là une tentative d’adapter le marxisme à la mentalité étatsunienne, au rêve américain et à son obsession de la liberté, comme lorsque Jacobin a rebaptisé Marx en tant que théoricien de la liberté ?
Je pense que la base de notre politique doit être conforme au sens commun de la majorité des gens. Aux États-Unis, nous disposons déjà d’une majorité favorable à des programmes sociaux-démocrates. Nous avons déjà une majorité pour faire pression en faveur d’une couverture de santé gratuite et universelle (Medicare for All) ou d’un programme d’emplois publics garantis. Nous avons une majorité de gens qui pensent que l’immigration est une chose positive. La question est de savoir comment transformer ces préférences politiques en plateforme programmatique. Je pense que la question n’est pas tant de changer la conscience des gens – leur niveau de conscience est loin d’être si rétrograde – mais de les convaincre que la politique peut faire une vraie différence dans leur vie.
Dans un contexte capitaliste, il est parfaitement rationnel pour les salariés de faire profil bas et d’éviter la confrontation, parce que même s’il existe une dépendance réciproque entre travailleurs et capitalistes, il s’agira toujours d’une relation de pouvoir asymétrique. Si vous êtes licencié, il est rationnel de faire appel à l’aide de vos amis et de votre famille pour ne pas couler, ou bien de suivre une formation pour essayer de vous en sortir. Dans les conditions actuelles, il s’agit d’options plus rationnelles que de faire la grève ou s’engager dans un mouvement politique. Notre objectif en tant que socialistes est de faire comprendre aux gens qu’il existe des solutions politique à leurs problèmes et que nous sommes là pour créer une structure capable de canaliser leur frustration, de se battre et de défendre leurs intérêts. Je suis très optimiste quant à la mentalité de la majorité de la population étatsunienne, je suis convaincu qu’il y aura tôt ou tard une majorité progressiste durable dans ce pays, comme il y en a eu dans d’autres pays.
Quand tu dis « nous », tu parles de DSA ?
Non, je parle du socialisme et de la gauche aux États-Unis en général. Je ne pense pas que DSA soit une organisation suffisamment cohérente pour qu’on puisse parler en termes de « nous ». N’importe qui peut y adhérer. C’est comme ça que fonctionne la gauche aux États-Unis : dans les rangs de DSA, il y a des anarcho-communistes, des sociaux-démocrates, des socialistes démocratiques et des trotskystes. Il y a de nombreuses sensibilités en son sein, qui ne sont généralement pas organisées en tendances et travaillent le plus souvent ensemble, ce qui est une bonne chose. Ce n’est plus la même organisation que celle à laquelle j’ai adhéré en 2007, quand j’avais 17 ans [NdT : et que DSA n’avait guère plus de 5 000 membres]. Malgré tout, DSA ne compte que 60 000 adhérents, c’est donc une bonne chose qu’elle ne soit pas monolithique, dirigée par un comité central qui se prendrait pour l’avant-garde de la classe ouvrière étatsunienne, car en fin de compte il y a 330 millions d’habitants dans ce pays. Et même si je crois que nous devons être ambitieux, il nous faut rejeter les comportements arrogants et dépassés d’une certaine gauche traditionnelle.
Notre rôle est de former des coalitions avec des courants beaucoup plus larges. Je vois la tâche du socialisme comme la formation d’un réseau capable d’intervenir dans différents mouvements, en particulier le mouvement ouvrier, pour augmenter le niveau de conscience de classe et radicaliser les luttes ; mais je ne pense pas nécessairement que le socialisme est le mouvement lui-même. Et je ne dis pas ça en vertu d’une consigne politique, ou par peur du centralisme démocratique ou des déviations avant-gardistes, mais plutôt parce qu’il s’agit d’une question pratique. Nous vivons un moment historique de faiblesse de la gauche. Il ne faut pas surestimer ou exagérer ce qu’il y a de positif dans la conjoncture. C’est une erreur classique de la gauche : « Nous avons 50 000 membres aujourd’hui, nous n’en avions que 5 000 hier, donc demain nous en aurons des millions et nous serons un parti de masse. ». Je ne crois pas que ce soit ça qui est en train de se passer.
Tu peux nous en dire un peu plus sur l’histoire de DSA ?
DSA a ses racines dans une organisation qui s’appelait le Democratic Socialists Organizing Committee (DSOC), fondée par une tendance issue de l’ancien Socialist Party of America (SPA). Après son âge d’or au début du XXe siècle, le SPA a connu un déclin massif et n’était plus que l’ombre de lui-même au début des années 1970. Lors de ses dernières années, au cours de la même décennie, il s’est divisé en une gauche, un centre et une droite. La gauche continuait à défendre la position d’Eugene Debs sur l’indépendance politique absolue de la classe ouvrière et insistait avant tout sur la participation électorale en tant que socialistes indépendants, sans aucun lien avec le Parti démocrate. Le secteur de droite était devenu presque impossible à distinguer du libéralisme férocement anticommuniste de la guerre froide ; ses partisans avaient également révisé leurs positions sur la bureaucratie syndicale et s’étaient complètement alignés sur la direction de l’AFL-CIO (American Federation of Labor and Congress of Industrial Organizations) en y voyant l’avant-garde possible d’un nouveau mouvement réformiste aux États-Unis. C’était le rêve du leader afro-américain Bayard Rustin, par exemple, qui prônait l’alliance d’un secteur du mouvement ouvrier avec le courant le plus modéré du mouvement des droits civiques et la transformation de cette convergence en une grande force social-démocrate. Rustin combinait son soutien à la guerre du Vietnam et son adhésion à l’anticommunisme avec une aspiration à ne pas laisser la gauche s’éloigner d’une base sociale ouvrière pour pouvoir construire une future force sociale-démocrate.
Au centre, on trouvait Michael Harrington et son équipe. Harrington, une sorte de successeur de Norman Thomas[4], était un intellectuel catholique de gauche et la personnalité socialiste la plus en vue aux États-Unis. Il avait publié quelques années auparavant un best-seller sur la pauvreté aux États-Unis, The Other America, qui avait inspiré les programmes sociaux du président démocrate Lyndon B. Johnson dans les années 1960, la fameuse « guerre contre la pauvreté ». La position centriste de Harrington consistait, d’une part, à ne pas céder aux tendances droitières du parti et à s’opposer à leur soutien à la guerre du Vietnam – une opposition toutefois plus tiède que ce qu’on aurait pu souhaiter – et, en même temps, à parier sur une réorientation du Parti démocrate et sur sa capacité de se transformer en une force proche des partis sociaux-démocrates européens. Il convient de rappeler qu’à cette époque, la social-démocratie européenne accueillait encore dans ses rangs de fortes tendances de gauche et qu’une transition de la démocratie sociale vers le socialisme démocratique semblait possible.
Dans les années 1980, le DSOC a fusionné avec le New American Movement (NAM), une organisation plus militante issue de la Nouvelle Gauche et orientée vers le travail syndical. C’est de cette fusion qu’est né DSA.
Harrington voulait promouvoir une nouvelle coalition de la gauche ouvrière avec les démocrates progressistes : certains, comme David Dinkins, le premier maire noir de New York, étaient membres de DSA. Un démocrate comme le sénateur Ted Kennedy était présent aux funérailles de Harrington en 1989, où il a prononcé un discours en son hommage. Autrement dit, DSA jouait un jeu politique qui consistait à avoir un pied à l’intérieur du Parti démocrate et un pied à l’extérieur, avec l’idée de se transformer en « aile gauche du possible ». Après la mort de Harrington, DSA s’est droitisée tout en ayant de moins en moins d’influence. Lorsque j’y ai adhéré en 2007, il s’agissait d’une organisation pratiquement à l’agonie, avec moins de 5 000 membres. Profondément frustrés, les jeunes militants comme moi plaisantaient en disant que nous étions devenus « l’aile droite de l’impossible ». À ce moment-là, il y avait un conflit centré sur les tensions entre les jeunes, qui appartenaient à une génération plus à gauche, assez critique à l’égard du rapprochement entre DSA et le Parti démocrate, et les membres plus âgés, contemporains de Harrington, qui essayaient de maintenir l’organisation en vie.
Jacobin est apparu fin 2010. Bien qu’il s’agisse d’une revue indépendante, de nombreuses personnes impliquées dans le projet étaient proches de DSA. Et des membres de Jacobin qui étaient aussi militants de DSA, comme Amber Frost et Elizabeth Bruenig, ont commencé à prendre de l’envergure. Jacobin a connu son premier essor avec le mouvement Occupy Wall Street en 2011. Mais, à l’instar de DSA, notre véritable croissance a eu lieu pendant la campagne de Sanders en 2015-2016. Pendant cette campagne, DSA est d’abord passé de 6 000 à 12 000 membres, le plus souvent des jeunes ayant une forte présence sur les réseaux sociaux. Nombre de nouveaux adhérents travaillaient dans les médias ou dans des domaines voisins, ce qui leur assurait une forte visibilité. Mais en termes d’adhésion, la véritable explosion de l’organisation a eu lieu avec l’élection de Trump, lorsque DSA est passé à plus de 30 000 membres. Cette évolution est en grande partie le fruit du hasard : nous avons commencé à recevoir une couverture médiatique favorable et les gens ont commencé à googler « socialisme démocratique » pour en savoir plus.
Une fois que vous avez atteint une certaine taille et que vous tenez des réunions dans tout le pays, parfois avec des centaines de participants, le processus de recrutement de nouveaux membres fonctionne tout seul : vous avez un ami ou une amie qui vous demande ce que vous faites dans la soirée, et vous lui dites : « Je vais à une réunion politique, tu peux venir si tu veux. » À ce stade, la croissance de DSA est devenue plus organique, mais ce qui est vraiment intéressant, c’est de constater à quel point elle a dépendu de facteurs aléatoires et a été impulsée en grande partie par Internet.
On peut dire la même chose du phénomène Bernie Sanders. Chaque fois que j’essaie de l’expliquer à mes amis trotskystes et aux camarades d’autres pays qui essaient de le comprendre dans un contexte international, je leur dis : il y a un certain degré de heureux hasard (de fortuna au sens machiavélien) et de contingence. On ne peut pas comprendre le phénomène Bernie Sanders comme s’il s’agissait d’une campagne électorale de gauche traditionnelle, comme s’il existait un mouvement social de gauche dont Bernie Sanders serait le reflet électoral. Ça a pu avoir du sens à d’autres époques, au XXe siècle, lorsque l’on pouvait dire que le poids parlementaire des partis sociaux-démocrates reflétait le poids du mouvement ouvrier dans la société, mais aujourd’hui, il semblerait qu’on observe une situation inverse. Bernie Sanders émerge d’un vide, et c’est de fait son émergence qui engendre du militantisme, ce n’est pas lui qui coopte ou reflète des forces extra-parlementaires. Il en va de même pour DSA qui, grâce à Internet et à une couverture médiatique favorable, touche beaucoup de gens de sensibilité libérale qui finissent par rejoindre l’organisation. Je ne vois pas de précédent similaire dans un autre pays.
On pourrait dire de Podemos, par exemple, que nombre de ses fondateurs étaient jadis liés à des organisations de gauche traditionnelles et se sont ensuite consciemment efforcés d’abandonner le langage traditionnel de la gauche pour adopter une rhétorique plus populiste. Ce qui est ironique, c’est qu’ici, nous faisons l’inverse de ce qu’a fait Podemos : nous recrutons une masse de libéraux désenchantés qui s’expriment dans un langage politique plus familier à la plupart des citoyens étatsuniens et nous transformons ces libéraux en socialistes. Et voilà que ces libéraux se mettent à participer à des débats ésotériques sur des auteurs marxistes comme Nicos Poulantzas et Ralph Miliband.
Bien entendu, c’est formidable qu’un nombre croissant de gens se rassemblent autour d’idées plus radicales, compte tenu de la radicalisation des problèmes auxquels le monde d’aujourd’hui est confronté. Mais parfois, je vois aussi des gens adopter une rhétorique aliénante et je remarque que ce sont souvent les mêmes personnes qui soutenaient Hillary Clinton en 2016.
De toute façon, je n’ai pas d’explication totalement satisfaisante pour l’essor du socialisme et de DSA. Mais l’influence de la culture de masse étatsunienne – ou de son impérialisme culturel – signifie que tout ce que nous faisons ici aura un écho ailleurs.
Certains des éléments dont tu parles – le caractère contingent des évènements et le rôle des médias dans la construction politique – me rappellent un livre intéressant du sociologue anglo-italien Paolo Gerbaudo, qui vient de paraître en anglais : The Digital Party[5]. L’auteur y analyse de nouveaux partis comme Podemos ou des figures comme Bernie Sanders et souligne la nature paradoxale de cette nouvelle gauche hypermédiatique : d’un côté, le poids de l’image favorise la création d’un culte de la personnalité – on pense aussitôt à la popularité soudaine d’Alexandria Ocasio-Cortez – et de formes organisationnelles très verticales. Mais de l’autre, les réseaux sociaux encouragent une forme très décentralisée d’engagement militant avec des formes d’adhésion diffuses. Est-ce que vous êtes confronté à ce type d’interrogation au moment où vous essayez de construire une organisation de masse et démocratique ?
DSA est une organisation radicalement démocratique, peut-être la plus démocratique à gauche aujourd’hui, et presque trop démocratique. Bernie Sanders est un politicien dont nous pouvons influencer et orienter en partie la campagne : si nous n’aimons pas une de ses propositions – une forme mixte d’assurance-maladie, par exemple –, nous pouvons faire passer un message à ce sujet tant par des canaux internes que par des moyens de pression externe, comme une pétition, par exemple. Je crois que nous pouvons donner forme à sa campagne. Mais en même temps, il ne fait aucun doute que nous sommes nous-mêmes animés par l’énergie de la dynamique qu’il génère. Et il est clair qu’une force minoritaire peut faire une différence. Si vous observez la lutte des syndicats d’enseignants aux États-Unis ces derniers mois, il y a certes eu une vague de grèves impressionnante, mais derrière ces grèves, il y a quelques milliers de personnes capables de galvaniser l’activité politique à travers tout le pays. Je pense que c’est la nature même de la politique. La clé, c’est que ton programme soit accepté de façon assez large et que tu disposes de moyens démocratiques pour stimuler l’action politique, refléter les décisions collectives et aussi discipliner les élus (à l’heure actuelle, au-delà de l’expérience du conseil municipal de Chicago[6], il n’y a pas vraiment de vote en bloc discipliné de la part des élu.e.s socialistes dans les diverses instances où elles et ils sont présents).
Ce que je veux dire, c’est qu’il va arriver un moment où nous aurons besoin d’un parti se situant à gauche du libéralisme. Sur ce point, du moins dans le contexte européen, je suis très conservateur, au sens où j’entends conserver certaines traditions qui ont déjà fonctionné par le passé. Je pense que Podemos, par exemple, est un parti incroyablement peu démocratique. Au vu de ce qui se passe en France et ailleurs, avec le supposé retour du populisme, je dois dire que j’apprécie une partie de la rhétorique populiste, mais que j’aimerais encore plus que ce ne soit que de la rhétorique et, que derrière les leaders charismatiques, on ait encore un processus de construction de partis dans un sens plus traditionnel. Je suis plus tolérant envers les tendances populistes ici aux États-Unis, parce que je crois que nous sommes encore dans une situation « pré-partidaire ». Il faut bien comprendre qu’aux États-Unis, la situation politique est telle que nous n’avons même pas de véritables partis politiques, à savoir des partis s’appuyant sur leurs adhérents.
Je me suis affilié au Parti démocrate à l’âge de 18 ans et j’ai passé les onze années suivantes à le critiquer sans arrêt. Ils ne m’ont pas expulsé parce que, dans la logique institutionnelle qui prévaut ici, ils ne peuvent pas m’expulser légalement. C’est une situation bizarre et cela nous ouvre pour l’instant un espace pour organiser les socialistes dans le cadre des primaires démocrates, mais à un moment donné, il nous faudra bien rompre définitivement avec les démocrates.
Tu as mentionné l’idée de convertir les libéraux au socialisme. Il me semble qu’une grande partie du pari de Jacobin, c’est justement cela : polémiquer de bonne foi avec une tradition qui vous est étrangère, à savoir le libéralisme, et détruire certaines vaches sacrées de cette idéologie : la libre concurrence, l’individualisme entrepreneurial et l’autosuffisance, ainsi que certaines versions de la politique de l’identité.
Il s’est toujours agi de distinguer et faire se démarquer différents courants du libéralisme, parce que nous vivons dans un pays où le langage du socialisme est largement absent. Donc, lorsque nous parlons de libéralisme, nous ne parlons pas de gens qui possèderaient la pleine conscience des prémisses d’une politique de gauche et qui les auraient rejetées en optant pour une autre position. Nous nous intéressons aux gens qui n’ont jamais eu connaissance d’une telle alternative. Dans ce dernier groupe, nombreux sont ceux qui jusqu’à récemment se qualifiaient de libéraux et votaient démocrate – beaucoup de nos libéraux aux États-Unis sont en fait des sociaux-démocrates qui n’ont pas de langage leur permettant de se reconnaître comme tels. Pour ma part, je mettrais l’accent sur les secteurs dépolitisés qui ne votent pas souvent et qui, lorsqu’ils le font, votent démocrate. Il s’agit d’un groupe qui ne s’identifie même pas à une idéologie libérale bien définie.
C’est une distinction importante dans le contexte étatsunien. En tant que gauche, nous devons avancer avec beaucoup d’humilité et de patience lorsque nous exposons notre vision politique. Nous ne pouvons pas faire appel à une tradition historique couronnée de succès. Il n’y a aucune raison qu’un citoyen lambda s’identifie comme socialiste dans ce pays : personne n’est membre d’un syndicat ayant une tradition socialiste, presque personne ne connaît un membre de sa famille ayant milité dans un parti socialiste, ou un aïeul persécuté pour ses convictions socialistes. C’est une situation différente de celle d’autres pays. Nous sommes convaincus qu’il y a une exigence morale à la base du mouvement socialiste, mais elle est loin pour l’instant de constituer une nécessité pratique dans la vie quotidienne des gens. Encore une fois, c’est pour cela que nous devons faire preuve de patience et d’humilité.
Changeons de sujet et passons à la discussion sur Donald Trump : on entend souvent dire que sa victoire électorale reflète une droitisation de la classe ouvrière étatsunienne, en particulier de la classe ouvrière blanche. Comment réagis-tu à ce discours et, au-delà de la question de sa plausibilité, comment la gauche devrait-elle réagir à la menace du populisme de droite ?
Une première réponse consiste à examiner l’aspect empirique de la chose : la base politique de Trump ressemble beaucoup à la base du populisme de droite et des partis de droite dans le monde. Ce ne sont pas les employés de McDonald’s, ni nécessairement les grands banquiers et les PDG. L’électeur type de Trump est plus susceptible d’être directeur d’une succursale régionale, par exemple. Il est important de ne pas oublier que les États-Unis sont un très grand pays, avec beaucoup d’électeurs ; il n’est donc pas difficile d’y trouver des millions de membres de la classe ouvrière ayant voté pour Trump. La campagne de Trump a réussi à convaincre suffisamment d’électeurs de la classe ouvrière pour pouvoir renverser la tendance et gagner les élections, dans une victoire très serrée qui dépendait des résultats d’un petit nombre d’États. Mais la majorité de la classe ouvrière a voté pour Hillary Clinton ou est restée chez elle. Il est très important de ne pas surestimer la composante ouvrière de l’électorat de Trump. L’agenda de Trump est anti-populaire et sa base de soutien stable tourne autour de 40 %, ce qui n’est pas énorme.
Cela ne veut pas dire que l’émergence de Trump n’a pas de quoi nous atterrer. Mais je ne pense pas que nous puissions construire une dynamique politique simplement en réagissant contre la droite. Je pense qu’on entend trop de discours hystériques autour d’un soi-disant danger fasciste émergent aux États-Unis. Ce que je constate, c’est qu’il y a essor d’un populisme de droite qui refait surface périodiquement dans l’histoire de ce pays, et que nous sommes une fois de plus confrontés à la tâche historique de le combattre et de le vaincre. Le problème des libéraux, c’est qu’ils perçoivent ces mouvements populistes comme étrangers à notre tradition politique et qu’ils surestiment leur nouveauté historique.
En quel sens seraient-ils étrangers à la tradition politique étatsunienne ?
Les libéraux ont toujours été très hostiles à toute forme d’activisme militant venant de la droite. Ils l’interprètent comme un phénomène paranoïaque, comme s’il s’agissait de l’expression d’une maladie mentale. Pour eux, si vous remettez en cause les institutions républicaines, c’est que vous souffrez d’une maladie mentale. Et d’ailleurs, les libéraux étendent cette interprétation pathologisante à la gauche aussi. Le Parti démocrate est trop réactif, trop anti-Trump, trop obsédé par sa personnalité. Cela peut nous amener à une situation où Trump perdrait les prochaines élections sans que le trumpisme ait été défait de manière adéquate. Les démocrates sont trop obsédés par les tics de Trump, ce qui reflète le rejet qu’il suscite au sein de la classe moyenne éduquée.
Ma propre expérience des médias me met en contact constant avec des gens qui éprouvent une véritable répulsion morale envers Trump, qui rejettent sa personnalité, son racisme et son sexisme flagrants. Mais en rester là, c’est totalement insuffisant à mon avis. De notre point de vue, ce que la gauche doit dire aux électeurs, c’est : « Nous comprenons vos craintes et vos soucis, elles nous préoccupent et nous avons des idées pour changer votre vie en mieux. » Ce faisant, nous n’allons pas conquérir la majorité de la base de Trump, parce que la plupart de ses partisans ne sont pas motivés par des difficultés économiques, mais notre programme pourrait réussir à réduire sa base de soutien.
Je pense que la base d’un futur mouvement socialiste démocratique de masse sera constituée à la fois par les personnes qui ont voté pour Hilary Clinton et par celles qui se sentent totalement étrangères à la politique. Il y aura aussi une petite fraction des gens qui ont voté pour Donald Trump. Mais on aura du mal à interpeller ce dernier groupe, ou même certains secteurs plus centristes, si on part du présupposé que 40 % des électeurs, à savoir une grande partie de la population, souffrent de troubles psychologiques. Ce n’est pas comme ça qu’on fait de la politique, outre le fait que c’est une analyse erronée.
Si l’on observe certaines des figures progressistes émergentes les plus en vue – je pense à Alexandria Ocasio-Cortez, qui vient de DSA, mais aussi à une démocrate de gauche comme Ilhan Omar –, il semble que les piliers du consensus libéral soient fortement remis en question : la politique étrangère des États-Unis est vivement critiquée dans chaque discours d’Omar, tandis qu’Ocasio-Cortez appelle à un « New Deal vert » qui non seulement se traduirait par une véritable refondation de l’État, mais remettrait en question la domination sans limites du capital sur la société étatsunienne. Est-ce que tu crois en un possible réalignement à gauche du consensus libéral ?
Oui, et pour être honnête, cela a toujours été notre stratégie. S’il est une stratégie commune entre le mouvement progressiste et les socialistes démocratiques, c’est bien de tracer des démarcations au sein de la coalition apparemment solide qui constitue la base du Parti démocrate. Nous sommes convaincus qu’une bonne partie des électeurs démocrates ne soutiennent pas vraiment le libéralisme centriste de Hillary Clinton. Ils ont voté pour elle simplement parce que c’était l’option la plus acceptable et qu’ils savent à quel point la droite étatsunienne est néfaste et à quel point le Parti républicain est réactionnaire.
Nous cherchons donc à tracer une ligne de démarcation entre les démocrates qui soutiennent l’État-providence et le reste du Parti et sa direction. Cette démarcation est incarnée et personnifiée entre autres par des figures liées à DSA comme Alexandria Ocasio-Cortez et Rashida Tlaib, ou par quelqu’un comme Ilhan Omar. Derrière la victoire électorale de ces jeunes femmes, il y a une organisation qui s’appelle Justice Democrats, un groupe qui, sans avoir les mêmes motivations socialistes, utilise les mêmes tactiques que DSA hier : travailler au sein du Parti démocrate en tant que force de contestation[7]. Pour leur part, aujourd’hui, le travail des militants de DSA se concentre plutôt dans d’autres espaces, en dehors du Parti démocrate, du côté de l’activisme de base.
Il est assez excitant de voir comment ces divisions au sein du Parti démocrate ont trouvé une incarnation concrète. Je pense que nous avons appris une grande leçon : nous avons su identifier notre base et nous avons lancé une action en conséquence. Alexandria Ocasio-Cortez n’aurait pas été élue sans l’initiative de groupes comme les Justice Democrats ou DSA. Et aujourd’hui, en tant qu’individu, elle radicalise ces divisions et polarise le débat dans un sens qui favorise la gauche.
Quelle est donc notre stratégie aux États-Unis avec ce nouveau type d’homme et de femme politique, avec les socialistes qui parviennent à se faire élire, ou même avec la campagne de Bernie Sanders ? Ici, je dois avouer que je ne dispose pas encore d’un cadre théorique élaboré, même si j’essaie de le développer. Je viens d’une formation marxiste orthodoxe. Reste qu’on peut faire une observation utile sur le plan théorique : Bernie Sanders et le mouvement qui l’entoure représentent une social-démocratie ancrée dans la lutte des classes, et donc différente des anciens modèles de social-démocratie. Dans la période d’après-guerre, la social-démocratie cherchait à canaliser le militantisme syndical et le mouvement ouvrier pour consolider son pouvoir électoral et un pacte de gouvernabilité fondé sur l’équilibre des classes. Mais aujourd’hui, Bernie Sanders et Jeremy Corbyn représentent des forces de contestation radicale.
En théorie, il s’agit de mouvements modérés. Mais la manière dont ils cherchent à conquérir le pouvoir implique un processus de lutte et de polarisation. Lorsque Bernie Sanders dénonce « les millionnaires et les multimillionnaires », il invoque la figure du conflit social comme seul moyen pour les travailleurs d’obtenir ce qu’ils méritent. En ce sens, il est important de dissiper l’idée que « Sanders n’est qu’un simple social-démocrate », car même si ses idées ne sont pas révolutionnaires, il conteste radicalement le système.
Il faut accompagner et stimuler ce processus social-démocrate qui obéit à une logique de lutte de classe, pour arriver d’abord à instaurer un système de protection social intégral, et ensuite, sans se démobiliser, radicaliser ledit processus dans le sens du socialisme. En réalité, aujourd’hui, je suis moins sûr qu’avant de savoir quelles sont les étapes à suivre, mais en même temps, je suis plus confiant dans le fait que, d’une certaine manière, nous allons dans le sens de l’histoire. Je suis plus confiant dans la nécessité morale du socialisme démocratique, et encore plus convaincu que les gens vont prendre conscience que la démocratie et la politique offrent des solutions à leurs problèmes, et qu’ils ne se laisseront pas séduire par la politique d’exclusion, de haine et de barbarie de la droite.
Cet entretien a été réalisé par Nicolas Allen, étudiant en études latino-américaines de l’université de Stanford (Californie) et doctorant en littérature de l’université de Buenos Aires (Argentine) : « El socialismo estadounidense y la “izquierda de lo posible”. Entrevista a Bhaskar Sunkara », Nueva Sociedad, mai-juin 2019, https://nuso.org/articulo/socialismo-estadounidense-sunkara-alexandria-ocasio-jacobin/. Traduction et édition : Marc Saint-Upéry.
Notes:
[1] NdT : le traducteur se voit ici confronté une fois de plus à l’éternel problème de la traduction du terme anglais « liberal », qui a des connotations extrêmement différentes, et parfois totalement opposées, de celle de « libéral » en français ». Aux États-Unis, le spectre du liberalism recouvre aussi bien ce que nous appellerions en France des « sociaux-libéraux » centristes que des sociaux-démocrates plus traditionnels et fermes partisans de l’État providence ou des défenseurs des droits civiques des Afro-Américains et des autres minorités. La « coalition apparemment solide qui constitue la base du Parti démocrate » – à laquelle fait allusion Bhaskar Sunkara dans cet entretien et au sein de laquelle il estime que les socialistes doivent « tracer des démarcations » – inclut de fait tout autant des capitalistes high tech de la Silicon Valley, des multimillionaires de Hollywood que des syndicalistes de l’automobile de Detroit ou des activistes de Black Lives Matters, tous également perçus comme liberals par la droite républicaine. Pour éviter d’accumuler les synonymes très approximatifs et insatisfaisants (« progressiste modéré », « de centre-gauche » ?), les acrobaties rhétoriques et les périphrases maladroites, j’ai choisi d’avoir recours en français au terme « libéral/libéralisme » en supposant que le lecteur sera assez intelligent pour tenir compte du contexte idéologico-culturel. De fait, ce n’est pas un exercice beaucoup plus compliqué que de savoir quel sens donner en français à l’expression « les républicains » selon que votre interlocuteur vous parle du parti fondé par Nicolas Sarkozy ou de citoyens progressistes attachés aux valeurs de la République.
[2] Bhaskar Sunkara, The Socialist Manifesto : The Case for Radical Politics in an Era of Extreme Inequality, Basic Books, New York, 2019.
[3] Werner Sombart, Pourquoi le socialisme n’existe-t-il pas aux États-Unis, PUF, Paris, 1992.
[4] Norman Thomas (1884-1968). Pasteur presbytérien, militant pacifiste, il fut six fois candidat à la présidence pour le SPA.
[5] Paolo Gerbaudo, The Digital Party : Political Organisation and Online Democracy, Pluto Press, Londres, 2018.
[6] Will Bloom, « A socialist Wave in Chicago », Jacobin, 4 mars 2019, https://www.jacobinmag.com/2019/04/democratic-socialists-america-chicago-rossana-rodriguez-carlos-rosa-chicago-teachers-union.
[7] NdT : pour une illustration des tactiques et de la stratégie de groupes comme Justice Democrats ou Brand New Congress, voir Knock Down the House, l’excellent documentaire de Rachel Lears sur la campagne des primaires démocrates de 2018 de quatre candidates contestataires : Alexandria Ocasio-Cortez (New York), Cori Bush (Missouri), Paula Jean Swearengin (Virginie occidentale) et Amy Vilela (Nevada). Knock Down the House est disponible sur Netflix.