Dans la foulée de l’accablant rapport de Michelle Bachelet sur les droits humains au Venezuela[1], passé à peu près inaperçu en France et opportunément passé sous silence dans les milieux progressistes, un texte poignant de Jeudiel Martínez, sociologue indépendant exilé depuis quelques semaines au Brésil[2]. Proche des courants de gauche critique mobilisés contre le coup d’État réactionnaire de 2002, il est vite devenu un des analystes les plus pertinents de la catastrophique dérive dictatoriale et mafieuse du régime de Hugo Chávez et Nicolás Maduro et un des plus féroces critiques du bovarysme politique néocolonial de la gauche radicale des pays du Nord.
Chávez est vivant, la lutte continue. Voilà ce qu’ils nous disent, et ils ont raison.
Le chef n’est pas seulement ce fantôme virevoltant qui se moque de nous.
Il y a quelque chose de lui qui vit encore, qui habite les décombres, qui peuple notre tristesse.
Chávez est vivant, la lutte continue.
Dans le bilan qu’il nous a légué.
Dans son œuvre, encore et toujours, cette machine du désastre.
Il est vivant dans la catastrophe.
Il vit à Táriba, dans les yeux crevés d’un gosse de seize ans[3].
Il est vivant dans les coupures de courant.
Dans les magasins fermés, dans les distributeurs automatiques complètement vides.
Dans la pénurie d’antibiotiques. Dans les dollars qui fuient le pays.
Dans les habitants assoiffés de Caracas qui puisent les eaux noires du rio Guaire.
Il vit dans les collectifs paramilitaires, dans la police politique, dans les flics qui torturent à mort.
Dans le fascisme de José Roberto Duque[4] et dans l’idiotie des crétins qui croient au « pouvoir communal »[5].
Il vit dans les foules qui franchissent en masse la frontière colombienne ou celle du Brésil.
Il vit dans le bras cassé du petit vieux qui a dû se battre pour une place dans un refuge de Rio de Janeiro.
Il vit dans les caciques de la mafia et dans les rangs de la bolibourgeoisie.
Il vit jusque dans Guaidó, forgé à son image pour nous convaincre qu’il ne sert plus à rien de lutter.
Chávez est vivant, sa lutte continue.
Il vit dans les chiens et les chats abandonnés par leurs maîtres, dans les petits vieux qui sont restés seuls.
Dans la chair des corrompus qui furent un jour mes amis.
Dans la graisse de Juan Barreto[6] et le rachitisme des gamins de quartier.
Dans les seins en silicone payés aux frais du contribuable.
Dans le manoir de chasse d’un bolibourgeois en Andalousie.
Dans les comptes en Suisse, dans les dollars expatriés.
Dans notre narcissisme. Dans tous ceux qui ignorent leur propre médiocrité.
Dans les salauds de Podemos.
Dans les réacs qui se foutent du Venezuela mais que notre malheur arrange bien.
Dans les militaires. Dans les cachots.
Dans les malfrats. Dans les flics qui sont des malfrats en uniforme bardés d’un insigne.
Chávez est vivant, la lutte continue.
Dans ceux qui veulent être aimés mais ne savent pas aimer.
Dans le népotisme, dans les terres volées par la famille Chávez.
Dans les chevaux de race d’Alejandro Andrade[7].
Dans le fleuve Caroní converti en bourbier immonde[8].
Dans les ruines prématurées et les usines paralysées.
Dans les jeunes filles réduites en esclavage par les cartels.
Et jusque dans Lula et Bolsonaro, il y a un peu de Chávez qui vit.
Dans l’amour des militaires et le culte du pouvoir.
Dans tous ceux qui aiment obéir.
Dans ceux qui vous disent : « Bon, oui, c’est des voleurs, mais ils ont quand même fait des choses ».
Chávez est vivant, la lutte continue.
Il est vivant dans la faim. Dans le ventre vide des parents qui laissent la dernière arepa[9] à leur enfant.
Dans l’ignominie des fils à papa chavistes.
Dans les crétins qui attendaient leur salut de Trump.
Chávez est vivant et la lutte continue. Oui, mon gars, c’est du lourd.
Il vit dans les ruines et les privations.
Dans les ordures de l’opposition qu’il a lui-même créées, tels des golems de merde.
Chávez est vivant, la lutte continue. Il habite notre tristesse.
Et lui aussi, la tristesse l’habite.
Jeudiel Martínez, Rio de Janeiro, 3 juillet 2019
Notes:
[1] Voir Jean-Baptiste Mouttet, « Rafael Uzcátegui: "Nicolás Maduro garantit l'impunité pour ceux qui violent les droits humains" », Mediapart, 6 juillet 2019, https://www.mediapart.fr/journal/international/060719/rafael-uzcategui-nicolas-maduro-garantit-limpunite-pour-ceux-qui-violent-les-droits-humains?onglet=full. Ce rapport a été fortement contesté par le gouvernement vénézuélien et rejeté au Conseil des Droits de l'Homme de l’ONU par la Russie, la Chine, la Turquie, la Biélorussie, le Myanmar, l’Iran, Cuba, le Nicaragua et la Bolivie. Sans commentaire.
[2] Où il est accueilli par le réseau militant Uninômade: http://uninomade.net.
[3] NdT : Début juillet, un jeune manifestant désarmé de la petite ville de Táriba (État du Táchira), qui protestait aux côtés de sa mère contre la pénurie de gaz domestique, a perdu les deux yeux dans un affrontement avec la police.
[4] NdT : José Roberto Duque est un écrivain chaviste connu pour la propagande grossière qu’il déverse à travers le site gouvernemental Misión Verdad (Mission Vérité).
[5] NdT : Voir Jeudiel Martínez, « El efecto Teruggi (I) : La comuna de los tramposos », Aporrea, 19 juin 2018, https://www.aporrea.org/actualidad/a265145.html : « Les comuneros peuvent-ils demander des comptes à un maire ou à un gouverneur ? Peuvent-ils donner des ordres à la police ? Qui donne des instructions à qui : le gouvernement aux “communes” ou les communes au gouvernement ? Dans la pratique, il s’agit de simples assemblées de quartier liées à l’État dans une sorte de “corporatisme local”, complètement intégré à l’appareil d’État et subordonné à lui. Les “communes” n’ont aucun pouvoir politique d’aucune sorte, aucune autonomie ni aucune autorité : elles sont là pour exécuter des projets et des politiques sociales et, en fin de compte, n’importe quelle tâche que le gouvernement leur assigne. […] Le caractère clairement clientéliste de ces organisations est indéniable : elles reposent uniquement sur une sous-traitance des tâches, du temps et des efforts par les fonctionnaires de la “commune”, qui constituent une bureaucratie souterraine et non rémunérée. Une paperasserie sans fin, des démarches infinies, des heures et des heures de travail non payé effectué par des femmes qui ajoutent à leur journée de travail et à leurs tâches domestique leur activité au sein de la bureaucratie communale, la soumission aux ordres et aux contre-ordres d’une bureaucratie capricieuse, les journées perdues en manifestations et meetings – telle est la réalité quotidienne des communautés qui, dans les fantasmes de la gauche internationale, font chaque jour une révolution d’octobre. »
[6] NdT : Ancien maire chaviste de Caracas, connu pour sa corruption et son embonpoint.
[7] NdT : Ex-Trésorier de la Nation du gouvernement bolivarien, propriétaire de purs sangs arabes en Floride.
[8] NdT : Asséché par l’extraction illégale de minerais, ce qui met en danger la principale centrale hydroélectrique du pays.
[9] NdT : Pain de maïs, aliment de base traditionnel au Venezuela et en Colombie.