Dans un texte diffusé sur YouTube où une émotion réfléchie et une rationalité vibrante se rejoignent et fusionnent[1], Arnaldo Antunes, poète, chanteur, musicien et compositeur, figure éminente du rock pauliste et de la musique populaire brésilienne, connu internationalement pour sa participation au collectif Tribalistas avec Marisa Monte et Carlinhos Brown, exprime ce que doivent ressentir aujourd’hui des dizaines de millions de Brésiliens.
*
ceci n’est pas un poème
juste
un cri du cœur
que je ne pouvais pas ne pas
lancer et que je ne pouvais pas exprimer
autrement
que de cette façon
découpant les phrases
dans l’espace
ici
aujourd’hui
J’ai vu
terrifié
un artiste assassiné
Moa do Katendê,
maître de capoeira,
auteur de Badauê[2] –
à cause d’une divergence politique dans un bar
de Bahia
alors j’ai fait courir mon doigt
sur l’écran et
j’ai vu et entendu
avec la chair de poule
Luiz Melodia[3]
(lui aussi noir, lui aussi compositeur,
arborant lui aussi une crinière rasta,
comme la victime du message précédent)
chanter
« au coeur du Brésil »
et répéter plusieurs fois
ce refrain
« au coeur
du Brésil »
« au coeur du Brésil »
que j’essaie de sentir
encore palpiter
entre la lumière de Luiz
et les ténèbres
de ce trou obscur
qui ne bat plus dans la poitrine
de Moa do Katendê
et « il n’y a pas d’amour à Sao Paulo »[4]
ou « au coeur du Brésil »
fracturé
en ces jours
affreux
de bottes
brutales
qui frappent au visage
quiconque
aime
l’art
la culture l’éducation
la liberté d’expression
la diversité
la citoyenneté
la solidarité
la démocratie
mais tout ça n’a
aucune importance
ce qui compte, c’est de savoir
si les cours de la Bourse
ont augmenté
si le dollar
a baissé
si nous allons tous continuer
à marcher
docilement vers l’abîme
dans cette folie collective
où le Brésil nie
tout Brésil
possible
aveugle
tout futur possible
et la haine
et l’horreur et la
haine
et les mots n’ont plus aucun sens
mais
pourquoi
jeter à la tête de ces types
les propos explicites
(filmés et enregistrés, encore et encore et encore)
de leur héros mythique
qui nous dit
« je soutiens la torture »
« je défends la dictature »
« je vais fermer le parlement »
« les noirs ne servent à rien, pas même à faire des gosses »
« je ne te viole pas parce que tu ne le mérites pas »
« on va balayer tous cette racaille »
« notre erreur, c’était de se contenter de torturer au lieu de tuer »
« on va faire leur fête aux pédés »
etc. etc. etc. etc. etc.
et tout le reste
qu’il ne cesse de répéter infatigablement
depuis des années
devant les caméras et les microphones
pourquoi manifester encore
et encore
le même dégoût
si c’est justement
pour ça
qu’ils l’idolâtrent ?
et il y aura toujours
les faux culs
qui viennent nous dire :
« nous sommes coincés entre deux extrêmes"
« oui, mais voyez ce qui se passe au Venezuela »
« c’est pour en finir avec la corruption »
« nous avons besoin de sécurité »
ou bien
« ce n’est pas vraiment ce qu’il veut dire… »
alors que nous constatons chaque jour un peu plus
que oui,
que c’est ça
que c’est bien ça qu’il veut dire
mais
comme je l’ai lu quelque part :
« comment expliquer la loi Rouanet à ceux
qui n’ont pas encore assimilé la Loi d’or? »[5]
ou bien : comment expliquer la loi de la gravité
à ceux qui croient encore
que la terre est plate ?
et qui veulent défendre leur ignorance à pleines dents
à pleines griffes
qui veulent
tirer fusiller se venger
se venger de qui?
au nom de qui?
(patrie, famille, propriété, sécurité ?)
si dans ce domaine il n’y a ni droits
ni respect
ni instruction ni dignité
rien que l’horreur et
la haine, la haine
et l’horreur
les mots perdent leur clarté
les valeurs perdent leur valeur
la vie perd sa valeur
Marielle[6]
morte et re-morte et assassinée deux fois
sa plaque commémorative
brisée rayée profanée
par les mains macabres de
brutes arrogantes
avec leurs t-shirts arborant
le visage de l’infâme
qui montre encore une fois son caractère monstrueux
lorsqu’il vend
dans ses propres meetings
un autre t-shirt orné du portrait d’un autre
ultra-monstre
ustra[7]
—
cet homme qui non content de de torturer
obligeait les enfants à contempler
leurs mères se faire torturer
—
et ces mêmes
individus abominables
qui, sous les applaudissements honteux,
s’enorgueillissent
d’avoir
profané
les plaques qui portent le nom de Marielle Franco
voilà qu’aujourd’hui
ils sont élus
satisfaits
mais pas rassasiés
de tout le sang
des innocents
qui doit couler
pour l’unique raison qu’ils sont
différents
excitant chez certains
le désir d’exercer
leur ténébreux
pouvoir
de milice de police d’escadron de la mort
et arroser Rocinha[8] à la mitraillette
est leur solution
la barbarie enfin
institutionnalisée
pour faire diversion
le Brésil enfin
sans cœur
rompant avec l’ONU
et avec les accords internationaux sur
l’environnement
sans aucun contrôle
de bon sens ou de mentalité
sans limite humanitaire
« c’en est fini des ONG ! »
« c’en est fini de l’activisme ! »
« c’en est fini des jérémiades ! »
hurlent-ils
plein de suffisance et de haine
délinquants contre la délinquance
oppresseurs au nom de la famille
amoraux au nom de la morale
malgré tous
les avertissements
de la presse internationale
de gauche, de centre, de droite
le pire aveugle est celui qui ne veut pas voir
la tragédie annoncée
proclamée
pas comme une rumeur
mais ouvertement
alors qu’encouragés par un discours
de haine
d’horreur et de haine
leurs électeurs
sortent déjà dans la rue
le cri à la bouche
et l’arme à la main
déluge de fake news
croix gammées nazies gravées au couteau
sur la peau de la fille
qui portait un T-shirt « Pas lui »[9]
et la promesse d’une violence démesurée
qui se concrétise
avant même le début du deuxième tour
et pas un pouce de terre pour les Indiens
et pas une goutte de droits civiques ou de droits humains
et le retour de la censure et de la haine,
la haine, l’horreur
et la haine
pour étouffer une fois pour toute
le rêve d’une nation
qui a a l’opportunité
de donner au monde
sa contribution
originale
désormais vouée à répéter ce qu’il y a eu de pire
dans l’histoire
plus d’histoire désormais
plus de Musée national[10]
plus de culture ni d’éducation
abolissons la philosophie et l’art
mettons à leur place
les cours de morale et d’éducation civique
l’école militaire
la religion
la géographie du profit et des dividendes
le massacre des minorités
l’horreur et la haine
et la haine
et l’horreur
croissante permanente qui durera le temps qu’il faudra
parce que personne ne lâche prise aussi facilement
si vous frappez une fois
il faut frapper une deuxième fois
et la violence engendre la violence
alimentée par les bobards et les poignards
dans le dos des artistes
comme Moa
mais dans la tête de ceux qui le soutiennent
tout est justifié :
le fascisme
la torture des prisonniers
les procès sommaire sans jury
l’autorisation donnée à la police
de tuer
et la haine des pauvres
les raids ostentatoires
la guerre déclarée
de ceux qui tolèrent les assassins pour combattre les bandits
puisque c’est le monde à l’envers
les pauvres élisent les millionnaires,
tout est cul par-dessus tête
alors autorisons la sordide
barbarie
du fort contre le faible
il y a quelque chose de pourri
au Brésil
dans ce Brésil sans cœur
qui ment, qui omet, qui agresse, qui régresse
pour avancer sans freins
vers le fascisme
sur le rythme hypnotique de
la haine,
l’horreur et la haine
prêchés dans les églises
au nom de Dieu
et du Christ
renoncer à l’amour au nom du Christ
violence et brutalité au nom du Christ
armes et torture
et préjugés au nom du Christ
de Dieu et du Christ
armer la population
pour mitrailler les adversaires
les différents
les misérables
les habitants des favelas
ceux qui sont de l’autre côté
ceux qui s’expriment
ou qui contestent
ou qui pensent différemment
ou qui portent
des couleurs différentes ou qui sont eux-mêmes
d’une autre couleur ou
n’importe quel prétexte
inventé
pour répandre la haine, l’horreur
et la haine
du machisme au viol
du mensonge au lynchage
de l’homicide au génocide
(« il aurait fallu en tuer au moins trente mille ! »)
désormais sans démocratie
mot vide de sens
dans la bouche
de ceux qui sont prêts à faire des compromis
(et ils sont nombreux)
croyant
possible
une forme quelconque de
neutralité
aujourd’hui
tel Pilate
se lavant les mains
les soi-disant médias
qui jouent le soi-disant juste milieu
en prétendant qu’il y a des extrémistes dangereux
des deux côtés
mais alors
où étiez-vous lors des trois derniers mandats
et demi
avant le cauchemar Temer?
vous viviez dans une dictature communiste
et vous ne le saviez pas ?
en réalité
tout le monde sait très bien
que l’extrémisme
vient d’un seul
côté, qu’il
s’agit de voter pour en finir
avec les élections
et que le grand danger est justement
ce jeu
des équivalences qui,
en réalité
sert le monstre
parce que l’omission est une mission impossible
aujourd’hui
impossible
de masquer la lumière aveuglante
de la menace
hostile et explicite
du nazisme
qui progresse
avec le tamis percé
d’un bon sens
médiocre hypocrite indifférent
qui trouvera toujours
le moyen de dire :
oui, mais le Venezuela…
comme si nous n’avions pas entendu exactement la même chose
en 1964,
lorsqu’ils disaient :
– Oui, mais Cuba…
pour justifier la dictature militaire
qu’ils encensent tellement
aujourd’hui
et que l’actuel
président
de notre Tribunal fédéral suprême
a décidé
qu’il allait désormais appeler
un « mouvement »
plutôt qu’un
« coup d’État militaire »
pour adoucir un peu l’amertume
de la bouche
imprégnée
de sang
qui ne va pas disparaître comme ça
juste en changeant de vocabulaire
en débaptisant la fameuse
« dictature »
mais ce dés-
équilibre
éthique
qui dit
préférer une autocratie
parfaite
à une
démocratie
imparfaite
cette
erreur
qu’aucun regret ne sera
capable de réparer
quand il sera trop
tard
on peut encore
l’éviter
il est encore
temps
de
contenir
la haine,
l’horreur et la haine
il est encore
temps
*
Notes du traducteur:
[1] On peut entendre Arnaldo Antunes réciter son texte à cette adresse : https://www.youtube.com/watch?v=Ce4Qk_rpzu0.
[2] Romualdo Rosário da Costa, dit Moa do Katendê, compositeur et maître de capoeira, figure emblématique de la culture afro-brésilienne, a été assassiné de douze coups de couteaux à Salvador de Bahia le 8 octobre 2018 par un partisan de Jair Bolsonaro suite à une discussion politique dans un bar. Sa chanson Badauê avait été reprise en 1979 par le grand pionnier du « tropicalisme » Caetano Veloso dans son disque Cinema Transcendental
[3] Luiz Carlos dos Santos (1951-2017), connu sous le nom d’artiste de Luiz Melodia, chanteur et compositeur. Le vers « au cœur du Brésil » (« no coração do Brasil ») est plusieurs fois répété dans sa chanson Magrelinha.
[4] « Não Existe Amor em SP », titre d’une chanson du rappeur Criolo.
[5] La loi Rouanet, élaborée en 1991 par le Secrétaire national à la culture Sérgio Paulo Rouanet, est le principal mécanisme régissant le financement public et privé des activités culturelles au Brésil. La Loi d’or est la loi du 13 mai 1888 qui a aboli l’esclavage au Brésil.
[6] Marielle Francisco da Silva, dite Marielle Franco (1979-2018), militante progressiste et féministe afro-brésilienne, conseillère municipale de Rio de Janeiro pour le Parti Socialisme et Liberté (PSOL), a été assassinée par arme à feu avec son chauffeur Anderson Pedro Gomes le 14 mars 2018 dans le centre de Rio de Janeiro. Plusieurs hommes politiques de droite sont soupçonnés d’être impliqués dans cet assassinat.
[7] Carlos Alberto Brilhante Ustra (1932-2015), colonel de l’armée de terre, fut un des tortionnaires les plus féroces de la dictature militaire brésilienne pendant les années 1970. Bolsonaro a fait publiquement son éloge.
[8] Grande favela de Rio de Janeiro.
[9] « Ele não », slogan anti-Bolsonaro, très présent en particulier dans les manifestations féministes contre la candidat fasciste, mysogyne et homophobe. Peu de temps après le premier tour, à Porto Alegre, une jeune femme de 19 ans a été mutilée par trois partisans de Bolsonaro qui l’ont rouée de coups avant de lui graver une croix gammée sur le ventre à l’aide d’un canif.
[10] Le Musée national de l'Université fédérale de Rio de Janeiro, plus connu simplement sous le nom de Musée national, a été presque complètement détruit par un terrible incendie dans la nuit du 2 au 3 septembre 2018. Cette tragédie frappant une institution soumise depuis longtemps aux restrictions budgétaire et à la négligence bureaucratique témoigne aux yeux de nombres de Brésiliens de l’impéritie de la classe politique et de son mépris de la culture.