La campagne de Bernie Sanders en 2016 a pu laisser perplexes les militants et les électeurs français de gauche. Bien qu'ayant mené sa carrière politique dans le Vermont en tant qu'« indépendant », le sénateur progressiste a participé aux primaires du Parti démocrate. Se déclarant « socialiste démocratique », il n’est pourtant pas membre de la principale organisation « socialiste démocratique », Democratic Socialists of America (DSA). Celle-ci l’a néanmoins soutenu activement et a engrangé les bénéfices de cette dynamique puisque le nombre de ses membres a explosé depuis un an et demi, passant de 5 000 en novembre 2016 à près de 40 000 aujourd’hui.
Mais quelles sont exactement les relations des différents mouvements de gauche étatsuniens entre eux et avec le Parti démocrate ? Qu’est-ce au juste qu’un « progressive », et qui donc s’autodéfinit aux États-Unis comme « socialist », une étiquette qui y séduit de plus en plus l’électorat juvénile, ou du moins ne lui fait plus peur malgré les efforts de diabolisation des Républicains (lesquels dénonçaient hier en Obama un « socialiste » à peine dissimulé) ? Et qu'en est-il de ces « socialistes démocratiques » étatsuniens, sont-ils des « sociaux-démocrates » ? La réponse à cette dernière question, par exemple, est en fait « oui et non » – ce en fonction de critères complexes et multidimensionnels dont l’élucidation exigerait à elle seule au moins un long article savant. Si le paysage idéologique et organisationnel de la gauche étatsunienne est si difficile à déchiffrer depuis l’Europe, c’est notamment en raison de trois de ses caractéristiques :
– La grande variabilité régionale et locale des paramètres et des alignements politico-idéologiques et organisationnels.
– La dynamique de « lobbying citoyen » et la logique de coalition à géométrie variable qui caractérise les mouvements sociaux progressistes étatsuniens et leur rapport à la politique électorale.
– Le relatif « déficit de structuration » (structurelessness) idéologico-organisationnelle qui affecte le champ politique étatsunien (son caractère tantôt amorphe, tantôt polymorphe, pourrait-on dire), notamment le système bipartisan et la relation qu’entretiennent les gauches avec ce système, telle qu’elle est brillamment décrite par le jeune historien et militant socialiste Seth Ackerman1.
Quoi qu’il en soit, la sensation du moment dans le champ « progressiste » et « socialiste démocratique » – avec un très fort écho médiatique – est la victoire fin juin de la militante de DSA Alexandria Ocasio-Cortez aux primaires démocrates de la quatorzième circonscription de l’État de New York, qui inclut l’est du Bronx et une partie de l’arrondissement de Queens. Cette jeune femme de vingt-huit ans d’origine portoricaine qui travaillait encore l’année dernière dans un bar y a battu Joe Crowley, poids lourd du Parti démocrate réélu dix fois au cours de sa carrière politique et porte-parole potentiel du groupe démocrate à la Chambre des Représentants. La remarquable campagne d’Ocasio-Cortez est une puissante source d'inspiration pour des dizaines de candidats progressistes et socialistes à travers le pays, dont certains ont eux aussi des chances d’obtenir la nomination, voire d’être élus en novembre pour une poignée d'entre eux.
Dans cet entretien effectué par Daniel Denvir pour The Dig, le podcast radiophonique de l’excellente et très dynamique revue socialiste Jacobin, Ocasio-Cortez expose les rouages de sa campagne, les raisons pour lesquelles les démocrates centristes sont partout vulnérables aux challengers de gauche, la nécessité pour les candidats de présenter une vision politique audacieuse, la suppression sournoise du droit de vote, le statut politique de Porto Rico et bien d’autres choses encore. Ce faisant, elle contribue à répondre de façon très concrète à certaines des interrogations que nous mentionnons ci-dessus2.

DD : Commençons par une question pragmatique : comment as-tu gagné ? À quoi ressemblait la campagne sur le terrain ?
AOC : Au début de la campagne, je ne savais pas tout ce à quoi je m’engageais, mais je savais quel type de campagne mon adversaire allait mener : la typique campagne promue par le Comité de Campagne démocrate du Congrès pour un candidat mainstream lié à de gros intérêts économiques. En général, ce genre de campagne ne fait pas beaucoup de travail de terrain. Pour ma part, je m’y engageais avec une formation d’organisatrice à la base. Dès le départ, j’ai mis l’accent sur l’organisation des gens, la construction d’une coalition et l’élargissement de cette coalition avec l’aide d’autres activistes. Ma campagne était presque entièrement axée sur l’organisation physique des gens et sur une diffusion en ligne visant à renforcer cette organisation physique.
Presque tous les gens qui ont participé à cette campagne étaient des novices en la matière. J’ai établi des relations avec d’autres personnes ayant une expérience d’organisation sur le terrain, mais dont la plupart n’avaient jamais animé une campagne électorale. Je viens d’un milieu plus axé sur l’éducation populaire, alors nombre des militants des organisations que je connaissais avaient un rapport très désabusé à la politique électorale. La plupart d’entre eux refusaient délibérément de s’y impliquer. J’ai passé six bons mois à bâtir une atmosphère de confiance avec les organisations de base et à capitaliser une partie de cette confiance et de cette crédibilité pour mobiliser des gens qui, normalement, ne croient pas à la politique électorale.
Nous avons frappé à 120 000 portes. Nous avons envoyé 170 000 SMS. Nous avons passé 120 000 appels téléphoniques. Avant même d’arriver à la phase de mobilisation des électeurs démocrates, un an plus tôt, nous avons dû mener une campagne d’inscription sur les listes électorales, parce que l’État de New York est l’un des plus restrictifs en la matière. Si vous êtes déjà inscrit pour voter et que vous êtes un électeur indépendant ou non affilié à un parti, vous devez modifier votre inscription près d’un an à l’avance pour pouvoir voter aux primaires d’un parti l’année suivante.
DD : Cela a beaucoup nui à la campagne de Bernie Sanders.
AOC : Oui, il y a trois millions d’électeurs indépendants et non affiliés dans l’État de New York. C’est le plus gros bloc d’électeurs, et ils sont constamment privés de leurs droits.
Un an avant les élections, nous avons fait une campagne d’inscription où nous avons identifié tous les électeurs indépendants et non affiliés. Et nous avons passé entre 10 000 et 13 000 appels téléphoniques pour informer les gens : « Bonjour, il va y avoir une candidate progressiste au Congrès l’année prochaine. Elle n’accepte aucun financement d’entreprises privées. Mais la seule façon de gagner cette élection, c’est que des gens comme vous s’inscrivent sur les listes électorales en tant que démocrates pour que nous puissions compter sur votre voix l’année prochaine. »
Très franchement, c’était la partie la plus difficile de la campagne sur le terrain. C’est à cette occasion, il y a un an, qu’on m’a le plus souvent claqué la porte au nez, que je me suis faite engueuler par les gens. Je décrochais le téléphone et les gens m’insultaient. Et je devais leur dire : « Écoutez, je vous comprends. Je sais bien pourquoi vous ne voulez pas être identifié comme démocrate. » Nous ne savons même pas quelle a été l’efficacité réelle de ce démarchage, parce que l’administration de l’État de New York – et c’est compréhensible – ne vous offre aucun moyen de savoir si telle ou telle personne a vraiment modifié son inscription une fois que vous l’avez envoyée sur la page web adéquate.
Quoi qu’il en soit, cet effort nous a vraiment aidé à nous former pour maîtriser le b-a ba du porte-à-porte électoral : sillonner le terrain, identifier vos partisans. C’était la base de toute notre campagne.
Nous ne nous sommes pas adressés à des professionnels du démarchage électoral. Ce qui comptait avant tout pour nous, c’était d’avoir un message capable de mobiliser les gens. Une fois qu’ils se montraient enthousiastes et qu’ils nous demandaient « Qu’est-ce que je peux faire ? », nous les avons formés nous-mêmes et nous leur avons dit : « Bon, écoutez, c’est pas si difficile, il suffit de télécharger cette application. Votre boulot, c’est ça. »
Organiser une campagne électorale, ce n’est pas si difficile. Bien sûr, il y a quelques trucs à apprendre, mais ça demande en gros une heure de formation, et le reste on l’apprend sur le terrain. C’est exactement ce que nous avons fait. Nous avons formé des gens ordinaires qui voulaient s’engager et nous leur avons enseigné le b-a ba de la chose.
Et notre campagne s’est essentiellement résumée au travail de terrain. Il n’y a eu aucun spot publicitaire à la télévision. Mon adversaire a diffusé des spots pendant tout le mois de juin. Il a envoyé dix ou quinze lettres sur papier glacé à presque tous les électeurs démocrates de la circonscription. J’appelle ça son catalogue Victoria’s Secret.
DD : De la paperasse qui va directement à la poubelle de recyclage.
AOC : Oui, un truc super chic en quadrichromie avec une grande photo-portrait du candidat en exergue. Il y en avait plein les boîtes aux lettres. De notre côté, on a envoyé en gros trois cartes postales à cinquante mille personnes, parce que c’est tout ce qu’on pouvait se permettre. Donc, au niveau publicité télévisée et propagande électorale par courrier, on était complètement dépassés.
Mais sur le terrain, on n’avait pas beaucoup de concurrence. Les partisans de Crowley n’y étaient pas très nombreux. Il y en avait, mais pas tant que ça. Nous, on avait des centaines de bénévoles. Vers la fin de la campagne, les gens venaient nous soutenir depuis le Massachusetts, depuis l’Ohio. Un type est venu en avion de l’Iowa. C’est l’avantage du facteur enthousiasme. Les médias sont largement passés à côté de notre campagne, mais pas les gens ordinaires.
DD : Les représentant de l’establishment ont tenté de réduire la portée de ta victoire en disant que tu étais simplement en phase avec la composition démographique de ta circonscription [NdT : majoritairement noire et latino], ce qui me semble une façon très commode de nier l’ampleur de la rébellion en cours, laquelle constitue pour eux une menace. Que pense-tu de la façon dont le système que tu as affronté interprète et minimise ta victoire ?
AOC : Ça ne me préoccupe pas vraiment. Au début, lors des premières vingt-quatre ou quarante-huit heures, j’ai vu toutes les excuses qu’ils ont inventé pour expliquer ma victoire. Je n’en avais pas grand-chose à faire, parce qu’aucune de ces personnes n’avait vraiment observé de près cette campagne, ils n’y avaient même pas prêté attention.
Je comprenais aussi qu’on était pour partie dans une dynamique du type « le roi est nu », qu’il s’agisse de l’establishment politique ou de la majorité des grands médias, parce qu’on était face à un évènement politique majeur et de portée nationale, une grosse surprise, et que tout le monde était passé à côté.
Une bonne partie des gens qui se sont mis en quatre pour essayer d’interpréter ce qui s’était passé avaient eu accès à mon matériel de campagne. J’avais passé des heures avec des journalistes du New York Times avant le début de la campagne, donc ils ne peuvent pas dire qu’ils n’étaient pas au courant. Je leur avais expliqué qui j’étais. Ce n’est pas simplement un petit truc qui est passé sous le radar : ils ont décidé de ne pas couvrir la campagne. Ma victoire a l’air surgie de nulle part, mais ce n’est pas le cas.
Mais avant même la victoire, on ne peut pas dire que je n’étais pas présente sur les réseaux sociaux. Aujourd’hui, ça a explosé, mais avant notre victoire, j’étais déjà suivie par cinquante mille personnes sur Twitter – des journalistes de CNN, du New York Times, de la chaîne MSNBC. Quand j’ai participé à l’émission du journaliste progressiste Chris Hayes sur MSNBC après la victoire, il m’a dit à l’antenne : « Ça fait un moment que je suis votre campagne. »
Les gens suivaient ma campagne. Ce qui s’est passé, c’est que les médias, sans doute sous l’influence de l’establishment politique, ont pris la décision active de ne pas la couvrir. Et très franchement, c’est très bien comme ça, parce que d’une certaine façon, ça a constitué un avantage pour nous.
Je me souviens de ma perplexité pendant la semaine après la victoire, face à cette tempête médiatique où beaucoup de journalistes me posaient exactement les mêmes questions. Les journalistes de la chaîne hispanophone Univision me demandaient presque tous : « Comment vous définissez-vous ? » C’était la première fois qu’un journaliste, surtout un journaliste de télévision, me posait cette question.
DD : Et quelle a été ta réponse ?
AOC : « Je suis une éducatrice, une organisatrice et quelqu’un qui n’a pas peur de défendre les droits des familles de travailleurs. » Je me considère comme une organisatrice avant tout. Les autres médias ne m’ont pas laissé raconter cette histoire, mais tant pis. Franchement, ça m’est égal. Peu importe si l’establishment politique minimise ma victoire pour des raisons superficielles, l’attribuant par exemple à des raisons démographiques – franchement, je pense que c’est une forme de paresse intellectuelle, mais laissons-les faire.
S’ils ne veulent pas apprendre la leçon, c’est leur problème. Parce que les gens, le mouvement progressiste, le mouvement en faveur des familles de travailleurs, le mouvement pour la justice économique, sociale et raciale, le mouvement qui exige plus de droits pour les travailleurs, le mouvement pour Porto Rico, le mouvement contre les bavures policières racistes, le mouvement pour la réforme de la justice pénale – tous ces gens-là, eux, sont très attentifs à ma victoire. Ça les intéresse vraiment de savoir comment j’ai gagné.
Vous me posez la question. Mes camarades de DSA, eux aussi, veulent connaître la réponse. Ça les concerne au plus haut point, parce que c’est avec toutes ces communautés que nous avons construit une coalition.
DSA a joué un rôle très important, mais ils n’ont pas été les seuls, il y a aussi les militants de Black Lives Matter du grand New York, les Justice Democrats [NdT : qui veulent réformer et refonder le Parti démocrate dans un sens progressiste], des syndicalistes, des organisations de locataires, des activistes de la communauté musulmane et des organisations juvéniles juives. Nous avons délibérément cherché à construire une coalition de gens qui sont à l’avant-garde de la militance progressiste.
Je n’aurais pas pu gagner sans le soutien de DSA, mais notre succès n’est pas entièrement dû à un seul groupe. D’ailleurs, si je dois ma candidature à quelqu’un, c’est plutôt aux militants des Justice Democrats ou de Brand New Congress [NdT : comité d’action politique issu de la campagne de Bernie Sanders et promouvant des candidats progressistes au Congrès], parce que ce sont eux qui m’ont convaincu de me présenter. Je n’aurais pas été candidate s’ils ne m’y avaient pas incité, mais si notre campagne électorale a été un succès, c’est parce que nous avons bâti une coalition.
DD : Il y a eu ce moment incroyablement fort dans ton débat télévisé avec Crowley lorsqu’il s’est engagé à te soutenir aux législatives si tu remportais les primaires. Il a alors essayé de te tendre un piège en te demandant si tu ferais la même chose au cas où il gagnerait. Tu as répondu que tu devrais alors consulter la base des organisations qui t’ont soutenue, des groupes comme DSA, que tu ne pouvais pas prendre cette décision toute seule.
AOC : Je ne m’attendais pas à cette question. Si j’ai pu réponse aussi rapidement, c’est parce que je me suis engagée personnellement dans ce travail de coalition. Personne ne l’a fait à ma place. On ne peut même pas dire que j’ai simplement rallié les militants de ces organisations à « mon équipe », rien de tel. J’ai dû me rendre physiquement, en personne, auprès de toutes ces organisations. En ce qui concerne DSA, j’ai dû visiter le collectif électoral du Queens, puis le collectif électoral du Bronx, puis l’assemblée générale du Queens, puis celle du Bronx, puis celle de tout New York. Et je vous parle d’une seule organisation.
Cette question avait déjà été soulevée, tous ces collectifs m’en avaient parlé. Alors quand on m’a posé la même question en direct pendant le débat télévisé, je savais qu’il y avait des gens qui verraient d’un très mauvais œil que je prenne une décision unilatérale en direct à la télévision.
Ma candidature est une candidature du mouvement. Ça fonctionne de façon très différente des campagnes conventionnelles, parce que dès le début, je me suis interrogé sur la pratique des candidats traditionnels. J’ai toujours du mal à croire qu’il y ait des gens pour se réveiller le matin et se dire : « Je veux être congressiste ou sénateur. » Des gens qui organisent toute leur campagne autour de leur identité individuelle, qui disent « Je suis le candidat idéal pour ce poste », et qui s’efforcent littéralement d’organiser des milliers de personnes autour d’un seul cri de ralliement : « Je suis le meilleur. »
C’est beaucoup trop de pression pour moi, et en plus je ne pense pas que c’est ce qui attire les gens. Prenez par exemple la campagne de Barack Obama – quoi qu’on pense de sa politique par ailleurs, ce n’était pas seulement lui, c’était ce qu’il représentait pour des tas de gens. Pour ma part, sur la scène électorale, je savais que je représentais un mouvement – un mouvement qui avait des choses à apporter.
J’ai reçu beaucoup de critiques de la part de l’establishment suite à ces propos, mais les seules personnes que ça dérangeait vraiment, c’était des gens qui travaillaient déjà pour le Parti démocrate. Les électeurs, eux, ont beaucoup apprécié. Une semaine ou deux après le débat, j’étais dans une bodega [NdT: sorte d'épicerie-buvette typique des quartiers hispaniques de New York] fréquentée par mon cousin et ses copains. Ils avaient vu le débat, et tout le monde m’a dit : « C’était trop chanmé. »
DD : Je n’ai jamais vu un truc pareil.
AOC : Il y a cette illusion chez les barons démocrates que les New-Yorkais les aiment, que les New-Yorkais adorent l’establishment démocrate.
DD : Juste parce qu’ils sont régulièrement réélus.
AOC : C’est une véritable prise d’otages. Parce que personne ne va voter pour le Parti républicain, mais l’appareil démocrate exerce un contrôle si étroit sur les candidatures que les New-Yorkais sont obligés de voter pour n’importe quel candidat qui se présente en novembre. Notamment parce que notre système de primaires est tellement vicié, il est délibérément saboté, tout est fait pour qu’on ne prête pas attention aux primaires démocrates. Mais à New York en particulier, ce sont les primaires démocrates qui décident du résultat final.
En tout cas, tout ce que j’ai fait, en l’occurrence, c’était d’obéir aux exigences du mouvement.
DD : Comment comptes-tu maintenir cette relation de responsabilité envers le mouvement à l’avenir ?
AOC : J’ai la ferme intention de poursuivre mon travail d’organisation à la base. Juste la semaine dernière, nous avons eu une réunion avec tous nos organisateurs et nos bénévoles dans une petite salle de banquets dans le Queens. Dans notre circonscription, nous avons un noyau d’environ 150 activistes. La presse est pleine d’articles sur le thème « Quel est le prochain “coup” d’Ocasio-Cortez ? Qu’est-ce qu’elle va faire maintenant ? » Sauf que ce genre de décisions, je les prends rarement toute seule.
La première semaine après ma victoire a été très difficile pour moi personnellement, parce que c’était la période la plus longue que j’aie jamais passée a) loin de ma circonscription, et b) sans communication constante avec nos activistes. C’était dur sur le plan émotionnel, parce que c’est comme une conversation permanente. Nous avons toutes ces plates-formes de chat différentes : un groupe de discussion interactive pour tous nos sympathisants, un groupe pour les organisateurs de terrain, un groupe pour l’équipe de presse, un groupe pour les organisateurs hispanophones, un groupe multilingue. Tous les jours, je pouvais consulter le groupe des sympathisants et voir de quoi les gens parlaient, quels étaient leurs opinions. Je pouvais intervenir moi-même de temps à autre. Même chose pour tous les autres groupes.
C’était donc très facile de prendre le pouls de la campagne, parce que non seulement j’étais sur le terrain, non seulement je frappais moi-même aux portes, mais je suivais et je voyais tout ce que les autres personnes partageaient en ligne. Les premiers jours après la victoire, c’était très bizarre parce que j’ai eu des journées de quatorze heures d’affilée rien qu’avec les médias, donc sans pouvoir rester en contact avec les gens. Maintenant que les choses se tassent un peu, on peut renouer la communication.
Alors il y a eu cette rencontre avec 150 personnes et nous avons posé deux questions. Nous nous sommes subdivisés en petits groupes et nous nous sommes demandé : a) quel doit être l’objectif de notre campagne pendant les trois prochains mois ? b) quelles solutions spécifiques mettre en œuvre pour remédier aux faiblesses ou aux injustices qui se sont manifestées dans notre campagne ? Parce que chaque fois qu’un groupe de personnes se rassemble, il y aura forcément des injustices et des faiblesses. Si nous en sommes conscients et que nous nous efforçons activement et régulièrement de concevoir et de mettre en œuvre des solutions, il est possible d’éviter les problèmes de communication ou d’organisation. C’est quelque chose qu’il faut préserver à mon avis.
De mon point de vue, une campagne ne termine jamais. Il y a là un côté négatif et un côté positif. Ce qui est négatif, c’est que dans un environnement où prévalent les gros intérêts financiers, on a l’impression que les campagnes de type entrepreneurial ne s’arrêtent jamais – et c’est épuisant, parce que je n’ai pas envie de voir des spots de propagande toute l’année. Mais d’un autre côté, le travail d’organisation ne doit jamais s’arrêter.
DD : Dans tout le pays, les candidats de gauche devraient saisir l’occasion de tourner la faible participation aux primaires à notre avantage, en augmentant le nombre d’inscrits et en prenant par surprise ceux qui croient contrôler ces circonscriptions.
AOC : Absolument. L’idée que nous devrions nous concentrer sur le marais des indécis m’apparait comme un énorme gaspillage de ressources. Ces gens-là ne se décident que dans la dernière semaine avant l’élection. Si vous ne savez pas pour qui vous allez voter une semaine avant l’élection, aucune injection de ressources ne vous amènera à vous décider plus tôt.
Ce qu’il faut faire, c’est rassembler et conquérir de nouveaux électeurs. Il y avait des gens qui n’avaient jamais voté auparavant et qui se sont engagés à voter pour moi plusieurs mois avant les élections simplement parce que nous leur avions adressé la parole. Ils savaient que nous étions vraiment préoccupés de leur sort, parce que je n’ai pas commis l’erreur absurde de ne mobiliser que les électeurs « triple prime », comme on dit, ceux qui ont voté lors des trois dernières élections primaires, et de ne parler qu’à eux.
Je savais que les « triple prime » n’étaient pas la priorité. Ils venaient au deuxième ou au troisième rang de mes priorités. Les gens qui sont concernés, qui veulent une protection santé universelle, qui veulent des universités publiques gratuites – voilà qui vous allez mobiliser d’abord si vous défendez ce type de programme. Des gens suffisamment motivés pour organiser leurs amis et leur famille.
DD : La sénatrice Tammy Duckworth a récemment déclaré que ton approche ne pouvait pas fonctionner dans des régions comme le Middle-West – que ta stratégie était en quelque sorte spécifiquement adaptée au Bronx. Tu lui as fait une excellente réponse. Tu as énuméré tous les États que Bernie a gagnés, dont beaucoup se trouvaient dans le Middle-West et ont souvent été perdus par les démocrates lors des élections générales, et tu lui as dit : « Qu’est-ce qu’on fait pour éviter que ça se reproduise ? »
AOC : Moi, je communique constamment avec les électeurs, et voilà ce qu’on leur a dit : « Nous avons perdu un millier de sièges, nous avons perdu la Chambre des Représentants, nous avons perdu le Sénat. Nous avons perdu la présidence dans une élection que nous n’aurions absolument pas dû perdre. Est-ce qu’on va continuer à voter pour les mêmes personnes, pour la même stratégie, pour le même programme ? » Parce qu’en tant que parti, nous n’avons pas changé de plan d’attaque. Non, on dirait que presque rien n’a changé. Qu’avons-nous appris de 2016 ? En quoi faisons-nous les choses différemment ?
DD : L’establishment démocrate a appliqué sa stratégie. Ça a été un échec.
AOC : C’est ce que j’ai argumenté : « On va continuer à suivre cette ligne qui a littéralement entraîné un échec complet ? »
DD : Je crois que les gens ont commencé à exiger que l’establishment change de cap, alors qu’en réalité nous devons remplacer l’establishment et définir nous-mêmes le cap.
AOC : Quatre-vingt-dix neufs pour cent du financement de la campagne de mon adversaire venait du secteur privé, des lobbyistes et des gros donataires. Moins de 1 % provenait de petits donataires individuels. Moi, c’était le contraire. Si vous avez un candidat sortant qui continue à être financé massivement par des entreprises et par l’argent des entreprises, et qui répète les mêmes choses qu’en septembre 2016, vous avez de quoi vous inquiéter.
Si la présidence de Trump ne vous a pas poussé à changer d’approche fondamentale, c’est que vous ne voulez pas changer. Mais [chez les démocrates], certains ont évolué, alors je ne dis pas qu’il faut tout chambouler, parce que je pense qu’en toute légitimité, il y a des gens qui sont en train de changer de perspective.
Pour être honnête, c’est ce qu’a fait Crowley. Je reçois sa propagande électorale — il ne m’a pas éliminé de sa liste d’adresses, alors j’ai une dizaine de ses brochures chez moi, la plupart avec des photos de Trump.
DD : Comme pour dire : « Ce type est terrifiant, comptez sur moi pour le combattre » – et rien de plus.
AOC : Oui.
DD : Ça a aussi été sa stratégie pendant votre débat ?
AOC : Exactement, c’était son message. En fait, c’était sa stratégie à l’approche des élections générales : « Trump est un démagogue terrifiant, un désastre potentiel pour notre démocratie. » Alors oui, c’est vrai, Trump est un démagogue terrifiant et un désastre pour notre démocratie, mais c’est un récit qui nous a fait perdre les élections. On dirait que beaucoup d’élus démocrates sont en pilotage automatique.
Je crois qu’au lendemain de ma victoire, on a vraiment essayé de me pousser à attaquer sauvagement l’establishment et à créer une ambiance hyper-conflictuelle. C’est une stratégie que j’ai rejetée, d’autres tenaient à faire passer ce type de récit, mais ce n’était pas mon projet. Je ne laisserai pas ce mouvement être détourné par une dynamique purement conflictuelle alors que ce que nous essayons vraiment de promouvoir, c’est une vision positive et progressiste pour l’avenir des États-Unis.
Donc, pas question de m’enliser dans des luttes intestines du Parti démocrate – pas parce que je suis complaisante envers l’establishment, mais parce que nous avons un mouvement à construire. Je me concentre sur ce que nous essayons d’accomplir.
DD : Beaucoup de gens espèrent que ta victoire va inspirer et renforcer la nouvelle vague de candidats socialistes et de gauche qui émerge en ce moment. Comment vois-tu l’avenir du mouvement ? Et quelles sont les prochaines campagnes qui t’intéressent le plus ?
AOC : Nous avons une énorme opportunité de construire notre propre force, et ça peut se faire à partir de toutes sortes de positions. Pas besoin de conquérir un siège au Congrès – il y a beaucoup d’autres fonctions électives qui offrent d’énormes opportunités.
Il y a des tas de gens qui sont désillusionnés et démobilisés et qui pensent que les campagnes électorales ne servent à rien. J’espère que ces gens sont conscients que je les comprends très bien, je comprends la tentation du cynisme. Mais je les supplie d’y réfléchir à deux fois, parce qu’en réalité, ce que nous avons en face de nous n’est pas le Béhémoth invincible auquel on voudrait nous faire croire. Si l’argent a pu autant influencer la politique, c’est parce qu’il n’y a pas eu de vrai travail de terrain. Une bonne partie de ces machines politiques « imbattables » sont des coquilles vides – elles ne mobilisent pas les électeurs. Elles sont à bout de souffle.
Nombre des organisations locales du Parti démocrate – notamment au niveau des États – se sont endormies au volant. Elles sont pratiquement devenues des mécanismes légaux de blanchiment d’argent, c’est à ça qu’elles ont servi. C’était certainement le cas dans ma circonscription. Le comité démocrate du comté de Queens donnait l’impression d’être très puissant, mais cette illusion de puissance était simplement due au fait que des lobbyistes s’en servaient pour blanchir de l’argent en l’investissant dans les campagnes électorales locales.
Mais il n’y avait personne sur le terrain. Si vous êtes capables des mobiliser des gens concrets sur le terrain, vous pouvez changer les choses.
DD : Je crois que c’est là la vraie leçon de la campagne de 2016. Beaucoup de gens en sont sortis désabusés, notamment à cause des manipulations pro-Clinton de la présidente du Comité national démocrate, Debbie Wasserman-Schultz. Mais la vraie morale de l’histoire, c’est que Bernie – qui, au départ, je crois, ne faisait même pas campagne pour gagner – a pris le système au dépourvu. Il a montré que le roi était nu et a failli détrôner la candidate ointe par l’establishment. Parce que ces gens-là ne sont pas aussi puissants que nous aimons le croire.
AOC : Oui, et le pouvoir fonctionne fréquemment sur la base de cette illusion. Quatre-vingt-dix pour cent de ma campagne a été organisée dans des appartements, littéralement. Je travaillais dans un restaurant. Au début, toute ma campagne tenait dans un sac de toile de chez Trader Joe, je ne vous raconte pas de blagues, c’est la stricte vérité. À la fin de ma journée de travail, j’enfilais les vêtements de rechange que j’avais dans mon sac de toile, je prenais mon petit bloc-notes, et je contactais telle ou telle personne qui s’était montrée intéressée. Un par un, les gens invitaient leurs amis et leurs voisins chez eux, dans leur salon, alors je prenais le train jusque chez eux et j’allais parler aux gens, des petits groupes de dix personnes maximum, j’ai fait ça pendant huit mois.
C’était ça, ma campagne. Et ces petits groupes de cinq, dix personnes, ce sont eux qui sont devenus la petite armée d’organisateurs permanents de notre campagne. Alors quand j’étais dans ces petits appartements, je leur racontais toujours l’histoire du Magicien d’Oz, l’histoire d’une petite bande disparate qui emprunte une route de briques jaunes pour atteindre la Cité d’Émeraude. Et une fois franchie la porte, à l’intérieur, il y a ce monstre terrifiant, mais en fait c’est juste un type caché derrière un rideau. La vérité éclate au grand jour, et les gens se rendent compte que c’est juste un pauvre type derrière un petit rideau.
DD : Avec un gros mégaphone.
AOC : Avec un gros mégaphone, et qui décide du sort de milliers, de centaines de milliers de personnes. Et puis tu te rends rend compte qu’on peut changer les choses, que ce n’est pas une folie – même avec une petite bande réunie à la va-comme-j’te-pousse. Et il y a tellement d’endroits où on peut faire ça.
Il y a très longtemps que le Parti démocrate n’a pas investi de ressources dans l’organisation sur le terrain. C’est pour ça que nous avons pu exploiter tous un tas d’opportunités. J’espère que ma victoire montre où il faut aller chercher les véritables forces du parti, ou de n’importe quel parti qui réponde aux attentes des travailleurs.
Il existe toute une petite industrie de consultants électoraux qui prétendent expliquer aux candidats comment dépenser l’argent de leur campagne. Ce qui les intéresse, ce n’est pas ce qui marche vraiment, mais ce qui leur rapporte une commission. Nombre de ces consultants gagnent 10 % sur chaque spot publicitaire qu’ils arrivent à placer sur une chaîne de télévision. Alors ils ne recommandent pas aux candidats des stratégies qui permettent de gagner les élections, ils leurs recommandent ce qui leur permet, à eux, d’empocher des commissions. C’est la logique marchande qui sous-tend une bonne partie de cette industrie.
Mais nous, on sait bien ce qui fait gagner les élections : frapper aux portes, joindre les gens par téléphone, le contact direct avec les électeurs. Sauf que personne ne gagne de l’argent avec ça. On savait bien que c’était ça, la dynamique. Je savais que Crowley allait dépenser de l’argent pour la propagande par courrier, je savais qu’il allait dépenser de l’argent pour les spots télévisés. Mais je me doutais bien qu’il n’allait pas dépenser grand-chose sur le terrain, parce que sur le terrain, il n’y a pas de commissions juteuses à gagner, et c'est un travail très pénible.
C’est là que nous pouvons gagner, sur le terrain. Si vous voulez réussir une campagne militante, il faut compter le nombre de portes auxquelles vous frappez, il faut aller au contact et identifier les électeurs potentiels en les classant sur une échelle de un à cinq. Dans les catégories un et deux, nous avons identifié 15 900 électeurs. Le jour du scrutin, 15 900 personnes sont allées voter pour nous. Il n’y a pas de coïncidence.
En tant qu’organisatrice, compter le nombre de personnes susceptibles de voter pour moi, ça me paraissait évident. Mais j’ai été sidérée lorsque j’en ai parlé à une personne qui avait déjà participé à un grand nombre campagnes. Je lui ai demandé si tout le monde faisait la même chose, et il m’a dit que non. « Mais alors, qu’est-ce qu’ils font, les autres ? » Et il m’a répondu : « Des spots télévisés, beaucoup de radio, et ils contactent peut-être cinq à dix pour cent de leurs électeurs potentiels. Mettons que tu as besoin de 15 000 voix pour gagner, tu vas en identifier 1 500 environ. » Je lui ai dit : « Mais alors comment tu sais si tu peux gagner ? » « Tu n’en sais rien. Tu dépenses un maximum de fric à la télé, tu fais le strict minimum sur le terrain, et puis tu n’as plus qu’à faire tes prières. » « C’est comme ça qu’on mène une campagne législative de trois millions de dollars ? » « Oui, c’est à peu près ça. »
C’est une stratégie perdante. Alors c’est important de mettre les mains dans le cambouis et de voir comment ça fonctionne vraiment.
DD : En prévision de ton entrée au Congrès (je suis assez confiant au sujet des élections de novembre, mais je ne veux pas te porter la poisse), la droite a utilisé avec succès des groupes parlementaires comme le House Freedom Caucus pour promouvoir son programme. Est-ce que tu crois que le Progressive Caucus, qui a depuis longtemps un profil beaucoup plus bas mais a quand même une présence significative, peut faire la même chose pour la gauche ?
AOC : Il y a des potentialités. Tout dépend de l’unité de ce groupe parlementaire. Ce n’est pas sa taille mais sa cohésion qui fait l’efficacité du House Freedom Caucus. En fait, aujourd’hui, le Progressive Caucus est plus gros que le Freedom Caucus, mais ses membres votent parfois ensemble, parfois non.
Ce qui fait l’efficacité d’un « caucus » parlementaire, c’est sa capacité de voter en bloc pour faire avancer les choses. Si on arrivait par exemple à créer un sous-groupe du Progressive Caucus, un bloc plus petit mais qui fonctionne vraiment comme un bloc, alors ça pourrait être vraiment efficace.
Sur ce point, mon approche, c’est : « On verra. » Je ne fais aucune concession sur mon message et mes convictions, mais mon style personnel, c’est de bâtir du consensus. J’aime à penser que je sais convaincre. En général, je suis capable de présenter des arguments pragmatiques au service d’initiatives vraiment ambitieuses. Je ne veux pas dire par là que je peux porter un groupe parlementaire à moi toute seule, mais je crois qu’il y a une disponibilité en ce moment. Nous verrons si cette disponibilité est toujours là en janvier. Je pense que si on arrive à forger un bloc même de dix personnes, de trente personnes, si ce sont de gens qui votent tous ensemble, ce ne sera pas si difficile de faire passer des exigences vraiment fortes.
DD : Ta victoire me donne plus d’espoir que jamais que la gauche, un jour, peut-être à moyen terme, sera la majorité politique dans ce pays. Mais un grand nombre de nos institutions politiques sont radicalement antidémocratiques et je crains fort que, dans les années qui viennent, une minorité conservatrice utilise des institutions comme la Cour suprême ou le Sénat pour bloquer la volonté populaire. Le politologue David Faris a récemment publié un livre présentant un programme de mesures susceptibles de démocratiser constitutionnellement le système étatsunien, notamment en augmentant le nombre de sièges à la Cour suprême et en accordant le statut d’État à Washington DC et à Porto Rico. C’est le peuple portoricain qui décidera de l’avenir de Porto Rico, mais je verrais d’un bon œil ces deux sièges additionnels de sénateurs. Et aussi l’adoption d’une législation fédérale qui obligerait les États à rendre le vote plus facile au lieu d’y mettre des obstacles. Est-ce que tu ne crois pas qu’il est temps d’entamer un débat sur des mesures constitutionnelles plus radicales visant à démocratiser le système ?
AOC : Absolument. C’est triste de voir ce qu’on appelle « radical » aujourd’hui. Faciliter l’accès aux urnes des Américains qui ont déjà le droit constitutionnel de voter, c’est radical ? Vraiment ? On en est là ? Oui, on en est là. Et je suis totalement pour. Aujourd’hui, l’État de New York impose une date limite pour s’inscrire sur les listes électorales. C’est un véritable tour de passe-passe [NdT : pour empêcher les gens de voter], parce qu’avec la technologie dont nous disposons, ça ne se justifie absolument pas.
En tant que portoricaine, je me tourne vers mes aînés et j’essaie d’avoir un authentique débat sur le statut de Porto Rico. Le fait que nous ayons littéralement des millions de citoyens américains qui, à ce jour, sont privés de leur droit de voter aux élections présidentielles est fondamentalement injuste – une des injustices majeures de notre démocratie.
Ce n’est pas seulement le cas de Porto Rico, mais aussi celui des îles Vierges, de Guam, de tous les territoires coloniaux des États-Unis. Porto Rico est une colonie des États-Unis. Le fait que l’on puisse être né aux États-Unis en tant que citoyen américain et se voir refuser le droit de vote et une représentation au niveau fédéral – c’est pour ça que quatre mille personnes sont mortes à Porto Rico [NdT : des suites de l’ouragan Maria en septembre 2017].
Je ne souhaite pas prendre position ici sur le statut d’État de Porto Rico, mais je vous garantis que si l’île pouvait voter aux élections présidentielles, si elle avait deux sénateurs, si elle était représentée, il n’y aurait pas eu quatre mille morts. Garanti. Ça a l’air obscène et cynique de le dire comme ça, mais c’est la vérité. Et si l’île était indépendante, peut-être aussi qu’il n’y aurait pas eu quatre mille morts. Le statut politique fondamental des Portoricains et des peuples colonisés par les États-Unis en fait des citoyens de seconde classe. Il n’y a rien de radical à vouloir faire de tous les citoyens américains des individus à part entière aux yeux de la loi.
DD : Une dernière réflexion ?
AOC : Il y a un grand nombre de primaires entre maintenant et septembre, et on peut avoir pas mal d’autres bonnes surprises. Je suis de près les scrutins de New York. Je suis enthousiasmée par la candidature de Julia Salazar [NdT : membre de DSA] au sénat de l’État de New York. C’est une jeune femme exceptionnelle, incroyable. Au niveau national, je suis aussi enthousiasmée par la candidature de Kaniela Ing [NdT : membre de DSA] à Hawaï, où il aspire à un siège au Congrès. Même chose pour Brent Welder dans le Kansas, un candidat lié aux luttes syndicales. Brent est capable de gagner, et non seulement il peut gagner les primaires, mais il peut aussi gagner avec un programme progressiste dans une circonscription en dispute. Tout ça est enthousiasmant. Même chose pour la candidate et activiste afro-américaine Cori Bush à Ferguson (Missouri).
Tout ce que je veux, c’est que ces candidats soient perçus comme légitimes parce que moi, pendant toute ma campagne, j’ai été perçue comme illégitime. Ça n’a pas été facile. Avant même de gagner, j’ai réussi à lancer la première élection primaire de la circonscription en quatorze ans, parce qu’à New York, il faut recueillir des milliers et des milliers de signatures, ce qui est très difficile à faire pour des travailleurs.
J’ai eu beau susciter la première élection primaire en quatorze ans dans ma circonscription, on ne me considérait toujours pas comme une candidate légitime. Avant même le jour du scrutin, notre campagne avait déjà créé l’évènement, et je n’étais pas encore considérée comme légitime.
Je veux que les gens perçoivent Cori Bush comme une candidate qui a vraiment une chance, parce qu’elle a vraiment une chance. Je veux que les gens se rendent compte que Julia Salazar, c’est du solide, parce que c’est vraiment du solide. Ce sont de vraies candidates, ce sont des organisatrices issues de la base, et si personne d’autre ne veut leur offrir une plate-forme, je serai heureuse de le faire moi-même. C’est ça, le secret : sortir de chez soi, organiser les gens. C’est l’alpha et l’oméga de notre démocratie.
Source : Daniel Denvir, « Alexandria Ocasio-Cortez, In Her Own Words », Jacobin, 11-07-2018, https://www.jacobinmag.com/2018/07/alexandria-ocasio-cortez-interview-democratic-primary.
Notes:
1 Voir Seth Ackerman, « The Tyranny of Structurelessness in American Politics », Jacobin, 20-07-2018, https://www.jacobinmag.com/2018/07/democratic-primaries-progressive-establishment, ainsi que son interview (à lire absolument), « A New Party of a New Type », Jacobin, 26-07-2018, https://www.jacobinmag.com/2018/07/electoral-rules-third-party-ballot-line-ocasio-cortez-dsa.
2 De nombreuses interviews audiovisuelles d’Alexandra Ocasio-Cortez après sa victoire sont disponibles sur YouTube et témoignent de son indéniable charisme médiatique et de ses talents pédagogiques. Voir notamment ses prestations dans les émissions The Daily Show (https://www.youtube.com/watch?v=dUmIdCClbTE&t=17s), The Late Show (https://www.youtube.com/watch?v=Y_1G4_oPt_o&t=49s), et le long entretien qu’elle a accordé au programme radiophonique Ebro in the Morning (https://www.youtube.com/watch?v=fptoDskNU9w).