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Billet de blog 3 juillet 2023

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Du bon vouloir du chef : 63 ans d’une démocratie empêchée

Les derniers événements qui ont enflammé le Sénégal conduisent à une réflexion approfondie sur l’histoire politique récente ou lointaine du pays pour y déceler les germes d’un mal qui ronge depuis longtemps toute idée de démocratie dans ce pays : l’excès de pouvoir qu’induit un présidentialisme devenu obsolète.

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« Je voudrais pouvoir aimer mon pays tout en aimant la justice. Je ne veux pas pour lui de n'importe quelle grandeur, fût-ce celle du sang ou du mensonge. C'est en faisant vivre la justice que je veux le faire vivre. » (Albert Camus, Lettres à un ami allemand)

                                             Photo Walfadjri 07/06/23

Les 1er, 2 et 3 juin derniers, Sénégal a encore renoué avec ses vieux démons : la fin inéluctable d’un régime qui, de sursauts en soubresauts, se débat pour une survie improbable. Depuis les années 1960, les régimes se suivent et se ressemblent, hormis l’éphémère expérience parlementaire dotée d’un exécutif bicéphale (Senghor-Dia).

Cette parenthèse s’est très vite refermée à la faveur du conflit fratricide originel deès la mise aux arrêts de Mamadou Dia, alors président du Conseil (chef du gouvernement)et de ses fidèles par un certain Jean-Alfred Diallo. Ce jeune officier était rentré quelques mois plus tôt de Versailles pour prendre les rênes de l’armée sénégalaise « au titre de l’assistance militaire française »i. C’est dire si le sort de Dia avait était scellé d’avance, lui qui irritait du côté de Paris entre autres pour avoir réclamé à cor et à cri le retrait des troupes françaises du territoire sénégalais.

Bien des décennies plus tard, l’ancien procureur général qui avait officié lors de ce procès faisait son mea-culpa dans ses mémoires : "Je sais que cette haute cour de justice, par essence et par sa composition […] a déjà prononcé sa sentence, avant même l’ouverture du procès [...] La participation de magistrats que sont le Président (Ousmane Goundiam), le juge d’instruction (Abdoulaye Diop) et le procureur général ne sert qu’à couvrir du manteau de la légalité une exécution sommaire déjà programmée." ii

« Exécution sommaire » orchestré par un homme politique et actée au prétoire. Depuis cet épisode calamiteux qui a refermé la courte parenthèse parlementaire du pays et instauré un présidentialisme tentaculaire devenu source de problèmes au Sénégal, les présidents se suivent et se ressemblent, tous sont chef de leurs partis respectifs. Tous s’entourent de laudateurs infatigables et de transhumants éhontés courant après les strapontins et les postes de sinécure, tous en viennent à se croire indispensables au sommet de l’État,et voient leurs proches tomber dans le piège d’une la jouissance illimitée des biens publics. C’est pourquoi tous finissent par être les auteurs ou la caution morale de scandales jamais élucidés. Tous finissent donc naturellement habités par la même hantise des lendemains, et essaient de s’éterniser au pouvoir, parfois en faisant payer le prix fort à leurs compatriotes qui ont le malheur de s’opposer à leur volonté. Les deux derniers présidents ont leur touche personnelle, l’implication népotique de leur famille dans la gestion des affaires de l’État.

Près de vingt ans après l’affaire du « coup d’État », Diouf héritait du pouvoir à la faveur d’une modification expresse de la Constitution voulue par son mentor Senghor. Il perpétua les mêmes méthodes de gouvernance s’appuyant sur la force publique et la justice pour faire passer ses desiderata. Après vingt années d’un magistère parsemé d’épisodes orageux dans ses relations avec la jeunesse du pays (en 1988, 1993, et 1998 entre autres), il décidait en dépit du bon sens de briguer de nouveau le suffrage des Sénégalais pour un nouveau septennat en 2000. c’était la candidature de trop pour lui.

Wade, son adversaire historique et successeur, après avoir fait voter une nouvelle Constitution en 2001, faisait revenir le quinquennat, mais par des arguties juridiques particulièrement spécieuses, décida que son premier mandat ne faisait pas partie du décompte. Il finit d’ailleurs par rétablir le septennat après sa réélection en 2007 en s’appuyant sur sa majorité à l’Assemblée nationale. Le débat s’était donc cristallisé autour de sa candidature jugée inconstitutionnelle en 2012 par son opposition, ce qui donna lieu à des manifestations partout dans le pays jusqu’à la veille du scrutin. La police ne s’embarrassait pas de tirer à balles réelles et de tuer des manifestants désarmés. Ce qui ne semblait pas susciter, loin s’en faut, l’indignation du président qui déclarait en fin 2011 après la mort de quatre manifestants : "[…] Vous savez très bien que toutes ces agitations actuelles n’ont pas l’air d’avoir un effet sur les Sénégalais. Ce serait au plus une brise dans notre pays [...] Une brise est un vent léger qui secoue peut-être les feuilles des arbres, mais ne sera jamais un ouragan."iii

La brise a fini par avoir raison de son cynisme outrancieriv. Adepte de la provocation rhétorique permanente, Wade avait fini par exaspérer jusque parmi ses partisans devant ses reniements répétés notamment sur la question de la limitation des mandats, lui qui prétendait avoir « verrouillé » la Constitution pour parer aux velléités de confiscation du pouvoir. Devant la bronca suscitée par son revirement, il recommandait publiquement à ses supporteurs : « Dites-leur que si je l’avais dit, je me dédis ! »v C’était quelques jours après la journée mémorable du 23 juin 2011 qui avait fait reculer le gouvernement sur un projet de réforme constitutionnelle visant à supprimer le premier tour et à faciliter la transmission du pouvoir. Son fils, alors surnommé « Ministre du Ciel et de la Terre » du fait du large éventail des porte-feuilles placés sous sa commande, était soupçonné d’être le bénéficiaire putatif d’une telle réforme. La société civile menée par le mouvement Y en a Marre et les partis d’opposition s’étaient mobilisés. Wade et ses policiers avaient fini par perdre la bataille de la rue devant la détermination des défenseurs de la Constitutionvi. C’était le signe avant-coureur d’un déclin imminent qui allait être confirmé dans les urnes. Au regard des événements tragiques qui ne cessent de marquer la fin de son dernier mandat, Macky Sall est comme qui dirait tenté de singer son mentor jusqu’à la caricature : « Je dirai à ton père […] que tu as bien travaillé ». Seuls les moyens semblent diverger.

Wade utilisait une majorité mécanique pour tenter de modifier la nature même de l’élection présidentielle, d’où les émeutes de juin 2011. Macky Sall quant à lui laisse utilise la justice pour écarter ses adversaires potentiels de la course au pouvoir. L’affaire « Sweet Beauty » semble constituer le point paroxystique de cette nouvelle saison de chasse opportunément ouverte en février 2021. Elle est devenue depuis, aux yeux d’une partie de l’opinion sénégalaise, une cabale politique aux senteurs de soufre. Quelques éléments invitaient au moins à la prudence.

Genèse d’une affaire privée de vérité

Le désir de confiscation du pouvoir n’est pas l’apanage des libéraux au Sénégal. C’est aussi un complexe atavique consubstantiel aux deux premiers chefs d’État censément socialistes — à noter que Diouf a inauguré les premières mesures austéritaires (politiques d’ajustement structurel)appliquées sur le continent dès les années 1980.Les quatre présidents qui ont conduit les destinées du pays depuis 1960sont tous des adeptes d’un présidentialisme fort.

Une dizaine d’années après la défaite de Wade, alors même que l’une des affaires de mœurs — sans aucun doute la plus sulfureuse de l’histoire politique récente du Sénégal — vient de connaître un épilogue (provisoire ?), le pays a de nouveau basculé dans la violence, pour des raisons presque similaires : la convoitise du mandat de trop. Les chiffres officiels font état d’une quinzaine de jeunes vies fauchées, l’opposition quant à elle parle maintenant de 30 morts, 650 arrestations et 157 blessésvii. Amnesty International avance désormais le chiffre de 23 morts, dont trois adolescents, et de 390 blessés. Le Haut-Commissariat de l’ONU aux droits de l’Homme parle d’un « sombre précédent » en référence aux tristes événements qui ont secoué le Sénégal en début juin. Cinq cents personnes ont été arrêtées(viii ), selon le ministère de l’Intérieur, sans compter les dégâts matériels importants dont le plus symbolique est l’autodafé surréaliste de bâtiments et d’archives de l’Université de Dakar.

Ces tragiques événements arrivent comme une suite des émeutes de mars 2021, avec des scènes de guérilla urbaine et de chaos qui ont de nouveau fait le tour du monde. Elles n’ont pas manqué de susciter des interrogations autour d’un pays naguère présenté comme une « vitrine démocratique » en Afrique. L’une d’elles, sans doute la plus hideuse de toutes, restera à jamais, signe des temps, la plus déshonorante pour des autorités si promptes à tresser des lauriers aux « forces de défense et de sécurité ». On y voit des policiers faisant face à une avalanche de projectiles, et tenant par la main un jeune garçon tétanisé (voir plus haut) qu’ils poussent devant eux comme bouclier face à des manifestants en furieix.

C’est donc le dernier acte d’une tragédie qui dure depuis qu’on prête à Macky Sall l’intention de briguer une troisième candidature à l’élection présidentielle de février prochain. Une pure folie pour celui qui, il y a une dizaine d’années, était vent debout contre son prédécesseur nourrissant la même intention meurtrière pour tout un peuple qui tenait déjà à la limitation des mandats.

Au début était donc une sordide affaire qui serait restée anonyme si l’accusé principal n’avait pas été l’un des plus sérieux prétendants à la prochaine élection présidentielle. Évidemment, il eût été plus aisé pour tout esprit épris de justice de se ranger du côté de la victime présumée. Employée précaire sans diplôme ni ressources et venant d’une famille modeste de l’arrière-pays, elle était susceptible d’être sous l’emprise d’un client pas ordinaire et soumise à des pressions financières ou psychologiques de la part de l’un des hommes politiques les plus puissants du pays. Seulement voilà : très tôt est apparue la main sombre de personnes proches du pouvoir, laissant planer des doutes très vite balayés par une succession de faits troublants (voir plus loin). Sans compter l’empressement avec lequel les autorités ont voulu envoyer en prison un député en prison avant même la levée de son immunité parlementaire et la communication plus que suspicieuse de pontes du régime en dépit de la présomption d’innocence dont tout accusé doit bénéficier.

Si bien que le procès qui en a découlé ressemble, à bien des égards, à un cheval de Troie juridique de Macky Sall. Il pourrait d’ailleurs se résumer ainsi : alors qu’il était jugé par contumace à la Chambre criminelle (anciennement Cour d’Assises) pour viols répétés et de menaces de mort, le principal rival du président Macky Sall a été condamné le 1er juin pour… « corruption de la jeunesse » !

Cette infraction qui renvoie tout un pays à l’antiquité hellénique est punie par un scabreux article (324, alinéa 2) du Code pénal. Les accusations à l’origine de la plainte ont été requalifiées par le juge sur demande du procureur visiblement désemparé en l’absence de preuves d’une accusation fondée sur une version des faits que rien ne confirmait dans les témoignages, bien au contraire. Il a donc trouvé cette pirouette à la fin de son réquisitoire : requalification des faits. Premier hic, ce délit ne figurait pas dans l’ordonnance de renvoi du Doyen des juges en ce qui concerne Sonko. Deuxième hic : l’accusation de « corruption de la jeunesse » n’est en aucun cas un crime, mais un délit qui est donc habituellement tranché non pas par une Chambre criminelle mais un tribunal correctionnel.

Malgré cette condamnation, l’accusatrice n’était qu’à moitié satisfaite de cette décision dans un procès boudé par l’ensemble de la défense et le principal accusé resté éloigné du tribunal en l’absence de « garanties sur sa sécurité ». Le monde entier a d’ailleurs vu le 16 mars dernier les images dignes d’un western de mauvais goût où sa voiture était vandalisée par des policiers qui l’en ont extirpé de force pour le conduire manu militari au tribunal dans le cadre d’une affaire de diffamation qui l’opposait à un ministre de Macky Sall. Il aurait d’ailleurs pu difficilement se rendre au tribunal, sa maison ayant été barricadée comme à la veille de chaque convocation, ceci sans aucune décision judiciaire.

La plaignante était quant à elle représentée par des avocats dont l’un est plus célèbre pour ses pitreries cathodiques dignes d’un hurluberlu que pour la pertinence de ses plaidoiries au prétoire. Ce dernier a reconnu ne pas avoir obtenu une « satisfaction totale sur toute la ligne »x au sujet de ce verdict, lui qui a été choisi pour défendre la victime présumée en dépit du fait que — suprême acte manqué — il avait été condamné en 2012 par la 10ème Chambre du Tribunal correctionnel de Paris pour agression sexuelle sur une fille de 17 ans xi.

Certes, le verdict de l’affaire « Sweet Beauty »— du nom du désormais célèbre salon de massage qui employait la jeune plaignante Adji Sarr — est un semi-échec pour celle-ci, ne serait-ce que du point de vue juridique. Pourtant, il n’en reste pas moins une victoire politique offerte par le Temple de Thémis à un président sortant qui n’en attendait pas moins au vu de l’empressement et la célérité avec lesquels le juge a tranché une affaire qui présentait pourtant vraisemblablement de nombreuses ramifications.

En effet, cette affaire tenait déjà en haleine tout en peuple, tout en empêchant le vrai débat qu’il posait : la séparation réelle des pouvoirs dans l’hyper-présidentialisme d’un Macky Sall soupçonné, non sans raisons, d’instrumentaliser la justice aux fins d’écarter des adversaires de la compétition électorale. Depuis deux ans, il n’y avait point de débat hors de ce sujet fortement clivant. Les multiples rebondissements n’ont d’ailleurs pas manqué jetant une lumière crue sur les soubassements politiques de l’affaire. On a pu constater des interventions troublantes de proches du régime dont l’un, accusé d’être le commanditaire du complot que dénonce l’opposition. L’homme en question, en l’occurrence Mamadou Mamour Diallo n’est pas n’importe qui. Quelques années auparavant, il avait été accusé par Sonko alors député d’être impliqué dans un scandale foncier et immobilier à hauteur de 94 milliards de francs CFA (soit plus de 140 millions d’euros)xii.

Cet ancien inspecteur des Impôts a donc vu une de ses conversations privées avec la victime présumée atterrir dans l’espace public. Il n’a jamais contesté l’authenticité d’un tel enregistrement. Il y parle de « contrat moral » et dit vouloir le tenir. Il y évoque selon les termes de leur « accord » un passeport et un visa une fois le procès tenu et l’affaire tranchée. Quel « contrat » peut donc lier un proche du pouvoir à l’accusatrice du principal opposant d’un régime qui se défend d’être partie prenante dans une affaire de mœurs ? Diallo n’a pas été convoqué au procès, ni une célèbre avocate dont le nom revenait pourtant très souvent. Il s’agit de la femme du ministre de l’Intérieur qui aurait envoyé par inadvertance un texto à un des avocats de Sonko et y aurait affirmé que l’objectif visé dans cette affaire était non pas d’emprisonner Sonko, mais de le salir « comme DSK ».

On se souvient surtout de l’enregistrement d’une conversation téléphonique largement diffusé au Sénégal et où la victime présumée avouait auprès de son maraboutxiii l’absence de viol et l’existence d’un complot dont elle accusait M. Diallo d’être le commanditaire. L’opinion a aussi suivi avec effroi l’intervention médiatique du gynécologue qui a consulté la victime présumée, et qui déclarait craindre pour sa vie depuis l’établissement du certificat médical qui établissait l’absence de rapport sexuel. Il y affirmait ainsi les pressions subies de la part de personnes — dont ledit Mamour Diallo — qui tentaient de le corrompre pour obtenir illégalement les conclusions de son rapport aux premières heures de l’éclatement de l’affaire. Dernier fait troublant, Diallo était nommé le 19 octobre dernier par Macky Sall — donc bien après l’éclatement de l’affaire en février 2021 — à la tête de l’ONAS (Agence Nationale de l’Assainissement du Sénégal).

À l’inverse, le capitaine de gendarmerie qui a dirigé les enquêtes préliminaires a été radié de la fonction publique dès le 14 juin 2021 pour « faute contre l’honneur, la probité et les devoirs généraux du militaire ». Il déclarait publiquement avoir subi des pressions et se sentir en insécurité, avant de dénoncer le procès-verbal d’enquête remis au Doyen des juges comme ayant été « falsifié » par le procureur en personne. Il a d’ailleurs réitéré ses accusations pendant le procès avant de remettre au juge ce qu’il considérait comme le document originel qu’il détenait par-devers lui.

En résumé, cette affaire — de loin la plus coûteuse de l’histoire du pays tant en vies humaines qu’en dégâts matériels — avait pris les allures de feuilleton sans fin. Elle révélait à chaque étape le rôle déroutant de l’État et de la justice dans un procès que l’on se complaisait encore à présenter de façon incantatoire, non sans finasserie, comme « une affaire privée opposant deux citoyens ». Cautionner une telle hypocrisie, c’est refuser de voir les soubassements politiques d’une affaire qui cache mal la question plus large d’une troisième candidature inopportune d’un président dont l’intention trahie par ses gestes et les paroles de son entourage, est désormais un secret de Polichinelle ; elle est d’ailleurs contredite par ses déclarations passées.

Wade se dédisait publiquement, Macky Sall se dédit sans mot dire, se renie sans lever le petit doigt. Parlez-lui de troisième mandat, il vous répond qu’il n’a jusqu’ici dit « ni oui ni non ». Rappelez-lui ses propos tenus en 2015 : "Je me suis engagé à travailler pour la dépénalisation des délits de presse. De toutes les façons, vous ne verrez jamais, pendant ma gouvernance au Sénégal, un journaliste mis en prison pour un délit de presse. Des journalistes n’ont aucun risque au Sénégal ; ça je le dis très clairement et je ne serais pas démenti. Le Sénégal est un pays bien té en matière de liberté de presse […]"xiv

Il vous dira sans sourciller qu’il n’y a pas de journaliste en prison au Sénégal même si au moins plusieurs d’entre eux sont dans les liens de la détention ou sous le coup d’une information judiciaire dont ils ne verront pas de sitôt la fin. Pire, le groupe de presse privé Wal Fadjri voit sa chaîne de télévision très populaire de nouveau suspendue pour un mois et son signal coupé pour la troisième fois en deux ans. Au moins deux de ses journalistes et un de ses célèbres chroniqueurs sont en prison.

Parlez-lui des prisonniers politiques. Alors que des centaines de jeunes jetés en prison parfois juste parce qu’ils ont donné leur avis sur la situation du pays, les thuriféraires du régime se bousculeront sur les plateaux pour dénoncer des « forces occultes » après la fable des « forces spéciales » qui menaceraient la stabilité du pays. Ne mentionnez surtout pas le nom de deux gendarmes qui ont mystérieusement disparu en novembre 2022. Si le corps sans vie de l’un a été retrouvé une semaine plus tard, on reste sans nouvelles du deuxième dont le sort fait encore l’objet de nombreuses supputations, tout ceci devant un étonnant mutisme des autorités. Un tweet sur le sujet a pourtant suffi à enfermer un opposant alors qu’un partisan du président pouvait ratiociner sur les plateaux et annoncer tranquillement le « meurtre » des deux militaires sans être inquiété outre mesure.

Tout était bien ordonné, calculé sur l’agenda d’un président qui savait régenter et agencer la vie de ses concitoyens comme du temps béni d’un Covid qui l’avait renforcé dans tous ses attributs. Jusqu’aux émeutes inattendues de mars 2021 dont il est sorti vulnérable mais plus hargneux que jamais, comme s’il avait perdu de sa magie. Alors, il pouvait continuer à vociférer et à menacer comme à son habitude sur les médias françaisxv. Qu’à cela ne tienne, quelque chose lui avait échappé, lui qui n’avait jamais rien cédé depuis son arrivée au pouvoir.

C’est sans doute pourquoi Macky Sall a, semble-t-il, changé de stratégie, comme si le temps pressait brusquement et qu’il fallait accélérer la cadence. C’est ainsi que, renonçant à son ni-ni habituel. Il a récemment déclaré, comble de déconsidération pour la presse de son pays, dans L’Express : "Sur le plan juridique, le débat est tranché depuis longtemps. J’ai été élu en 2012 pour un mandat de sept ans. En 2016, j’ai proposé le passage au quinquennat et suggéré d’appliquer cette réduction à mon mandat en cours. Avant de soumettre ce choix au référendum, nous avons consulté le Conseil constitutionnel. Ce dernier a estimé que mon premier mandat était intangible et donc qu’il était hors de portée de la réforme. La question juridique est donc réglée. Maintenant, dois-je me porter candidat pour un troisième mandat ou non ? C’est un débat politique, je l’admets." xvi

Tout ceci révèle l’image d’une démocratie aux institutions fragiles et peu à peu sapées par un régime obsédé par le désir enivrant de «réduire [son] opposition à sa plus simple expression.»xvii Malheureusement, dans cet objectif, la justice a souvent joué le rôle qui lui était attribué, épaulée par en cela par les forces de l’ordre, parce que, selon l’expression consacrée, « force restera à la loi ».

(À suivre: deuxième partie.)

OUVRAGES CITÉS

i Jean-Alfred DIALLO, de ses propres aveux à la fin de sa vie dans une intervention sur une chaîne de télévision française (propos rapportés par Enquête Plus, Dakar, 25/09/2012.

ii Ousmane CAMARA, Mémoires d'un juge africain. Itinéraire d'un homme libre, Paris, Karthala, 2010, p.122.

iii A. WADE, le 01/02/2012 au cours d’une cérémonie au lendemain d’une journée d’émeutes (Voir https://www.pressafrik.com/4-morts-dans-les-manifestations-pour-son-depart-Wade-minimise-Un-vent-leger_a76685.html)

iv Voir Salian SYLLA, « Une vitrine craquelée : radioscopie d’une démocratie sans démocrates », article publié le 08/03/2021 sur le site seneplus.

v Au cours d’une sortie publique (11 juillet 2011), il reprenait à son compte, avec une inquiétante désinvolture, une expression wolof (« ma waxon, waxet »), non sans provoquer l’hilarité générale dans son camp mais aussi indignation outrée de ses adversaires. (https://www.youtube.com/watch?v=Ywu4_7uu5bE)

vi Human Rights Watch, « Sénégal, il faut cesser d’attaquer les défenseurs des droits humains », Bruxelles, 24 juin 2011.

vii Ousmane GOUDIABY, « Manifestations meurtrières de juin : Pastef présente son mémorandum et parle de 30 morts », Sud Quotidien, 21/06/2023.

viii Ce chiffre est d’autant plus élevé que l’opposition parlait déjà depuis quelques semaines de 500 prisonniers politiques ou d’opinion depuis quelques semaines. N’oublions que le Département d’État, citant un rapport de l’ONG World Prison Brief, notait que le pays comptait une population carcérale de 12 430 prisonniers en 2021 pour une capacité d’accueil de 7 350 places. Source : United States Department of State, Bureau of Democracy, Country Reports on Human Rights Practices for 2022, Human Rights and Labor Senegal 2022 Human Rights Report, Washington DC, p.3 (Rapport disponible ici.)

ix Image reprise en boucle sur les réseaux sociaux et publiée dans le quotidien Walfadjri du 07/06/2023 (Voir https://www.walf-groupe.com/un-enfant-bouclier-de-la-police-lunicef-demande-une-enquete/).

x Ousmane GOUDIABY, « Maître El Hadji Diouf sur le verdict du procès : « Nous ne sommes pas totalement satisfaits » », Sud Quotidien, Dakar, 01/06/2023.

xi Une dépêche de l’AFP du 14 novembre 2012 le signalait, reprise par Le Figaro le même jour sous le titre « Un homme politique sénégalais condamné à Paris ».

xii Désiré SOSA, « Affaire de 94 milliards au Sénégal : L’OFNAC conforte Sonko », La Nouvelle Tribune, Dakar, 11/05/2022.

xiii Exilé depuis aux États-Unis parce que selon lui, sa vie était en danger dans cette vidéo largement diffusée au Sénégal : https://www.youtube.com/watch?v=9D-ibZMx0b4

xiv Macky Sall sur iTELE (France) dont il était l’invite du «18H Politique», le 25 octobre 2015. Propos rapportés par Ousmane GOUDIABY, « Assurances du président Macky Sall, en 2015... », Sud Quotidien, Dakar, 09/11/2022.

xv Dans une interview accordée conjointement à France 24 et RFI le 09/12/2021, il martelait : « Ce qui s’est passé en mars [2021] ne se passera plus. C’est-à-dire … on ne peut plus laisser les gens, sous quelque prétexte que ce soit, mettre les biens publics comme privés. » L’histoire lui a apporté sa réponse. xvi Interview parue dans L’Express, Paris, 23/03/2023.

xvii Macky Sall le promettait déjà le 16 avril 2015 à Kaffrine au cours d’une conférence de presse. Babacar BADJI « « Nous allons réduire l’opposition à sa plus simple expression », Macky Sall sur la transhumance et le démantèlement du PDS », Walfadjri, 17/04/2015.

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