DE LA MEPRISE MATERNELLE
Les mamans forment naturellement des vœux de réussite pour leur(s) petit(s) garçon(s).
Cette tendance s'observe notamment lorsque les femmes ont pris pour époux des hommes plutôt moyens. Je parle des hommes qui vous laissent les pieds bien ancrés dans le sol et parfois même dans la boue tant il devient difficile de s'en dépêtrer.
Ces femmes cherchent alors avidement un plan de repli et demandent à leur GPS incrusté dans leur cerveau de recalculer l'itinéraire.
Les mères sont prises de folles espérances : la gloire bien entendu, la renommée assurément. Elles rêvent pour leur(s) fiston(s) d'une carrière dans les sciences ou dans la littérature et, dans une moindre mesure, elles imaginent le(s) rejeton(s) dans les métiers du droit, qui peuvent assouvir bien des faims pour autant qu'ils soient exercés avec suffisamment de malice.
Les mamans réalistes songent rarement à un prix Nobel ou à la Médaille Fields. Il ne faut pas exagérer. En toute chose, il faut savoir se montrer raisonnable.
L'avenir de leurs filles ne provoquent pas chez les mères les mêmes emportements. Les mères n'éprouvent aucune gratitude pour toutes ces tables débarrassées et ses notes honorables. Une fille n'est pas née pour se faire remarquer. Elle suivra un sillon creusé d'avance jusqu'à user son destin. Et puis la fille sortira un jour de la famille, suivra son mari et prendra même son nom. Les mères sont pragmatiques; elles ont conscience que même dans les hypothèses – très peu probables au demeurant – où leurs filles rayonneraenit un jour, elles ne profiteraient aucunement de cet éclat. En effet, ces dernières sont sorties définitivement de la lignée. De même, dans le cas où ces filles s'entêteraint à demeurer célibataires, les mères n'auraient aucune raison de s'enorgueillir du succès de ces vieilles filles.
Et puis, soyons sérieux un instant: est-il donné à toutes les femelles de découvrir le Polonium?
Le petit Vincent avait apporté toutes les satisfactions à sa mère et ce depuis son premier souffle : une grossesse passée dans l'allégresse et même dans la légèreté ; un petit cri poussé discrètement pour ne pas déranger; un cycle du sommeil réglé sur le mécanisme d'une horloge élaborée par les meilleurs orfèvres suisses ; des dents de lait qui percent en silence, de parfaits "popos" ; des premiers pas exécutés avec une maestria qui ferait pâlir les funambules les plus impétueux ; une adaptation en crèche dès le premier jour... Mais que pouvait demander de plus le peuple ou plutôt la maman de Vincent?
Après l'acquisition de la propreté, le garçonnet prit le chemin de l'école où il suscita immédiatement le ravissement de l'équipe éducative. Il releva le niveau de cette école de quartier déjà très correctement cotée par les statistiques du Rectorat d'Académie.
Vincent était en somme un enfantprodige; un enfant à l'intelligence rare. Et sa mère n'avait pas besoin de faire évaluer son haut potentiel intellectuel par un gourou spécialiste du développement personnel pour savoir instinctivement qu'elle avait mis au monde ce que l'on appelle dans le jargon des enfants précoces « un zèbre ».
Vincent commençait sérieusement à agacer son père auquel il avait subtilisé la place dans le lit conjugal pour l'histoire du soir dont il donnait sereinement lecture à sa mère. Cette dernière finissait par s'assoupir ; son fils lui déposait alors un tendre baiser sur le front et s'endormait contre elle comme pour achever sa gestation.
Inutile de préciser que le minot se levait seul et s'habillait seul et qu'il avait préféré le charme désuet du cartable à l'allure désinvolte du sac à dos. L'enfant parlait peu à ses sœurs dont il ressentait qu'elles étaient indignes de lui. Il ignorait toujours où étaient rangées les éponges dans la cuisine.
Pour privilégier l'équilibre de son petit ange, sa maman l'inscrivit aux cours de tennis dont le coût était pourtant prohibitif pour une famille de la classe moyenne tenant sa subsistance du seul salaire d'un fonctionnaire de catégorie B. Mais il fallait absolument que l'enfant éprouvât ses muscles en tapant dans la balle : « mens sana in corpore sano ».
Après l'école, l'enfant reprenait seul le chemin de la maison. Il n'avait pas ressenti l'utilité de se créer un ami imaginaire auquel il aurait pu confier ses secrets, ses inventions. L'enfant aurait pu, par exemple, perfectionner le modèle de catapulte confectionné en son temps par Léonard de Vinci.
Après avoir chaussé ses petites charentaises, Vincent disparaissait pendant des heures dans son bureau au rez-de-chaussée du pavillon, tandis que ses sœurs faisaient leurs devoirs à plat ventre sur les lits superposés du dortoir. Pour ne pas briser cette quiétude créatrice, sa mère lui posait devant la porte un grand verre de lait chaud ou froid selon la saison et des biscuits fourrés au chocolat dont il raffolait.
La mère de Vincent veillait à ce que son enfant ne fût jamais importuné. De même qu'il est dangereux de réveiller un somnambule, on ne brise pas l'élan de l'oeuvre. Mais qu'écrivait-il donc? Des livres pour éclairer les temps à venir, des ouvrages indispensables à notre monde, des histoires merveilleuses dont la portée cosmogonique était encore plus grave que celle de la Bible ? Le génie doit être encouragé, porté, exalté et non être bridé. Le silence absolu permet de laisser libre cours à l'imagination. Sur ce point précis, il convient de se montrer prudent car une imagination non maîtrisée peut donner lieu à des divagations, des anachronismes, des syllogismes. A titre d'exemple, il n'aurait pas été historiquement exact d'écrire qu'une enluminure médiévale avait été réalisée sur du papier Canson, ou que la princesse effrayée par le dragon avait été sauvée grâce à une corde jetée d'un hélicoptère dans un roman de cape et d'épée.
Vincent se devait d'avoir une pensée sûre qui est l'apanage des grands hommes. Ceux qui ont su donner un sens à leur vie avant même d'exister.
Maman songeait alors à ces farandoles de mots, de noms communs ou propres et à leurs aéropages d'adjectifs décrivant parfaitement les lieux, les visages, les rires, les larmes et les caractères. Elle avait déjà à l'esprit la première séance de dédicace organisée par les éditions Gallimard dans les salons feutrés de la rue Sébastien-Bottin privatisés pour l'occasion. Les génies ne signent pas à la Fnac ou dans une petite librairie de quartier. La maman se rêvait alors en tenue de gala aux côtés de son gosse dont les sourcils lui chatouillaient le nombril. Elle était prête à endosser ce rôle ; elle avait toujours été prête du reste. Elle avait préparé son discours. Elle aurait pu raconter qu'elle avait eu pleine conscience dès le premier souffle de vie dans son ventre qu'un événement unique allait advenir et qu'il allait changer la marche de l'humanité pour des siècles et des siècles.
Elle était la proie d'une joie orgasmique et tant pis pour toutes ces ramettes de papier qui grevaient significativement les finances du foyer.
Les mères, qui restent des femmes, sont des créatures viscéralement curieuses. Elles n'ont pas besoin de drone ou de brigades cynophiles pour mener leurs enquêtes. Elles n'ont pas davantage besoin de savoir où le portable du suspect a « borné » pour élucider le crime. C'est sur la question de l'intuition féminine que la science devrait orienter ses recherches et non sur des élucubrations médicales.
Et puis, en tant que mère, elle avait tout de même le droit d'avoir la primeur de la découverte de l'oeuvre. Elle s'introduisit alors dans l'antre du petit mâle; elle découvrit les feuilles jonchant le parquet flottant ; elle sautilla jusqu'au bureau mimant une partie de marelle. Les yeux écarquillés, elle lut religieusement : « mais ou et donc or ni car » que l'enfant écrivait : « mé où est dont ore nil quart ».
Dans un mouvement d'horreur, elle bascula sur la chaise qui tourna plusieurs fois sur elle-même. Elle vit s'éloigner la tenue de gala, la rue Sébastien-Bottin et le discours d'intronisation à l'Académie Française.
Le soir même, le zèbre, qui n'était qu'une mule en pyjama, intégra rapidement le roulement hebdomadaire de la vaisselle auprès de ses sœurs.
Pour élever un génie, mieux vaut se départir de tout aveuglement.
Saliha SADEK,