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Billet de blog 19 octobre 2022

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La liberté de la presse en Algérie : pronostic vital engagé

Au mois d'avril 2022, le journal francophone "Liberté" a définitivement cessé de paraître en Algérie. Le quotidien, El Watan, figure de proue de la presse algérienne, est confronté à une crise sans précédent. Il subit la pression du pouvoir politique qui lui reproche la liberté de sa ligne éditoriale.

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La liberté de la presse en Algérie : pronostic vital engagé

Le sort réservé à la presse est un excellent indicateur de l'existence ou de l'absence d'un Etat de droit. Encore aujourd'hui, la liberté de la presse ne va pas de soi. Le Président de la République, Emmanuel MACRON, s'est rendu récemment en Algérie pour évoquer quelques dossiers dans une ambiance conviviale et même festive. Au cours cette visite, la question de la défense des droits de l'homme et celle de la liberté de la presse n'ont pas été abordées. Pourtant, dans le pays, la situation de la presse est particulièrement préoccupante. 

Lors de l'été 2022, la presse française s'est inquiétée du sort réservé au journal El Watan, figure de proue de la presse écrite. Il existe chez les journalistes du monde entier un indéfectible esprit de fraternité et de solidarité de la plume et du clavier.

El Watan est un journal qui occupe une place de premier plan en Algérie. Il fait l'unanimité pour le sérieux de ses enquêtes. Le quotidien paraît pour la première fois le 8 octobre 1990, fondé par un groupe d'anciens journalistes d'El Moudjahid, à la suite de la promulgation de la loi Hamrouche le 3 avril 1990 autorisant la presse privée en Algérie. Cette libéralisation avait pour finalité d'apaiser la population après les émeutes du mois d'octobre 1988.

A partir de 1992, l'Algérie entre dans la décennie noire qui ne s'achèvera qu'en 2001. Les journalistes paieront un lourd tribut. En effet, 101 journalistes algériens et trois journalistes étrangers furent tués. La Maison de la Presse où est située la rédaction du quotidien El Watan fut la cible de plusieurs attentats. Il est important de rappeler tous ces funestes événements pour prendre conscience des épreuves traversées par le journal.

La liberté de ton du quotidien n'a jamais été du goût des autorités qui le sanctionnèrent en le suspendant à plusieurs reprises depuis 1993. En France, pourrait-on imaginer ne serait-ce qu'un seul instant la suspension du Monde, du Figaro ou de Libération?

L'on sait d'instinct que l'indépendance de la ligne éditoriale résulte naturellement de l'indépendance financière. Le journal El Watan l'a rapidement compris. En 1996, en association avec le journal arabophone Elkhabar, fut créée la société ALDP (Algérie Diffusion de Presse) à l'occasion du rachat d'une société de distribution qui avait fait faillite. En 1998, El Watan et El Khabar ont acquis une rotative. Le prix de la liberté en somme !

En 2010, pour célébrer son 20ème anniversaire, le journal publia un numéro spécial illustré par un dessin de Hichem Baba Ahmed (sous le pseudonyme Le Hic) qui résume ses 20 ans d'existence en quatre planches: «El Watan est né sous Chadli, il a espéré sous Boudiaf, il a résisté sous Zeroual et a survécu sous Boutéflika».

Depuis trois décennies, le journal francophone El Watan est le fleuron de la presse quotidienne en Algérie. Fort de ses 110 000 exemplaires, de son équipe de 200 salariés, dont la moitié sont des journalistes, le journal se distingue grâce à sa liberté de ton et à sa volonté assumée d'aborder tous les sujets.

A partir du 16 février 2019, le mouvement « Hirak » est lancé. Il se traduit par des manifestations pacifiques hebdomadaires pour protester contre la candidature de Boutéflika à un cinquième mandat présidentiel. Le mouvement, qui se répand dans tout le pays, donne lieu à une vague de répression. Alors que la loi interdit théoriquement d'inquiéter les journalistes, les arrestations se multiplient fondées sur des chefs d'accusation tels que : l'atteinte à la sûreté nationale, l'appel à un attroupement non armé ou l'appartenance à un groupe terroriste.

Le Code Pénal est subtilement utilisé pour dénicher des infractions susceptibles d'être retenues contre les journalistes. Le 22 avril 2020, une nouvelle infraction fut spécialement créée pour les journalistes sous le prétexte de réprimer les « fake news » : la diffusion de fausses informations, notion interprétée de manière très large par l'autorité judiciaire.

Au mois de septembre 2020, à la suite de la publication d'une enquête relative aux fructueuses affaires des fils de l'ancien chef d'Etat major de l'armée Ahmed Gaïd Salah, El Watan fut privé de publicité publique. Depuis plusieurs années, le journal est à court d'argent en raison d'une diminution substantielle des ressources publicitaires et de la rupture unilatérale d'un contrat signé avec l'Agence Nationale d'Edition et de Publicité (ANEP), organisme public détenant le monopole de la publicité étatique. L'ANEP joue assurément un rôle politique car elle sélectionne ses supports non en fonction du nombre de lecteurs ou de l'audience, mais du contenu éditorial. Le système est tout simplement pervers car il a donné naissance à un modèle économique de la presse écrite qui est fortement dépendant de la publicité. Celle-ci donne en réalité la faculté au pouvoir de contrôler et de réguler les médias sans avoir à recourir à des sanctions trop visibles ou trop flagrantes telles que la suspension et les fermetures de titres.

Pour payer les salaires, El Watan a eu recours à un prêt bancaire. Au mois de juin 2022, les journalistes ont adressé une lettre aux actionnaires pour les inciter à faire preuve de solidarité. Le syndicat des salariés a saisi la justice en référé pour débloquer les comptes du journal afin que ces derniers puissent percevoir leurs justes rémunérations.

Le 12 juillet 2022, pour la première fois en 32 ans d'existence, El Watan est absent des kiosques: les 130 salariés du groupe qui n'avaient pas perçu leur salaire depuis le mois de mars dernier ont initié une grève illimitée en raison d'une mauvaise gestion de la crise par la direction. Les journalistes reprochent à cette dernière et aux actionnaires de tarder à proposer un plan de règlement de la crise.

Les difficultés actuelles du journal illustrent la crise structurelle de la presse algérienne. L'expression «un journal appartient à ses lecteurs » renvoie à une image idyllique qui ne reflète pas la réalité. Les comptes du quotidien détenu par un collectif d'une vingtaine de journalistes ont été bloqués en raison d'un découvert bancaire de 70 millions de dinars algériens (environ 460 000 euros) et d'une dette fiscale de 26 millions de dinars algériens (environ 170 500 euros). En France, ces sommes paraissent dérisoires. On ne pourrait concevoir qu'une entreprise soit condamnée pour une créance non rédhibitoire.

Le gel des comptes du journal est le fait de la banque étatique le Crédit Populaire d'Algérie. Le service des impôts réclame, quant à lui, au journal l'apurement de la dette fiscale remontant à la crise sanitaire. L'action, que l'on subodore savamment concertée entre la banque et l'administration fiscale, permet de maintenir une pression insupportable sur le journal.

En effet, l'administration a appliqué un régime spécial au journal en refusant de lui accorder un échéancier comme le prévoit la loi. Pourtant, le journal était en droit de bénéficier, à l'instar de toutes les entreprises en difficulté, de solutions financières pour apurer ses dettes. Les sociétés françaises bénéficient de la législation sur les procédures collectives qui prévoient une première phase de redressement. Ce système existe également en Algérie.

Le journal connaît une véritable asphyxie financière car il subit un redressement sur le fondement d'une taxe qui n'a jamais été appliquée et qui est calculée sur les invendus. Ce traitement spécial particulièrement défavorable caractérise une rupture du principe constitutionnel d'égalité fiscale. En présence d'un journal dont la pérennité est d'une haute utilité publique, l'Etat aurait dû accorder un moratoire fiscal, et même un effacement de la dette.

La situation financière se dégrade encore car l'immeuble sur la baie d'Alger, qui devait accueillir le nouveau siège du journal et qui devait être la source de revenus locatifs, est vide de tout occupant depuis 2016. En effet, le certificat de conformité n'a pas été délivré en raison d'une surélévation qui n'aurait pas été prévue dans les plans initiaux.

En Algérie, les journaux ont profité de la manne publicitaire sans esprit visionnaire, c'est à dire sans songer à la nécessité de réinvestir ces apports financiers dans le développement et dans la formation. Il est évident que la crise de ce modèle économique induit une crise de liberté.

L'Algérie occupe la 134ème place de la liberté de la presse sur 180 pays selon le classement annuel de « Reporters Sans Frontières»: les journalistes sont incarcérés, les sites internet sont bloqués et certains journalistes étrangers demeurent sans accréditation.

L'année 2022 est particulièrement triste pour la liberté de la presse en Algérie car elle a été marquée par l'arrêt définitif du quotidien Liberté, fondé en 1992, sabordé par son capitaine d'industrie pour des raisons économiques et surtout politiques. Il est malheureux pour un journal de si belle facture de mourir à trente ans… La pression économique se met au service de la pression politique. Le quotidien Liberté a été clairement sacrifié sur l'autel de la connivence entre le monde de la finance et le pouvoir politique.

La chute d'El Watan ne doit pas nous laisser indifférents car elle est symptomatique d'une presse écrite qui connaît une lente agonie Cette chute est emblématique de la fin du pluralisme médiatique en Algérie. Le journal ne tire plus aujourd'hui qu'à 50 000 exemplaires.

Surtout, le journal paie le tribut injuste de sa liberté. En effet, il a toujours fait l'objet d'une surveillance spéciale de la part des autorités. Les révélations sur la corruption endémique au sein du pouvoir civil et militaire lui ont valu d'être sanctionné sous plusieurs formes : suspension de la publication, harcèlement judiciaire, pression administrative et financière. Depuis 2019, les rapports entre la presse algérienne et le pouvoir sont de plus en plus tendus et l'on devine que les parties en présence ne se battent pas à armes égales.

Le 17 août 2022, le journal était de retour dans les kiosques; la reprise a été décidée par les journalistes.

La disparition d'El Watan serait le signe d'une régression grave et irréversible de la liberté d'expression, de la liberté de penser et d'investiguer, de la liberté d'offrir au peuple le droit élémentaire de s'informer.

Il est de notre devoir d'apporter notre soutien à El Watan pour poursuivre cette belle aventure intellectuelle.

Saliha SADEK,

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