La liberté de la presse : hymne ou requiem
En ce mois d'août 2022, le beau temps s'est installé durablement en France et plus généralement dans l'hémisphère nord. La population profite de ces températures clémentes; les terrasses des cafés s'emplissent des lecteurs de la presse du jour et les fontaines sont prises d'assaut par des gamins coquins ou sages. Tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes.
L'Afrique est, quant à elle, plongée dans un hiver sans fin. Mais, l'hiver, c'est bien connu, ne vient jamais seul. La saison froide a scellé depuis la genèse de l'univers un pacte avec la nuit. Ces deux compères sont inséparables; ils progressent main dans la main et accomplissent leur sinistre dessein.
Les villes de la pointe du continent, celles qui sont habituellement bercées par la douceur de la brise, ont basculé dans le néant. Le bouleversement, au sens premier de ce terme, est total. Les éléments restent indifférents aux lois de la nature. Ils n'en font qu'à leur tête dans une odieuse cacophonie. La partition du chef d'orchestre serait-elle définitivement perdue?
Dieu lui-même assiste impuissant à la fin du cycle lunaire, à l'anéantissement de la force des marées et au retour des vagues vers le large. Le froid meurtrier s'est insinué sur toutes les places, dans toutes les avenues, les rues et les ruelles. Ce froid funeste habille la statue d'Abdelkader d'une épaisse couche de glace, brisant le bras droit de l'Emir, l'empêchant, dès lors, de guider son peuple vers sa destinée.
Les bêtes immondes peuplant les catacombes marines se sont nourries du corail et de tous les trésors des abysses. L'onde s'est mue en une nauséabonde mélasse. Çà et là, dans cette ville, autrefois habitée par les rythmes du raï, on aperçoit des nuées d'âmes errantes en quête d'une ultime nouvelle.
Le même paysage d'apocalypse à l'est du pays. Cent cinquante visages aux regards figés à jamais, privés de leur pain quotidien. Dans la force du désespoir leurs mains s'agitent encore. Conjurant le sort, leurs doigts pianotent et l'on entend dans la profondeur de cette nuit infinie « clac clac ».
Non loin de là, le clap de fin a claqué depuis le printemps et les ombres sont rentrées au bercail. Le « clac clac » s'est tu. Dans ce cactaclysme annonçant la fin des temps, des millions et des millions de lettres se sont égarées. Les vingt-six lettres de l'alphabet, répondant aux lois de la division embryonnaire, jonchent le sol à la recherche de leurs mots; et les mots de leurs phrases et les phrases de leurs paragraphes et les paragraphes de leurs colonnes. Partout dans la ville, un spectacle saisissant: celui des bras décharnés tendus vers les branches dépouillées de leurs bonnes feuilles. Le pays pris au piège dans une obscurité absolue; la nuit désolante exécute inlassablement la révolution du cadran.
Près du marché aux fleurs, le vieux Mahmoud est mort en silence. Le spectacle de son kiosque désespérément vide le précipita dans la folie.
Un matin, semblable à tous les autres, c'est dans l'impasse de la liberté que l'on confisqua au dernier watani, sa vraie patrie: la page blanche.
La fameuse page blanche, celle que l'on pare de mystères, de scandales, de crises diplomatiques, de secrets d'alcôve, de récits de chiens alertes ou écrasés.
Aucun écho ne provient des vieux quartiers de Sidi El Houari et de Saint-Eugène. Les quartiers des Castors, de Canastel ou du Colonel Lotfi se sont également murés dans un mutisme assourdissant. La lumière des cœurs ne parvient pas à combattre l'obscurité.
Pourtant, quelques bougies éclairent dans cette nuit sans fin les salons des ministères. Seul le palais El Mouradia, sur les hauteurs d'Alger, scintille de mille feux. La lumière est l'apanage du prince.
Le muezzin, du haut de son minaret, appelle aux cinq prières dans un désordre d'apostat, apportant un point final aux règles écrites de la révélation.
Le peuple affamé, non pas de vulgaires victuailles, mais de mots et de nouvelles regarde vers le port où les lumières du phare ne fendent plus l'énigme de la nuit. Au marché de la Bastille, les canards et les feuilles de chou ont disparu des étals. Seuls les corbeaux chantent les louanges du roi et abreuvent le peuple de rumeurs et de commérages qui tiennent désormais lieu d'information.
Le navire amiral, empêtré dans les algues, est interdit d'accoster pour une histoire de tribut sortie de la manche du prince comme par un sordide enchantement. Les matelots tentent vainement de rejoindre la terre ferme pour se rendre à la conférence de rédaction et rédiger leurs rubriques. Mais, l'encre a séché et les rotatives refusent de tourner. Le catamaran vainqueur de toutes les régates est puni, privé de ses sponsors. Pourtant, cet enfant turbulent assure qu'il n'a pas écrit son dernier mot, malgré son inquiétude et son désarroi même. Un premier navire, nommé « Liberté » fut sabordé à la saison du renouveau par son capitaine... d'industrie poreux au méfait du prince.
Des quarterons de femmes arborant des voiles noirs et des bataillons d'hommes aux tristes oripeaux déambulent hagards orphelins de la nouvelle du jour. Dans leur marche sans but, ils piétinent des corps égaillés sur le sol, tenant dans leurs mains et même entre leurs dents des parchemins froissés et des lettres usées.
Le froid prend aux tripes et cassent les os, et les hommes avertis écrivant doctement sont enfermés pour ne pas avoir joué la symphonie du prince. Ils laissent la voie libre à des légions de scribes aux calames affûtés pour la thèse officielle. Ces derniers se dirigent vers le château pour soumettre au raïs leurs proses dithyrambiques et leurs panégyriques. Sur leur passage, ils tendent une immense toile sur la ville, telle une cataracte irréversible. Le peuple aveuglé, chassé par les grizzlis et meurtri par la perte du navire amiral, se jette alors dans les abîmes de l'ignorance.
Au petit matin, la madone de Santa-Cruz descendit de son socle. Meriem, bénie entre toutes les femmes, dévala la montagne pieds nus. Elle gagna le port. Le spectacle de cette ville désertée de ses belles âmes la fit frissonner d'effroi. Délaissant quelques instants ses confidences avec le Seigneur; elle était en quête d'une conversation avec le temporel. Elle entra dans le commerce du siècle. Ajustant son voile blanc au liseré bleu sur son visage divin, elle sautillait entre la Ville Blanche et celle qui ne dort jamais. Elle redressa la figure de proue du navire amiral, pour quelques instants seulement. Elle frappa le sol de son pied droit en faisant tinter son khelkhal ; elle reçut dans les mains une feuille abîmée supportant le dessin d'un caricaturiste insolent entré en dissidence comme l'on rejoint le parti des justes.
Dissidence, impertinence, insolence et indépendance, des rimes riches essentielles aux amoureux de la langue française et de la liberté.
La nuit toujours la nuit. Nuit et jour la nuit. Même les étoiles filantes prirent la poudre d'escampette. Le peuple se réfugia alors dans une grotte immense et tourna le dos au monde.
Aux cimetières des idées, on distinguait, à droite, sous un olivier centenaire une tombe ancienne, celle du Matin, avec une inscription 1991-2004 ; qu'il est triste de mourir aussi jeune ! A sa droite, une tombe plus fraîche, celle de Liberté. A leur droite encore, un trou creusé en prévision d'un autre crime. Pas de procrastination, ne jamais laisser au lendemain, ce que l'on peut assassiner la veille. Sur la stèle, le croque-mort avait déjà gravé à mains nues un début d'épitaphe : ici reposera bientôt El Wat...
L'obscurité est la condition la mieux partagée par les peuples de l'hémisphère sud. Il n'est pas question de sobriété énergétique ; mais de noirceur infinie, celle des trous noirs de l'univers.
Saliha SADEK