Seule une gigantesque dose de naïveté ou de malhonnêteté politique peut faire dire que la catastrophe qui vient de se produire dans les Alpes-Maritimes et ses victimes sont le fait d’une inondation violente non prévisible. Il y a déjà plusieurs années que nombre d’études de géologues et chercheurs de différentes disciplines (1) montrent de manière indiscutable que depuis trente ans, ce genre de désastres et d’autres sont devenus plus fréquents et plus dévastateurs, en France comme en Italie, en Europe et dans le monde entier (même si nous n’avons pas les cyclones, les tornades ou les tsunamis habituels sur d'autres continents).
Selon les données disponibles, les inondations ont provoqué en France plus de 397 morts de 1990 à aujourd’hui, presque autant que dans les autres pays comparables – sans compter toutefois les morts dus aux «effets collatéraux». Les dommages matériels sont énormes et les coûts supportés par la population elle-même, par les collectivités locales et par les Etats sont impressionnants; le plus souvent, ceux-ci font l’objet d’un business acharné aux dépens des gens qui n’ont pas de relations privilégiées avec les élus et le monde des affaires ; on peut même dire que dans nombre de cas, ce sont les acteurs du business de la gestion des catastrophes et de l’après celles-ci qui ont intérêt à leur reproduction.
Les gouvernements qui se sont succédé depuis les années 1980 n’ont presque jamais adopté de sérieux programmes d’assainissement du territoire indispensables pour mettre au point des dispositifs de prévention efficaces. Il est connu en effet que les catastrophes dites «naturelles» se sont aggravées tout d’abord à cause du bétonnage du territoire, de la déforestation, surtout dans les hauteurs, bref en raison de la spéculation immobilière et des grands travaux, le tout sans aucun souci pour les conséquences désastreuses que ces œuvres provoquent. Encorep lus graves sont les désastres silencieux, à savoir les désastres sanitaires directement liés à la pollution découlant de substances ou déchets toxiques allant jusqu’à produire une vaste diffusion de cancers. Assez souvent, on ignore que les inondations ne font qu’amplifier cette contamination.
Or, force est de constater que depuis trente ans (encore plus qu’auparavant), les élus locaux et les gouvernements de tous les pays ne font pas grande chose pour faire face aux risques de ces catastrophes. Les agences de contrôle sont souvent affaiblies, privés de moyens suffisants et parfois une partie de leurs personnels est corrompue. Une partie de la population elle aussi est complice, notamment quand elle vote pour tel élu ou tel député qui lui donnera l’autorisation de construire même dans des sites à risque ou provoquant des risques. La logique commune qui s’est imposée est de privilégier le bâti, tout comme l’industrie et les grands travaux, malgré les risques et même aux dépens de la santé publique, souvent à travers le travail au noir de néo-esclaves (immigrés irréguliers fort utiles) et à travers les pots-de-vin et la corruption des contrôleurs.
Pour avoir la liberté d’agir à son gré, le monde des affaires qui provoquent des désastres (nombre d’élus, entrepreneurs, investisseurs, spécialistes du traitement criminel des déchets toxiques, néo-esclavagistes etc.) a trouvé une formidable trouvaille : la distraction de masse, à savoir l’agitation du discours contre l’insécurité attribuée uniquement à la criminalité et notamment aux ennemis du moment, Roms et immigrés, jeunes des banlieues, «racaille». Presque toujours soutenue par les médias locaux et même nationaux ainsi que par des intellectuels néo-racistes, cette diversion a réussi à faire oublier que le but premier d’une politique de sécurité est de garantir la vie même de la population, voire sa santé, et donc de la protéger vis-à-vis des risques de catastrophes, pollution, maladies et aussi contre le néo-esclavagisme, en luttant contre l'économie souterraine et la fraude fiscale. Pour les tenants du sécuritarisme néo-libéral, les morts dus aux catastrophes et les cancers liés à la pollution industrielle, nucléaire et militaire, même s’ils sont chaque jours des milliers, ne comptent pas. Ainsi, la res publica à laquelle un gouvernement effectivement démocratique devrait subordonner toute son œuvre a été totalement bafouée. Cela veut dire que face aux risques d’inondation, il est absolument nécessaire d'adopter un programme d’assainissement du territoire. Et cela n’est pas du tout un investissement à perte ; non seulement il permet de créer une très grande quantité d’emplois, mais il permet aussi de créer les conditions pour un futur de développement sain et durable.
Bien évidemment, cela est le contraire de la logique du profit maximum hic et nunc et sur la peau de quiconque. Et c’est aussi le contraire d’une autre trouvaille néo-libérale : celle qui propose aux gens (individualisés) qui vivent dans les situations à risques de développer leur résilience, d’apprendre à s’arranger, à vivre avec, à se débrouiller. C’est ce nouveau mot magique que les autorités européennes et des pays dits occidentaux ont mis à la mode, selon une approche psychologisante qui de toute évidence reporte sur les populations à risque les coûts des catastrophes provoquées par la gouvernance néo-libérale. Il y a là une sorte d'éternel retour d'une certaine psychologie ancillaire des dominants, qui de facto cherche à renouer le darwinisme social sinon la thanatopolitique, voire l’élimination de ceux qui ne sont pas capables de se doter des moyens de faire face aux risques (voir le sort des pauvres après Katrina à La Nouvelle Orléans). Ainsi, les questions du développement, voire du futur même de l’humanité (qui devraient être discutées aussi prochainement à l’occasion de COP21 à Paris) n’entament en rien les orientations de la gouvernance de la sécurité, lesquelles continuent à ignorer la vie et le futur de l’humanité, privilégiant la reproduction des guerres permanentes, la distraction de masse, voir le business des lobbies financiaro-militaro-policiers et, entre autres, la tragédie continue des migrations rejetées.
Il est probable que, bientôt, les élus des Alpes-Maritimes et d'ailleurs ainsi que Manuel Valls ou Nicolas Sarkozy reprendront leurs campagnes pour la tolérance zéro contre les Roms, les immigrés et la «délinquance» des banlieues, tandis qu’ils distribueront à leurs électeurs les plus fidèles les sommes destinées à réparer les dégâts de la dernière catastrophe.
(1) Voir entre autres les actes du colloque Catastrophes, vulnérabilités et résiliences dans les pays en développement, les livres Le gouvernement des catastrophes, dirigé par S. Revet et J. Lagumier, Kathala, 2013; La mondialisation des risques, dirigé par Soraya Boudia et Emmanuel Henry, PUR, 2015; Governance of Security and Ignored Insecurities in Contemporay Europe, Ashgate, 2016.