Le célèbre philosophe de la théorie du garantisme, Luigi Ferrajoli guide une mobilisation mondiale pour un processus visant à créer des institutions de garantie qui refonderont l'ONU. Pourquoi une Constitution de la Terre?[1] voici l’ouvrage qu’ici présente lui-même.
Ferrajoli est un philosophe du droit très connu dans le monde hispanique outre qu'en Italie pour ses œuvres portant la théorie des garanties pénales et constitutionnelles (il est l'auteur de nombre d'ouvrages publiés en plusieurs langues mais pas en français).
Voici comment lui-même présente sa dernière œuvre (qui, en partie, fair repenser à celle de Bruno Latour)
Ferrajoli:
Ma proposition semble utopique et irréalisable, mais en réalité c’est la seule voie réaliste à suivre face aux grands défis d’époque auxquels nous sommes confrontés : la destruction de l’environnement, la guerre, le sort des migrants, l’hyper-exploitation du travail. Et aucun de ces défis ne peut être relevé par des États ou des puissances économiques (même s’il existe des philanthropes comme Bill Gates). Toutes ces choses nécessitent une refondation de la coexistence internationale. En pratique, une refondation de la Charte des Nations Unies. Cette Charte ainsi que les nombreuses Chartes existantes garantissent la paix et les droits. Mais il ne suffit pas de les prévoir, il faut les mettre en œuvre. C'est pourquoi il est nécessaire d'introduire des institutions de garantie, très différentes des institutions gouvernementales (législatives, exécutives, etc.) qui sont toujours locales. Ce qu’il faut maintenant, ce sont des institutions mondiales garantissant la mise en œuvre des droits : un service de santé publique mondial, une éducation mondiale, un revenu de base mondial. Et évidemment une fiscalité mondiale pour financer les institutions de garantie. Et surtout des institutions garantissant des biens vitaux. Le constitutionnalisme doit aujourd’hui s’étendre vers les biens et non plus seulement vers les droits. D’une part, garantir des atouts naturels tels que l’eau potable, la nature, les grandes forêts, les glaciers, dont dépend la survie de l’humanité. Et, de l’autre, avec l’interdiction des biens mortels, à commencer par les armes atomiques, mais aussi toutes les armes. Proclamer la paix et les droits sans avoir rien fait pour les mettre en œuvre signifie avoir violé les promesses solennelles établies dans de nombreuses chartes internationales. La situation actuelle est extrêmement dangereuse car, pour la première fois, l’humanité risque de disparaître. Et toutes ces menaces n’étaient pas présentes en 1945-48. Il n’y avait pas encore de réchauffement climatique et les inégalités elles-mêmes n’étaient pas aussi visibles qu’elles le sont aujourd’hui. Ainsi, la seule réponse – aussi utopique que cela puisse paraître (et nous ne pouvons-nous empêcher d’être pessimistes) – est la refondation de la Charte des Nations Unies.
Les raisons du déclin de l’ONU
Il est clair que l'ONU ne compte plus pour rien aujourd'hui parce qu'elle ne repose pas sur une Constitution rigide, comme celle italienne par exemple. Ces traités et les nombreuses chartes existantes, n’ayant pas la rigidité des constitutions nationales, ont été violés en toute impunité et ne relèvent que de simples rhétoriques. Ce sont des déclarations d’intention sans possibilité de mise en œuvre. Pour garantir véritablement le droit à la santé universelle (introduit en 1966), il est nécessaire de mettre en place un service de santé publique mondial. Il en va de même pour la nécessité d’introduire une propriété d’État planétaire qui retire du marché les biens vitaux, la res communes omnium. Une propriété d’État, si elle veut être une garantie, doit avoir un rang constitutionnel supra-étatique. Mais face à une politique de plus en plus myope et à un marché prédateur, comment atteindre ces objectifs ? Je pense qu'il faut commencer par le bas. Les protagonistes de ce processus sont les mouvements, les associations, et les partis devraient en être aussi les protagonistes s'ils avaient la volonté de rétablir leur raison d'être. Nous avons créé une association qui souhaite construire un réseau international. J'ai personnellement eu des dizaines de contacts à l'étranger, notamment en Espagne et en Amérique latine, car les traductions de mon livre ont été publiées em espagnol. Dans le livre, d'après ce que je vois, ce qui est d'un grand intérêt, c'est précisément la distinction entre les institutions gouvernementales et les institutions de garantie. Avec notre nouvelle association, nous demandons à tous les membres (qui sont des milliers) de créer dans leurs villes des écoles ou des centres qui collectent des adhésions, mais surtout de discuter du projet en proposant des amendements ou des modifications afin qu'un véritable processus constituant se mette en place. Ce qui pourrait peut-être même pénétrer dans le domaine de l’information et de la politique.
Le grand intérêt pour le projet en Amérique Latine, En Espagne et en Italie
Après les traductions espagnoles, nous avons eu un grand écho en Espagne et en Amérique Latine. Le livre s’est beaucoup vendu dans ces pays et de nombreuses personnes se sont inscrites au projet. Je participe presque tous les jours en lien avec ces réalités, qui m'invitent à intervenir dans leurs discussions sur ces sujets.
Le succès non seulement dans le monde universitaire
J'ai bien sûr davantage de contacts avec les universités, mais de nombreuses associations de la société civile nous ont également rejoint. Ici en Italie, j'ai participé à des dizaines d'initiatives, mais j'ai été surpris de voir un millier de personnes à l'Aula Magna de Buenos Aires qui voulaient comprendre la proposition. Même chose au Brésil. Le Président Lula connaît le projet de Charte et m'a invité à en discuter. Mais ici, il s’agit de surmonter l’aveuglement actuel, car on ne croit pas aux vérités gênantes et fâcheuses. Comme nous avons pu le vérifier avec la pandémie, qui aurait dû nous faire comprendre l’interdépendance de toute l’humanité. Et au lieu de cela, nous avons tout supprimé et n’avons rien appris. Sans parler de pouvoir faire comprendre aux gens le problème du réchauffement climatique (aussi parce que nous vivons dans la partie riche du monde). Notre objectif, en utilisant également les possibilités que nous offrent les technologies, est d'étendre le plus possible le réseau tant au niveau national qu'international. Un processus qui sera favorisé par les traductions du livre, que j'aimerais également apporter en Chine. J'aimerais que notre projet de Constitution de la Terre soit traduit dans toutes les langues. A travers les universités et les associations, cela doit devenir une revendication de droits. Aujourd’hui, il ne suffit plus de rendre compte, comme le font à juste titre les jeunes de Friday for Future. Noé a également essayé de convaincre ses contemporains qu’il y aurait un déluge, mais personne ne l’a cru.
Les propositions très fortes du livre
Les armes doivent être considérées comme des marchandises illicites. Même Thomas Hobbes, théoricien de l’État absolu au XVIIe siècle, puis Immanuel Kant l’ont soutenu. Quand on parlait du monopole public de la force. Les armes produisent non seulement des guerres, mais aussi des crimes. Il y a environ un demi-million de meurtres chaque année dans le monde. En Italie, où l'on produit des armes mais où personne ne circule armée, il y a moins de trois cents assassinats. Au Brésil, il y en a soixante mille, aux États-Unis trente-cinq mille, parce que les armes sont utilisées tôt ou tard. Et chacun s'arme par peur. Derrière tout cela, il n’y a que les intérêts des fabricants d’armes. Mais la même chose s’applique également à la guerre, comme l’ont dit Kant puis Eisenhower. La véritable garantie de la paix est donc l'élimination des armes et des armées (qui ne servent qu'à faire des guerres ou des coups d'État). Mais aujourd’hui les populistes disent le contraire, comme on l’a vu avec le ministre Salvini qui a introduit la légitime défense avec des armes, même si c’est une règle qui n’a heureusement pas eu d’impact particulier.
L’importance de lutter contre la dérive fiscale mondiale
C'est une histoire effrayante. Aux États-Unis, à l'époque de Roosevelt, l'imposition des revenus les plus élevés atteignait 95 % (au-delà d'un certain chiffre). Il n’était pas admis que l’on puisse disposer de milliards qui ne pourraient même pas être utilisés, sauf pour polluer la politique. Et jusque dans les années 70, le taux d'imposition était de 70 %. Même en Italie, la même chose se produit. Aujourd’hui, le taux maximum est de 43 %, ce qui équivaut aux gens normaux aux plus riches. C'est l'effet de la mondialisation, car les managers peuvent s'octroyer des salaires de plusieurs milliards de dollars qui n'ont rien à voir avec leur rôle, puisqu'ils conduisent souvent les entreprises à la ruine. Ils peuvent le faire parce que les taux sont bas. Le slogan «baisser les impôts» ne favorise que les riches. Les impôts se sont effondrés au profit des grands managers. La différence entre le salaire d'un ouvrier de Fiat et celui de La Valette (manager Fiat dans les années 1950-60) était de douze fois supérieur dans les années 1950, chez Marchionne elle était de 439 fois et plus de mille fois pour les managers américains. Un système fiscal mondial sert à rendre le capital transparent et à financer des institutions de garantie telles la santé publique mondiale. Ainsi, le cliché selon lequel il n'y a pas d'argent n'est pas vrai (à part l'évasion fiscale, par exemple: selon Eurispes en Italie les économies souterraines atteignent 35% du PNB, c.-à-d. 530 milliards de évasion. Mais le gouvernement néofasciste de Meloni invoque la «paix fiscale» c.-à-d. la tolérance des illégalismes des fraudeurs di fisc particulièrement nombreux parmi les électeurs des droits mais en partie aussi parmi ceux de l’ex-gauche -ajouts de Palidda). Les impôts de ceux qui gagnent un million par an devraient être portés au-dessus de 70 %.
Une grande utopie, mais improbable ne veut pas dire impossible
Il n’y a évidemment aucune raison d’être optimiste. Peut-être devons-nous prendre la catastrophe pour acquise. Et que peut-être seulement après la catastrophe il y aura un moment de réveil de la raison et peut-être le lancement d'une Charte comme la Constitution pour la Terre que nous proposons. Je comprends que c'est une hypothèse très improbable ; mais je voudrais insister sur le fait qu’improbable ne veut pas dire impossible. C'est la vraie révolution, le vrai socialisme et le vrai libéralisme (démocratique). Nous savons tous que cela va arriver, mais personne ne fait rien. C’est pourquoi il est nécessaire avant tout de surmonter le conflit entre États souverains. Tout ce que promet la politique ne sera réalisé qu’en partie. Il existe un sentiment d’impuissance largement répandu. La seule chose est de ne pas y penser. Mais le processus est inexorable et nous sommes confrontés à de nouvelles catastrophes. En plus du désastre de l’environnement, il y a la course aux armements et la croissance exponentielle des inégalités. Je ne dis pas que la catastrophe est imminente. Mais le processus est en cours, et il est bien plus rapide que prévu. Il n'y a pas d'alternative. C'est pourquoi nous proposons de repartir des centres constituants de la Terre, pour recommencer à donner du contenu à la politique.
(texte publié en italien par Paolo Andruccioli)
[1] Per una costituzione della Terra, l'umanità al bivio et Perché una Costituzione della Terra?