L'Italie, l'un des pays impliqués dans la Seconde Guerre mondiale (avec l'Allemagne et le Japon), fut contrainte à une soumission quasi totale à la nouvelle puissance mondiale qui dominait l'espace euro-méditerranéen. (1)
Avant de retracer le parcours historique et les développements ultérieurs de ce tournant, une digression historico-géopolitique s'impose. La maîtrise maritime (théorisée par Mahan -2) exige de toute puissance souhaitant dominer un espace géopolitique qu'elle exploite les points stratégiques fondamentaux de cet espace. Dans l'espace euro-méditerranéen, l'Italie constitue le principal point car la péninsule et ses îles en occupent une position centrale. Cela était déjà évident à l'époque carthaginoise et romaine : pour battre Carthage Rome s'empara du contrôle de la Sicile. Elle pouvait exploiter ainsi sa position stratégique, ses immenses ressources de bois pour construire sa flotte et ses ressources céréalières pour payer ses soldats. (3) À leur époque, les républiques maritimes (Gênes, Venise, Pise et Amalfi), en l'absence d'une puissance impériale dominante, on continuait à ra masser des richesses colossales, non seulement grâce à l'habileté et à la férocité de pseudo-nobles, réputés pour être les pirates les plus expérimentés du monde (d'ailleurs, la reine Élisabeth avait acheté le drapeau génois pour pouvoir naviguer dans cet espace), et surtout grâce à l'entente -très solide mais bien instable- avec les sultans de Constantinople. Ainsi, malgré les croisades et les guerres pseudo-religieuses, ces puissances maritimes partageaient avec les sultans de Constantinople la même logique d'accumulation des richesses (le commerce avant tout). De plus, progressivement , elles contrôlaient les centres névralgiques de la Méditerranée, pour ramasser non seulement leurs richesses, mais aussi le savoir-faire local, réduisant les classes dominnates de ces lieux en esclavage, et les contraignant à payer des sommes astronomiques pour recouvrer leur liberté. Par ailleurs, ces républiques maritimes ont vite recherché l'accord avec la puissance espagnole qui ensuite dominait la Méditerranée (voir Braudel, 2010).
Après Yalta, le nouvel ordre mondial bipolaire USA-URSS a installé l'Italie dans la sphère d’influence occidentale, set donc sous la domination étasunienne. L 'international communiste exige a que les partis occidentaux définissent leurs propres « voix nationales vers le socialisme ».
Au "tournant de Salerne" en 1944 -lors du congrès du Parti Communiste italien- (Di Nolfo, 2010), Togliatti traça la voie nécessitant le dialogue avec tous les démocrates et progressistes ayant participé à la lutte de libération contre le fascisme et l'occupation nazie, et en particulier avec les catholiques, car en Italia, l'Église demeurait – avec le patronat – l'une des forces dominantes les plus importantes (ce qui n'était pas les cas en France, en Allemagne, en Angleterre et ailleurs, où les « voies nationales vers le socialisme » ne prescrivaient pas cet accord comme indispensable).
L’hégémonie américaine s’impos a presque totalement, notamment sur les services secrets, les forces armées, la police (voir Tosatti, 2024) et, avec le plan Marshall, sur une grande partie de l’économie. Les employeurs, l'Église, la mafia et les fascistes furent récompensés grâce à l'amnistie décrétée par Togliatti (contraint à la "pacification du pays"), alors ministre de la Justice (ce que Franzinelli, 2016, appelle la « tabula rasa » des crimes fascistes). De sa part le célèbre juriste Calamandrei, en 1946, nomma la défaite de la Résistance comme désistance (voir Calamandrei, 2016, édité par De Luna)
Les conséquences furent graves et mirent en péril l'avenir politique de l'Italie à jamais.
Dès lors, on assista à une réintégration complète des fascistes dans l'appareil d'État, notamment au sein de la police, de la justice et des forces armées (voir Tosatti, Melis et autres). Cette réintégration fut saluée par les États-Unis qui, avec l'agent de la CIA Angleton et d'autres, avaient déjà recruté des agents italiens, dont le célèbre Federico Umberto D'Amato (instigateur de massacres à la bombe y compris celui de Bologne en 1980 faisant 85 morts et plus de 200 blessés).
Plus de huit milles partisans antifascistes nommés préfets, chefs de police et commissaires en 1943 furent démis de leurs fonctions.(4)
Enfin, le 18 avril 1948, le « coup d'État blanc » consacra le triomphe de la domination américaine sur l'Italie, conférant à la Démocratie Chrétienne ( DC) le rôle d'« État-parti » (Cazzola, 1974), c'est-à-dire le contrôle de la gestion des affaires intérieures, y compris, en partie, de l'économie. Ceci fut réalisé grâce à la création d'une nouvelle force de police, particulièrement brutale envers toute dissidence et révolte (la fameuse « celere » (unité de police) de Scelba, accompagnée de la police politique).
Rappelons que l'économie italienne d'après-guerre était caractérisée par un important secteur privé, parallèlement à un vaste secteur public et parapublic (un peu comme en France on avait un capitalisme d'Etat). Dans le secteur privé, Fiat, propriété de la famille Agnelli, occupait une position dominante. L'entreprise avait amassé d'énormes profits grâce à la production militaire durant les deux guerres mondiales et continuait de bénéficier de subventions publiques, à l'instar des grands conglomérats industriels allemands. Ce soutien continu recevait souvent l'approbation tacite, voire explicite, de certains secteurs de la gauche politique. Le secteur privé comprenait également des compagnies pétrolières, de grandes entreprises de construction, plusieurs industries métallurgiques et une multitude de petites et moyennes entreprises. Les trois principaux lobbies privés – automobile, ciment et pétrole – ainsi que leurs homologues publics et semi-publics dans des secteurs connexes tels que la sidérurgie, la métallurgie, la construction et les grands travaux, ont façonné la trajectoire du développement économique, social, culturel et politique de l'Italie (voir, entre autres, Pritoni, 2017). Les choix opérés par ces lobbies ont engendré une dévastation écologique grave et durable, aboutissant à la dévastation totale des écosystèmes minéraux, végétaux et animaux (voir Pasolini, 1974, et Crimes écologiques et impunité, 2025). Cette dévastation a été rendue possible par la complicité de fait de la gauche (sous couvert de soutenir la croissance économique et l'emploi stable), ainsi que de la Démocratie chrétienne et de tous les partis politiques, au nom de la modernisation, du progrès, du développement, du travail et de la promesse du bien-être pour tous. Les secteurs public et parapublic englobaient non seulement les services postaux et téléphoniques, les chemins de fer, les routes et autoroutes, mais aussi une grande partie de la sidérurgie, le secteur pétrochimique fondé par Mattei (AGIP et ENI), la santé publique, l'éducation et les universités, la radio-télévision nationale et une partie de la presse. La majorité des travailleurs italiens étaient employés dans ces secteurs. Par conséquent, la Démocratie chrétienne (DC) exerçait un pouvoir clientéliste considérable, contrôlant une grande partie du recrutement au sein de ces institutions. Une recommandation d'un intermédiaire du parti était souvent essentielle, voire « miraculeuse », pour obtenir l'un de ces emplois convoités du secteur public, du moins jusqu'aux années 1970 et, dans une certaine mesure, encore aujourd'hui (parfois avec le soutien de partis de gauche). Même l'obtention d'un emploi dans le secteur privé nécessitait souvent une recommandation similaire, idéalement d'un haut responsable de la DC ou d'un membre du clergé. Ce système de clientélisme s'étendait au recrutement dans les forces armées et la police (le clientélisme a ainsi contribué à la création d'un vaste appareil de contrôle social).
L'ambition de l'autonomisation
Dès les années 1950 et surtout dans les années 1960, l'ambition d'autonomie italienne s'affirme ouvertement, principalement grâce aux efforts de Mattei et du secteur public, ainsi que d'une partie de la DC, du PCI, du PSI, et même des Républicains. Cette ambition se manifeste par une Ostpolitik à l'italienne, le développement des relations avec le monde arabe (Maghreb, Égypte, Syrie, Palestine, Iran, etc.) et un eurocentrisme très soutenu. C'est une autonomisation qui cherche à coexister avec des relations privilégiées avec les États-Unis, qui, pourtant, lui sont extrêmement hostiles, allant jusqu'à brandir la menace de coups d'État et de massacres perpétrés par des fascistes et des membres de la mafia (de la Piazza Fontana à Bologne et au-delà), ainsi qu'à assassiner des figures clés de l'autonomisation (de Mattei à Moro, en passant par Piersanti Mattarella et d'autres). De leur côté, certains politologues américains, dont Palombara, évoquèrent le caractère typiquement levantin de l'Italie (qui cherche à jouer avec toutes sortes d'alliances jusqu'aux oxymores: "convergences parallèles" -théorisé par Moro- ou, plus modestement, le slogan des communistes: l'"unité dans la diversité"). Rappelons aussi qu'une grande partie des élites dirigeantes italiennes ont toujours cherché à jouer le rôle d e power-broker, offrant un e subordination totale à la puissance dominante l'espace euro-méditerranéen afin d'obtenir l'autonomie dans la gestion de la société locale (c'est ce qu'ont toujours fait les élites dirigeantes siciliennes, puis les Républiques maritimes, vis-à-vis de l'Empire espagnol).
Or, il semble plus plausible penser que le véritable ennemi des États-Unis n'était pas tant le compromis historique (DC-PCI) mais plutôt l'autonomisation et, par conséquent, tous les acteurs qui la soutenaient (dans les secteurs privé et public, au sein de tous les partis politiques et de l'appareil d'État). La réaction de la gauche fut un repli total sur la défensive.
Un article intéressant de Comidad, intitulé de manière significative « Le véritable compromis historique n'était pas avec DC, mais avec l'OTAN (5) », retrace presque l'intégralité du parcours de ce prétendu compromis historique, tel qu'il a été esquissé par Berlinguer dès 1973 dans trois articles consécutifs et complémentaires de la revue « Rinascita », à partir des suites du coup d'État au Chili.
Dans le premier article, Berlinguer affirmait :
« Avant tout, les événements chiliens renforcent la prise de conscience, contre toute illusion, que les marques distinctives de l’impérialisme, et de l’impérialisme nord-américain en particulier, demeurent l’oppression, économique et politique, l’esprit d’agression et de conquête, la tendance à opprimer les peuples et à les priver de leur indépendance, de leur liberté et de leur unité chaque fois que les circonstances concrètes et les rapports de force le permettent.» Berlinguer insiste ensuite sur l’oppression impérialiste, l’agression directe conduisant à la subversion interne.
Dans le second article, il propose l’alternative démocratique comme solution au problème de l’ingérence impérialiste :
« C’est pourquoi nous parlons non pas d’une “alternative de gauche”, mais d’une “alternative démocratique” – c’est-à-dire d’une perspective politique de collaboration et de compréhension entre les forces populaires d’inspiration communiste et socialiste et les forces populaires d’inspiration catholique, ainsi qu’avec des groupes d’autres orientations démocratiques.»
Ainsi, selon Berlinguer, pour ne pas succomber à l'agression impérialiste et pour soutenir une autonomie – même partielle – vis-à-vis des États-Unis, le camp progressiste devait élargir au maximum sa base sociale et politique ; d'où la relance de l'entente avec les catholiques, notamment avec les démocrates-chrétiens.
Trois ans plus tard (juin 1976), Berlinguer accorda une interview au « Corriere della Sera », où il s'exprimait cette fois à la première personne (pourquoi ? Pour se distinguer de l'aile orthodoxe-communiste du parti ? Ou pour illustrer l'évolution vers une gauche qui allait devenir postmoderne ?) :
« Je pense que, puisque l'Italie n'est pas membre du Pacte de Varsovie, il y a, de ce point de vue, la certitude absolue que nous pouvons progresser sur la voie italienne du socialisme sans aucune contrainte. Mais cela ne signifie pas qu'il n'y a pas de problèmes au sein du bloc occidental : à tel point que nous nous sentons obligés d'affirmer, dans le cadre du Pacte atlantique, un pacte que nous ne remettons pas en question, le droit de l'Italie à décider de son propre destin en toute autonomie.»
Puis il reaffirma :
« Je ne souhaite pas non plus que l'Italie quitte le Pacte atlantique pour cette raison, et pas seulement parce que notre départ bouleverserait l'équilibre international. Je me sens plus en sécurité de ce côté-ci, mais je constate que même ici, on tente sérieusement de limiter notre autonomie.»
Comidad a donc raison d'écrire que le compromis historique concernait avant tout l'OTAN (mais avec une justification que ce magazine ne saisit pas).
En effet, ce "tournant " se comprend mieux si l'on considère ce qui dans cette période émerge comme la « troisième voie » que Blair et Clinton ont ensuite tenté de suivre (voir Hale, Leggett et Martell, 2018) ; ce n'est pas un hasard si ces derniers sont devenus les principales référents des anciens dirigeants de gauche (dont Veltroni et D'Alema puis Violante, Minniti etc). De nombreux autres se sont d'ailleurs joints à ces anciens dirigeants de gauche au niveau européen, et l'on a même compté des « socialistes » à la tête de l'OTAN. De plus, Berlinguer oublie que l'article 11 de la Constitution italienne exclut toute posture offensive et qu'il est donc inacceptable que des missiles nucléaires (sous la maîtrise exclusive des militaires étatsuniens) soient déployés sur le sol italien.(6)
Hélas, la gauche traditionnelle n'a développé aucune posture défensive efficace excluant toute arme offensive.
La période post-coup d'État au Chili coïncide avec le début de la contre-révolution libérale, une fusion de « révolution financière, technologique, politique et donc également économique, militaire et sociale », ainsi que culturelle (Joxe, 2010 ; Dal Lago et Palidda, dir., 2010 ; Harvey, 2006 ; Rigouste, 2025) ; une contre-révolution qui a embrasé une grande partie de la gauche italienne et internationale, la conduisant à se convertir à cette nouvelle forme de capitalisme absolu (Balibar, 2024).
Avec D'Alema, puis surtout Violante et Minniti, l'ancienne gauche italienne s'est muée en un mélange de démocrates-chrétiens et d'anciens membres du PCI, devenant notamment le principal référent politique du lobby militaro-policier, un rôle que les néofascistes Meloni, Crosetto et Mantovano tentent aujourd'hui de s'approprier, notamment grâce à leurs affinités avec les personnalités de l'ex-gauche susmentionnées et merci à la perpétuelle influence de l'ancien chef de la police, De Gennaro. C’est précisément la soumission – et la sous-traitance – du lobby militaire et policier italien au pouvoir américain qui semble déterminante dans l’hégémonie américaine croissante sur l’Italie, comme en témoigne le comportement de Mme Meloni envers Trump et Netanyahou, allant jusqu’à tenter d’imiter leur despotisme absolu, bafouant tous les fondements de l’État de droit, a fortiori s’il subsiste encore une apparence de démocratie (voir l’indignation des dirigeants de ce gouvernement néofasciste face aux décisions ou positions contraires à leurs actions, émanant des institutions européennes, de la Cour des comptes et de la Cour constitutionnelle, ainsi que face à sa réforme du système judiciaire et des universités, etc. -cfr. Romaric Godin).
Il est clair que l’illusion de Berlinguer était tragique : l’OTAN n’a jamais permis la moindre autonomie et n’a cessé de garantir la soumission de l’Italie aux États-Unis.
Il est également surprenant que la gauche italienne n’ait jamais demandé que les États-Unis soient poursuivis pour crimes contre l’humanité, tels que les massacres d’État perpétrés en Italie.
Aujourd’hui, la question de la souveraineté nationale est presque totalement ignorée. Tout comme les vraies insécurités que les forces de police ignorent pour s'acharner contre les marginaux, les immigrés, les roms et les subversifs présumés avec la loi néofasciste pour la sécurité et les autres normes par lesquelles l'actuel gouvernement veut imiter Trump
notes
1) Cet article s'appuie sur l'ouvrage à paraître avec Routledge: Italian Security Governance: A Critical Historical Sociology, une vaste reconstruction de l'histoire italienne inspirée par la sociologie historique proposée par Paul Veyne.
2) T. Mahan, *The Influence of Sea Power Upon History, 1660-1783: https://www.gutenberg.org/ebooks/13529 en français:Pierre Naville. Mahan et la maîtrise des mers, Berger-Levrault, 1981
3. J’ai reconstuit cette partie de l’histoire dans mon mémoire de l’EHESS de Paris en 1985, puis dans ma thèse de doctorat, également à l’EHESS, soutenue en 1989 (”Le rôle géostratégique de la Sicile”, 1985, École des hautes études en sciences sociales de Paris) ; ”Sociologie de la souveraineté et de la défense en Italie : l’anamorphose de l’État-nation » (résumé dans ”L’anamorphose de l’État-nation : le cas italien", Cahiers internationaux de sociologie, 1992, vol. XCIII, p. 269-298). https://www.researchgate.net/publication/318642065_L’anamorphose_de_l’Etat-Nation_le_cas_italien
4. Parmi les principaux auteurs d’ouvrages sur les polices italiennes voir Tosatti (2024) ; Canosa (1976); Corso (1978); D'Orsi (1972); Davis (1989); Palidda (2000 et 2021); Della Porta et Reiter (2003)
5. Comidad 14/11/2024 : http://www.comidad.org/dblog/articolo.asp?articolo=1243
6) l'art 11 de la Charte constitutionelle italienne: L’Italie repudie la guerre comme instrument d’agression contre la liberté des autres peuples et comme moyen de règlement des différends internationaux ; elle consent, sur un pied d’égalité avec les autres États, aux limitations de souveraineté nécessaires à un ordre qui assure la paix et la justice entre les nations ; elle promeut et soutient les organisations internationales œuvrant à cette fin.