salvatore palidda

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Billet de blog 19 mars 2020

salvatore palidda

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La pandémie subsume tous les désastres du libérisme

La pandémie est en train de mettre à nu tous les désastres provoqués dans trente ans de développement libériste et sa gestion en rajoute des nouveaux. On est en guerre sanitaire, pour une nouvelle biopolitique, ou une guerre économique à l’échelle macro et micro qui va faire à nouveau des milliers de morts non seulement par le virus mais à cause des conséquences de la gestion de cette pandémie

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Quelques auteurs ont déjà proposé de sérieuses réflexions sur les effets de la gestion en cours de la pandémie (entre autres voir articles sur Médiapart). Mais certains aspects et surtout les conséquences de cette gestion de la pandémie méritent plus d'attention. Cet ensemble est en effet crucial pour comprendre non seulement que nous sommes confrontés au caillot de toutes les catastrophes qui a provoqué le développement libériste, mais également à un saut encore plus inquiétant. L'état d'exception va bien au-delà de l'urgence sanitaire; comme toujours, il peut permettre aux dominants de faire des choix impensables pour les mortels ordinaires relégués à la condition d'impuissance de la gestion de la pandémie. Ce n'est pas un hasard si Trump décide de proclamer l'état d'urgence afin d'avoir les mains libres à partir d'une opération financière choquante (Fed inject 1,5 trilions sur le marché financier) profitant de l'absence d'un gouvernement européen des finances efficace, des difficultés de la Chine et de l’effondrement du prix du pétrole pour réimposer la domination du dollar américain. La guerre économique entre les États-Unis et la Chine et ses conséquences sur le reste du monde est plus ouverte que jamais et la situation pandémique est également utilisée dans ce différend. Et ce n'est pas un hasard si certaines personnalités du pouvoir convoquent les dirigeants des forces armées et de la police pour réfléchir sur le risque d'émeutes ou "d'insurrections" suite à l'urgence pandémique (cela arrive en Italie et probablement dans tous les pays alors que la Chine a déjà montré comme fonctionne la gestion totalitaire de l’urgence). Rappelons qu'à plusieurs reprises lors des catastrophes, l'État finit par recourir au couvre-feu sous prétexte de frapper des chacals tout en visant à apprivoiser la "foule paniquée" (rappelons-nous la dernière fois que cela est arrivé lors de l’ouragan Katrina à Nouvelle Orléans: Bush a ordonné le couvre-feu puis une sélection darwiniste de la population pour la ville reconstruite selon les critères libériste). La panique est bien prévisible face non seulement à une pandémie qui ne trouve pas de traitement suffisant, mais surtout face au désespoir des damnés du monde libériste: les contaminés qui ne peuvent être guéris faute de dispositifs sanitaires suffisants, les sans-abris, les prisonniers, les travailleurs des économies souterraines et en général ceux qui perdent même une partie des revenus qu'ils avaient auparavant et n’auront pas d’indemnisations car au semi-noir ou au noir total. Selon Boris Johnson, la pandémie se guéri avec ce que quelqu'un imagine comme une sorte d’élimination de 4 à 500 000 personnes âgées; cela résoudrait le problème des retraites. Ferrara (sur il Foglio) pose la question au professeur Francesco Giavazzi: "un monde écrémé de ceux qui ne peuvent pas résister à une pandémie de pneumonie qui étouffe les voies respiratoires avec la violence du coronavirus serait-il meilleur ou sans alternatives civilisées? La réponse, de haut cynisme des personnes directement impliquées dans le changement dû à l'âge, avait été effrayante et technique: OUI. Les coûts de la vieillesse sont très élevés, presque insupportables, et ce ne serait pas la première fois que la civilisation et la nature sont alliées dans une forte sélection démographique".

Tout aussi grave est la situation des migrants aujourd'hui massacrés à la frontière grecque ou dans les différentes prisons de Libye et d'ailleurs, y compris les centres d'expulsion en Europe (voir appel du 14 mars 2020 aux autorités européennes).

Certains auteurs ont déjà dit que la pandémie est la conséquence de la catastrophe environnementale qui a détruit en particulier avec les déforestations les environnements naturels dans lesquels les virus vivaient sans se propager, muter et attaquer les environnements humains. A ces causes de la catastrophe provoquée par le développement libériste, les conséquences de la gestion de la pandémie révèlent désormais encore plus les effets de ce développement. L'affaiblissement de la santé publique avec la réduction des ressources et les coupures budgétaires dans ce domaine comme dans tout le domaine des dépenses sociales en faveur du secteur privé et la logique du profit dans tous les domaines, même au mépris de la vie humaine elle-même, tout cela révèle aujourd'hui à quel point la santé publique a été rendue insuffisante; malgré la grande générosité et le sacrifice meme de la vie du personnel médical et paramédical ne suffisent pas. Mais toujours en dépit de la vie des humains - et de tout le monde animal et végétal - dans de nombreux pays, ce traitement et cette prévention ne sont même pas activés (voir, entre autres, la Turquie). Il est donc probable qu'il y aura une sorte d'hécatombe à l'échelle planétaire toujours au détriment des personnes moins protégées (personnes qui ont déjà des pathologies, patients exclus du traitement nécessaire, en général les personnes âgées - les caisses de retraite gagneront ainsi que les cliniques privées et ceux qui spéculent sur les masques et les désinfectants!).

L'urgence pandémique met à nu le fait que dans les pays riches eux-mêmes il n'y a jamais eu une attention égale pour les maladies qui causent la majorité des décès enregistrés chaque année, c'est-à-dire celles dues aux contaminations toxiques, aux accidents du travail, à la malnutrition et aux conditions de vie et de travail insoutenables. Le taux de mortalité (pour mille habitants) est de 10,5 en Italie, 9,1 en France, 11,15 en Allemagne, 9,1 en Espagne, 9,4 en Grande-Bretagne. En d'autres termes, ces décès - environ 3 millions dans ces 5 pays chaque année – de fait ne comptent pas, comme s'ils faisaient partie des coûts considérés comme normaux pour le "progrès démocratique". Il est clair, par exemple, qu'il n'y a jamais eu d'égale attention aux décès causés par la pollution: ils existent des estimations très alarmantes depuis des années (en Italie, plus de 60 mille morts et selon d'autres sources 80 mille décès prématurés dus à la pollution de l'air. Les dommages économiques, estimés sur la base des coûts de santé, y compris maladies, traitements, visites, journées de travail perdues, qui ne oscillent qu'en Italie entre 47 et 142 milliards d'euros par an; 330 - 940 milliards au niveau européen. Mais pour cette catastrophe sanitaire-environnementale comme pour toutes les autres il n'y a jamais de solutions adéquates et une prévention efficace précisément parce que les seules solutions adoptées suivent la logique du profit libériste qui repose toujours sur l'exploitation du charbon, du pétrole, de l'uranium, du gaz.

Même dans cette situation d'urgence, on constate que les travailleurs sont obligés de se rendre au travail sans les précautions nécessaires, c'est-à-dire sans désinfection préalable des structures et sans respect des mesures antivirus généralement adoptées.

Les prisons sont abandonnées comme des lieux infâmes qui ne méritent aucune attention ni même pitié ... Si la pandémie éclate en prison, que se passera-t-il? Les gardes s'enfuiront-elles? Et alors? Personne ne veut y penser (sauf quelques bénévoles qui travaillaient en prison) et en Italie meme le Garant démocratique des prisonniers s’est empressé de remercier que les gardiens de prison leurs 59 blessés sans meme pas parler des blessés parmi les prisonniers. La récente émeute dans les prisons italiennes a touché 49 sites; 13 prisonniers sont morts et des dizaines et des dizaines de blessés parmi les détenus. Mais presque tous les médias, indépendamment des enquêtes judiciaires dont on n’a pas encore de nouvelles, ont donné crédit à la thèse qu'il s'agit de morts par surdose de méthadone volées dans les infirmeries attaquées lors de l'émeute. A cette information douteuse on a ajouté le soupçon que la révolte aurait été provoquée par la criminalité organisée, hypothèse qui semble faire l'objet d'une enquête judiciaire spécifique. Il convient de noter qu'une telle hypothèse semble tout d'abord être une nouvelle stigmatisation des prisonniers qui n'auraient donc même pas la possibilité de se révolter face à une situation dramatique et menaçante à la fois par la pandémie sans protection et par l'aggravation des règles pénitentiaires. Il est évident qu'en cas de soulèvement, même les mafias peuvent essayer de les manipuler à leur profit, mais il faut se rappeler que les organisations criminelles ont toujours eu intérêt à maintenir l'ordre carcéral et la «paix sociale» qu'elles ont d'ailleurs toujours soutenue et souvent cogérées en accord avec une partie des gardiens de prison. Tous les détenus ordinaires sont toujours sous le contrôle des gardiens et de la criminalité organisée qui, cependant, ne peut bénéficier d'aucune mesure de libération qui va généralement à ceux qui s’approchent de la fin de leur peine de prison ou qui doivent purger des peines relativement légères. De plus, dire que les mafias contrôlent toutes les prisons et sont capables de déclencher des émeutes, etc. revient à dire que l'administration de la justice pénale aurait sous-traité la gestion des prisons à ces organisations criminelles, hypothèse quelque peu fantaisiste qui pourrait cependant concerner certaines prisons.

Depuis le déclenchement de la pandémie, les bourses ont connu de fortes fluctuations et effondrements continus que certains ont définis comme pires que ceux de la crise de 2008. Les gouvernements et les autorités européennes ont en partie provoqué ces fluctuations plutôt que de les prévenir (le cas de la maladresse de Mme Lagarde est sensationnel). Mais qui gagne avec la spéculation financière qui profite de ces fortes fluctuations financières? Pendant ce temps, tous les gouvernements et autorités en Europe et dans d'autres pays pensent d'abord à assurer aux banques et aux entreprises de nouvelles contributions généreuses ... Au lieu de cela, personne n'envisage une reprise économique "propre" qui profiterait de cette conjoncture pour réparer toutes les activités polluantes et les désastres sociaux et économiques provoqués en trente ans de libérisme incontrôlé. Qu'adviendra-t-il des sans-abris et des travailleurs au noir après la fermeture de nombreuses activités qui en ont largement fait usage (que l’on pense aux restaurants, aux hôtels, aux magasins divers, aux entreprises de nettoyage, etc.). Suite à la pandémie, ce peuple "maudit de l'économie libérale" est condamné à être "l'humanité à perdre". Si on veut vraiment relancer une économie saine pour un avenir durable, on devrait d'abord programmer non seulement une régularisation de tous les travailleurs de l'économie souterraine mais aussi soutenir toutes les structures de service public (santé, transports, écoles, universités et recherche, logement, culture, sports, salaires garantis pour tous, y compris les femmes au foyer et congé de maternité payé pendant au moins six mois). Il faudrait également un programme majeur pour remédier aux catastrophes environnementales afin de prévenir efficacement les catastrophes telles que les accidents industriels, les inondations, les tremblements de terre, les glissements de terrain, etc. (programme qui créerait des dizaines de milliers d'emplois).

Toute hypothèse sur la fin de cette pandémie est aujourd'hui très risquée: Trump, Johnson, Macron et d'autres seront-ils submergés par l'issue probablement catastrophique de leurs choix? Ou y aura-t-il le triomphe de ce type de darwinisme imaginé par Aldous Huxley et Orwell? (voir le pessimisme de Lordon https://blog.mondediplo.net/coronakrach).

PS: le choix des autorités françaises de reporter la fermeture des écoles jusqu'à lundi, de procéder aux élections municipales dans 35 mille communes le dimanche 15 mars et de dire que les mesures sanitaires les plus graves seront perdues ultérieurement (adoptant effectivement l'approche de Boris J.) sont des criminels. Au-delà du modèle de prévision très discutable cité par cité par Le Monde - 300-500 mille morts en France) le risque est certainement élevé ...

Lundi Macron a répété plusieurs fois "nous sommes en guerre" ... qu'est-ce que cela veut dire? En révisant Clausewitz, Foucault a écrit que la politique est la guerre continuée par d'autres moyens ... et qu'est-ce que la guerre contre le virus? Est-ce une guerre sanitaire? Ou est-ce aussi la guerre d'une biopolitique particulière qui pousse à l'extrême la discipline atomisée / personnalisée? Et aussi pour se méfier sinon être hostile envers le prochain suspect d’infecter? N'est-elle pas, avant tout, une guerre économique au niveau macro comme au niveau micro? Qui la gagne? Qui survivra à cette guerre sanitaire, biopolitique et économique? Hormis quelques malheureux parmi les riches, à mourir seront surtout les moins riches, les immigrants, les prisonniers, les sans-abris, les peuples des pays où la santé publique est pire que dans les pays dominants. Pendant ce temps, les gouvernements prennent de plus en plus soin de donner des sommes gigantesques aux banques et aux entreprises plutôt qu’à la santé publique et très peu ou rien aux travailleurs précaires et non déclarés. Profitant de l'ouragan Katrina, l'administration Bush a non seulement instauré un couvre-feu pour éliminer "l'humanité à perdre", il a également mis en place un gigantesque remodelage urbain (gentrification ...). Que feront les maires, préfets, commandants de la police pendant que tout le monde est confiné à la maison?

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