salvatore palidda

Professeur de sociologie à l'université de Gênes (Italie)

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Billet de blog 21 mars 2017

salvatore palidda

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Le tour du monde d'Istanbul

Jean-François Pérouse dessine une ville qui a radicalement changé de dimensions et de fonctions par rapport à ce qu’on a lu d’elle jusqu’à présent. 

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Illustration 1

Officiellement présenté comme géographe urbain et turcologue, directeur de l’Institut français d’études anatoliennes (IFEA), Jean-François Pérouse vit à Istanbul depuis la fin des années 1990. Il est notamment l’auteur de La Turquie en marche (La Martinière, 2004) et de Erdogan. Nouveau père de la Turquie ? (Ed. Nouvelles François Bourin, 2016).

Dès qu’on connaît mieux cet auteur et ses travaux, on s’aperçoit qu’il est un très fin anthropologue/ethnographe avec aussi une sensibilité particulière pour toutes sortes de connaissances des sciences humaines, politiques et sociales. Sa passion pour la compréhension d'Istanbul et de la Turquie passe par une observation continue, sans préjugés ni jugement de valeurs, selon un point de vue qui pourrait renvoyer à la géographie-anthropologie politique d’Hérodote et à Spinoza (Non ridere, nec lugere, neque detestari, sed intelligere). Ainsi, dans sa description de cette ville et de ce pays, tout est pris en compte : l’histoire officielle et l’histoire sociale, la littérature ancienne et contemporaine, la langue, les processus de changements économiques, sociaux, culturels, religieux et donc politiques. Cela même est révélateur du fait que pour comprendre en profondeur un objet d’étude aussi complexe que cet univers contradictoire et très différencié, on ne peut pas se passer de puiser dans toutes les connaissances repérables tout en cherchant, avec modestie, rigueur et patience, à exercer son esprit critique, ainsi que la compréhension de la signification de ce qui ici et là apparaît comme fait social total (selon Mauss) ou bien un fait politique total.

C’est pour cela que le livre porte le titre de Istanbul planète et ville-monde. Mais il ne s’agit plus du Paris de Walter Benjamin, car ici Pérouse fait le pari de raconter les transformations d’une ville comme une coexistence de tout et du contraire de tout, dans tous les domaines. Des transformations rapides, par moments bouleversantes, marquées par la violence comme par une énorme évolution démographique et parfois un devenir presque paisible et amusant. Une ville qui en un peu plus de 20 ans a presque triplé le nombre de ses habitants, qui a été le lieu où celui qu’on appelle le nouveau sultan de Turquie a grandi, passant de fils d’urbanisé très modeste à tout riche et puissant dominant sans égal, parce qu’ils s’est affirmé comme le représentant de tous les urbanisés à qui a offert un logement et l’illusion de l’émancipation (pour la majorité au prix de sacrifices, peines et échecs).

Sans doute est-ce un pari téméraire que celui de rendre compte des histoires croisées d’une ville héritière d’une histoire qui n’est pas moins riche que celle de Rome et aujourd’hui marquée par multiples dimensions, d’innombrables facettes et personnages et par les faits les plus divers et souvent étonnants. L’Istanbul de Pérouse n’a rien à voir avec les simples prétendus hauts lieux extraits d’un imaginaire réducteur, aux figures par trop rebattues, rien à voir avec les lieux communs de cette principale métropole du bassin méditerranéen. L’Istanbul de ce livre a radicalement changé de dimensions et de fonctions par rapport à ce qu’on a lu d’elle jusqu’à présent. Outre son étalement vertigineux et ravageur de son environnement, elle est le théâtre / laboratoire de la construction sociale et politique de la “Nouvelle Turquie”.

Il est vrai que toutes les grandes villes du monde sont à la fois une réalité bien à part par rapport au reste du pays dont elles font partie et l’expression la plus complexe de celui-ci. Mais Pérouse nous montre qu’Istanbul n’a pas seulement une “fonction miroir” de la Turquie du passé et du présent, elle est aussi révélatrice de tous les bouleversements qui se passent dans les pays de l’Est depuis la fin de l’URSS, en Iran comme en Irak, en Syrie comme dans le reste du Moyen Orient et encore dans le reste des pays méditerranéens et même africains. Car, à Istanbul on trouve des gens venant de partout et allant partout, y compris les Turcs venant de tous les coins du pays, ceux qui fuient les guerres permanentes et ceux qui cherchent les bonnes affaires, les expérimentation musicales, artistiques et littéraires les plus singulières et on trouve aussi les atrocités les plus inouïes contre la culture et les droits de l’homme. Ce sont là les lieux où on peut mieux comprendre que l’histoire de chaque société n’est que coexistence d’expérimentations parfois pacifiques et souvent aussi violentes de la vie associée des êtres humains avec des résultats les plus disparates, éphémères et durables à l’instar de ce qui est le politicien dominant du moment d’un côté, les gens de la révoltes de Gezi Park et le patrimoine artistico-architectural de l’Istanbul du passé, de l’autre côté. Il est probable qu’Erdogan remporte le prochain référendum pour être couronné nouveau sultan avec un score assez élevé même à Istanbul où a cultivé l’un de ses principaux fiefs électoraux. Mais, il est aussi tout à fait probable que la durée de son régime dépendra tout d’abord des mobilisations qu’Istanbul est capable de générer.

Istanbul planète. La ville-monde du XXIe siècle 

par Jean François Pérouse

ed. La Découverte, février 2017

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