Grâce à Margaret Thatcher puis Tony Blair, le Royaume-Uni a été le pays européen où fut expérimenté le plus profondément le tournant néolibéral, avec des amalgames ou hybridations apparemment singuliers entre conservatisme et post-modernisme, ente héritages de droite et héritages de gauche.
Le premier objectif néolibéral a été et reste une déstructuration économique, sociale, culturelle et donc politique permanente. Non seulement parce que divide et impera est depuis toujours la modalité gagnante de toute domination, mais aussi parce qu'ainsi on érode, on efface les possibilités et les capacités d'action politique collective qui dans les années 1968 à1975 conduisirent aux conquêtes de droits et de progrès pour les travailleurs et les étudiants.
Il ne faut donc pas s'étonner de ce que les résultats du référendum brouillent les grilles de lecture traditionnelles : pour le Brexit ont voté à la fois des gens racistes, des gens de droite et des gens de gauche, des nationalistes et de simples protestataires, des habitants de territoires considérés comme “l’Angleterre profonde” et des habitants de zones populaires à la périphérie de Londres, des ouvriers et des néo-riches, des personnes cultivées et des analphabètes. Contre le Brexit se sont retrouvés des nationalistes écossais et des nationalistes nord-irlandais, et tout le monde de la finance – sauf un qui a probablement parié sur la surprise, puisque tous se sont fait duper par les sondages fallacieux mais hyper médiatisés.
Cet éclatant échec des sondages peut être considéré comme l’indicateur emblématique d’une profonde déstructuration sociale. Les sondeurs, en effet, construisent leurs échantillons et algorithmes selon des critères, catégories et paramètres qui ne sont jamais en phase avec les changements continus d’une société fortement marquée par la segmentation – instable et discontinue – propre à la dynamique néolibérale de l’économie, qui se répercute aussi sur les représentations culturelles et les comportements sociaux et politiques. Autrement dit, la victoire du Brexit est le triomphe de la “fracture sociale” et politique permanente (la même chose se produit en partie dans tous les pays).
La grande illusion néo-libérale victorieuse jeudi 23 juin est de vouloir faire au Royaume-Uni toujours plus: le plus grand paradis fiscal, un pays où on ne veut pas d’immigrés titulaires de droits, ce qui infailliblement équivaut à vouloir une immigration «choisie» d’un côté et des clandestins esclavagisables de l’autre, exactement comme les Etats-Unis avec leur treize millions de clandestins ou les 300 000 ou 400 000 en Italie, ressource exceptionnelle pour les économies souterraines. Il est évident, en effet, qu’aucun pays riche ne peut survivre sans le travail de quasi-esclaves ou néo-esclaves, d’infériorisés auxquels on donne les salaires les plus misérables, les emplois les plus lourds et les plus nocifs et que l’on peut éliminer tout court, sans aucun embarras, comme “excédent humain” (ou waste life). Une main d’œuvre essentielle pour le “jeu du chantage croisé”: au clandestin on donne 2 euros de l’heure, à l’immigré régulier 4, à l’autochtone 6 ou 8 euros; qui se plaint sait qu’il laisse la place au suivant dans la queue. Le fonctionnement de ce dispositif passe par un certain consensus social et la connivence ou l’implication voire la corruption (ou l’élimination) d’inspecteurs du travail, inspecteurs de la santé publique, police, quelques autorités locales. Ces pratiques sont habituelles dans nombre de lieux des Etats-Unis, d’Italie, de France et d’autres pays, c’est-à-dire la légitimation des illégalismes tolérés et de ceux classés comme intolérables.
Mais, la victoire du Brexit cache une autre faille: nombreux sont les Britanniques qui exercent des activités dépendantes du libre marché européen. Une ville comme Londres peut-elle exister sans étrangers? Assez nombreux sont les acteurs économiques étrangers, et les simples immigrés et Britanniques, qui travaillent en relation étroite grâce au marché libre européen et qui ne pourront jamais accepter des mesures autarciques. Et si Londres veut devenir une ville-Etat, que restera-t-il du Royaume Uni? Les escarmouches sont déjà à l’œuvre. Boris Johnson, et Nigel Farage encore moins, pourront difficilement recevoir le mandat de former le nouveau gouvernement. Le succès de l’Angleterre profonde ne pourra pas conduire à l’autarcie; dans l’actuelle conjoncture du néo-libéralisme globalisé, c’est la City qui décide du futur. Il est alors probable que le Brexit finira par se réduire à rien, ou tout au plus à des accords avec l’UE du même type que ceux avec le Canada et les Etats-Unis. Bref, rien semble exclure que tout finira en “beaucoup de bruit pour rien”.