salvatore palidda

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Billet de blog 28 décembre 2022

salvatore palidda

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Le Pont sur le Détroit de Messine œuvre militaire fondamentale des Etats-Unis

Voici un très important article de deux experts siciliens des affaires militaires qui depuis 1945 affligent en particulier la Sicile et toute l’Italie les assujettissant sans arrêt à la besogne militaire étasunienne. Ici on dénonce les propos de Lucio Caracciolo, éminent géopoliticien (de la famille Agnelli) qui souhaite renforcer la domination USA en Méditerranée jusqu’au Golfe et sur l'Italie

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Depuis des dizaines d’années Antonio Mazzeo est le plus important expert des affaires militaires concernant l’emprise étasunienne sur la Sicile, l’Italie et la Méditerranée (voir son blog ici). Rappelons que même par le passé le plus lointain, toute puissance qui a dominé la Méditerranée a eu absolument besoin de faire de la Sicile et de l’Italie sa principale base à terre, vu la position géographique que cette ile et cette péninsule ont au centre du bassin. Depuis la 2e guerre mondiale les Etats-Unis sont devenus la puissance dominante en Méditerranée (notamment en vertu des accords de Yalta) et dès lors les Etats-Unis n’ont pas cessé d’investir dans la création de bases militaires en Sicile, dans les autres petites iles italiennes et dans le reste d’Italie. Bien au-delà de la couverture OTAN, les militaires étasuniens ont déployé en Sicile et en Italie plus de 100 bombes atomiques dont eux seuls sont les maitres (même le journal officiel du patronat italien en parle). Le développement des nouvelles technologies a permis aux Etats-Unis de contrôler et même de lancer des attaques de taille à partir de la Sicile y compris pour leurs actions jusqu’au Golfe Persique. Ainsi la base de Sigonella, près de Catane dans la Sicile orientale, est devenue la "capitale mondiale des drones militaires des USA". Pas loin de là, à Niscemi, les forces étasuniennes ont créé depuis 1991 la base MUOS (Mobile User Objective System) un système de communications satellitaires (SATCOM) à haute fréquence (UHF) et à bande étroite, géré par le Département de la Défense des Etats-Unis. Le Muos couvre 1.660.000 mètres carrés de terrains réquisitionnés par l’Etat italien et aliénés à l’usage du MUOS, c.-à-d. la Naval Radio Transmitter Facility qui assure les communications super-secrètes des forces de surface, sous-marines, aériennes et terrestres et des centres C4I (Command, Control, Computer, Communications and Intelligence) de la Marine militaire Usa. Un dispositif utilisé exclusivement par les forces armées étasuniennes. C’est depuis la fin des années 1990 que la population de Niscemi et des alentours proteste parce que le MUOS produit des ondes électromagnétiques cancérogènes. Toutes ces protestations ont été réprimées brutalement faisant nombre de blessés y compris parmi les enfants, les femmes et les personnes âgés. Dix-sept femmes du comité anti-MUOS ont été condamnées à deux ans de prison chacune.

Dans l’article qu’ici nous reprenons, publié par Mazzeo avec la collaboration de Sturniolo en Italien, on critique les propos de Lucio Caracciolo, éminent géopoliticien italien (de la famille Agnelli) qui affirme sans détours que la réalisation du pont sur le détroit de Messine (entre la Calabre et la Sicile) doit avoir une priorité indiscutable. Rappelons que ce projet lancé il y a presque 20 ans par Berlusconi avait été abandonné soit parce qu’il n’est pas de tout faisable (à cause de la morphologie d’un endroit par ailleurs à très haut de risque de tremblement de terre et tsunamis), il est dévastateur du point de vue environnemental, hyper couteux, utile uniquement du point de vue d’une gigantesque spéculation financière des lobbies des grands travaux. Par ailleurs, l’actuel systèmes de transport des marchandises et des trains de voyageurs par des bateaux, spécialement aménagés pour ce service, est plus que suffisant et pas cher. Mais voilà que M. Caracciolo découvre l’importance fondamentale de cette œuvre du point de vue du développement des dispositifs militaires étasuniens en Sicile, vu le role géostratégique qui est propre à cet ile[1]. Ainsi Caracciolo insiste sur la valeur stratégique de la Sicile, sa situation dans une zone que la revue qu’il dirige (Limes) appelle Chaosland, dans une Méditerranée "élargie" redevenue centrale aussi pour les flux commerciaux de l'Est et pour l'économie politique, militaire, de la Chine, de la Russie et de l’Inde».

Limes avait déjà publié un numéro spécial titré: "L'Italie sans la Sicile n'existe pas". Et Caracciolo explicite : «La Sicile est la Frontière et sans la frontière les Etats périssent». ET encore il insiste : «L'Italie (mais à ce stade pourquoi pas l'Europe ou l'Occident ?) sans la Sicile n'existe pas. Car la Sicile doit être la plate-forme militaire en Méditerranée, la défense de l'Occident face aux armées des Brutes ou des Extranei. Nous sommes la barrière construite pour défendre. C'est notre destin». Là Caracciolo se laisse aller jusqu’à calquer l’argument qui rappelle les croisades qui avaient fait de la Sicile le dernier rempart européen de la chrétienté. Et alors il se plaints de la «faible présence militaire dans la zone" (de la part de l’Italie et de l’OTAN) et espère une "présence plus incisive de la Marine et des autres Forces armées dans les eaux du ‘mare nostrum’". C'est pourquoi -continue Caracciolo- le « pont sur le détroit de Messine sert à la sécurité, à stabiliser les zones frontalières et à relier militairement l'Italie, l'Europe, l'Occident à la Sicile, et non l'inverse.

Et c’est précisément contre ce risque d’une ultérieure militarisation de la Sicile que la population locale et non seulement les militants pacifistes protestent ainsi que contre les contaminations cancérogènes provoquées par cette nouvelle militarisation en particulier en tant que menace à la vie des enfants. Non, la population sicilienne ne veut pas vivre sur une gigantesque porte avion et base militaire postmoderne des guerres étasuniennes et européennes au bénéfice des lobbies parmi lesquelles celle de la famille Agnelli e des Caracciolo.

[1] Voir «La Sicile dans la stratégie carthaginoise durant la guerre d’Hannibal” https://journals.openedition.org/pallas/13747 ; «La Sicile : une île stratégique à ne pas laisser à la Chine”:  https://www.revueconflits.com/la-sicile-une-ile-strategique-a-ne-pas-laisser-a-la-chine/ ; Palidda, «Le rôle géostratégique de la Sicile», diplôme de l’EHESS, 1984 et ma thèse de doctorat de l’EHESS : synthèse: L'anamorphose de l'Etat-Nation: le cas italien; “Cahiers Internationaux de Sociologie”, 1992, vol. XCIII, 269-298 https://www.researchgate.net/publication/318642065_L%27anamorphose_de_l%27Etat-Nation_le_cas_italien

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