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Billet de blog 15 mai 2025

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Pour Sébastian Roché, le « surcontrôle des minorités est une réalité factuelle »

Joseph-Alix B., 19 ans, d’origine haïtienne, violenté lors d’un contrôle à Bordeaux et placé en garde à vue pendant 44 heures, a été poursuivi pour violences, outrages et rébellion envers des agents de police. Entièrement relaxé le 10 avril dernier, cette affaire soulève la question du surcontrôle des minorités, analysée ici par le sociologue Sébastian Roché.

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Illustration 1
Joseph-Alix B. au moment de son interpellation, le 21 octobre 2024. (Source : RS)


Le 21 octobre 2024, en fin d’après-midi, Joseph-Alix B., 19 ans, circule à vélo sur le quai des Chartrons lorsqu’il passe à proximité d’une manifestation pro-palestinienne, devant le consulat américain, encadrée par un équipage de la compagnie d’intervention départementale (CDI) de la Gironde. Contrôlé pour avoir roulé en vélo sur le trottoir « à vive allure », en quelques minutes, la situation dégénère : tentant de récupérer son téléphone, saisi par l’un des agents, il reçoit plusieurs coups de tonfa avant d’être maîtrisé au sol par trois policiers. Son t-shirt est déchiré et ses lunettes, tombées au sol, cassées. S’ensuivent 44 heures de garde à vue et des plaintes déposées par les agents, qui ont donné lieu à un procès.

La version policière vacille face à l’analyse des magistrats

Damien B., seul des trois policiers plaignants à s’être présenté à l’audience, patiente dans la salle depuis le début de l’après-midi. Au moment de prendre la parole, le quadragénaire ôte son manteau et comparaît affublé de son uniforme de police. « Vous étiez en service aujourd’hui ? » demande Maître Bruno Bouyer, l’avocat de Joseph-Alix B. — « Les faits jugés ont été commis en service, donc je viens comme ça », rétorque-t-il. Pendant près de 4 heures, les magistrats tentent d’établir la chronologie des événements ayant conduit à l’interpellation du prévenu.

Durant le procès, la cour, présidée par le juge Ancelin Nouaille, se concentre sur une « rupture » dans le comportement du prévenu au moment où son téléphone est pris par les policiers. Damien B. parle de « résistance », de « rébellion » et de « violence envers la police ». Joseph-Alix B. témoigne quant à lui : « Je ne comprenais pas du tout ce qu’il se passait », en indiquant avoir « eu peur pour sa vie » au moment où un fonctionnaire a comprimé sa nuque avec son genou. « J’avais mal. Je lui ai dit “je vais mourir” au moins dix fois. Il m’a répondu “ta gueule”, et là, j’ai compris qu’il n’allait pas s’arrêter. »

À propos du contrôle et de sa garde à vue, il rapporte :

« Un des policiers m’a demandé si je venais des Aubiers. […] Après mon interpellation, au moment où j’avais le t-shirt déchiré, un autre, que je n’avais pas vu jusqu’ici, m’a dit : “J’ai envie de lécher ton téton, il est sexy.” Il a répété ça pendant au moins deux minutes, sans qu’aucun de ses collègues ne réagisse. Un autre policier m’a dit que j’avais de la chance, car c’était en pleine journée, et que si cela avait été la nuit, il m’aurait tabassé. »

La cour souligne alors la présence d’autres cyclistes circulant à proximité, l’occasion pour le jeune homme d’exprimer son sentiment d’avoir été contrôlé en raison de sa couleur de peau, même si, concède-t-il, « rien ne l’atteste ». « Pourquoi deux femmes de type européen qui passent au même moment ne sont-elles pas arrêtées ? » surenchérit Maître Bruno Bouyer. « Difficile de gérer deux situations en même temps », rétorque le policier. Mais face à l'analyse des magistrats, la version policière finit par vaciller. 

« Je respecte la fonction des forces de l’ordre, mais au regard des éléments vidéo et de nos échanges, je ne peux pas apporter la preuve d’une matérialisation claire des infractions reprochées à Joseph-Alix B. », riposte alors la vice-procureure Lydie Reiss dans ses réquisitions, en demandant l’abandon total des poursuites.

Des réquisitions qui seront entendues et suivies quelques semaines plus tard, lors de la décision rendue le 10 avril. La cour relaxe entièrement Joseph-Alix B. pour les infractions qui lui étaient reprochées, déboutant les trois policiers plaignants, ainsi que leurs demandes d'indemnisation pour préjudice moral. Une décision rarissime dans ce type d’affaire, où l'analyse des nombreuses séquences vidéos aura permis de faire toute la lumière sur le déroulé des faits - comme sur les incohérences de la version policière.

Pour le sociologue Sébastian Roché, « le surcontrôle des minorités est une réalité factuelle »

Afin de mieux comprendre les enjeux soulevés par cette affaire en matière de pratiques policières et de contrôles d’identité discriminatoires, nous avons interrogé Sébastian Roché, directeur de recherche au CNRS et auteur de La nation inachevée : La jeunesse face à l’école et à la police (2020).

Dans sa plaidoirie, Bruno Bouyer dénonce « un racisme systémique dans la société, dont la police ne serait qu’une des manifestations ». Que pensez-vous de cette analyse ?

Il y a une réalité factuelle : le surcontrôle des minorités, des personnes non blanches. En sociologie, on appelle cela un « biais », ici défavorable, à l’encontre de ces populations. La question est ensuite de savoir si ce biais est discriminatoire ou dû à d’autres facteurs, par exemple comportementaux. Or, il existe des preuves solides de la discrimination, ce qu’on appelle le racisme. Le terme « systémique » renvoie à la manière dont l’administration fonctionne : soit à travers des instructions ciblant certains groupes, lieux ou quartiers, soit par le biais de la culture professionnelle des agents. Lorsque les agents adoptent des attitudes discriminatoires, celles-ci se traduisent par des comportements discriminatoires.

Une qualification qui, selon vous, ne serait pas la plus appropriée ?

J’emploie d’abord le terme « endémique », qui souligne le fait que l’on retrouve systématiquement ce biais défavorable envers les personnes non blanches dans les enquêtes sociologiques menées dans de nombreuses villes en France. On peut dire qu’il y a un phénomène de discrimination systémique et endémique, car des éléments soutiennent cette information. Ce sont les termes appropriés pour souligner la répétition dans le temps et dans l’espace des mêmes phénomènes. C’est à l’occasion des contrôles que peuvent arriver des choses d’une très grande gravité, illustrées dans l’affaire Théo ou Chouviat.

Certains des policiers qui encadrent l’interpellation de Joseph-Alix B. arborent des patchs (drapeau français et Kyokujitsuki, utilisé notamment comme insigne des forces impériales japonaises) en plus de ceux réglementaires (galon, groupe sanguin, signalétique). Quelle interprétation en faites-vous ?

Certains fonctionnaires portent ces symboles, qui parfois se réfèrent au nazisme, à des groupes d’assaut que l’on retrouve au Brésil, ou encore à des mouvances nationalistes… Ces représentations mettent en avant la force comme outil de gouvernement ou d’action.

Ces patchs sont-ils autorisés ?

En théorie, ces symboles sont interdits, car les policiers sont soumis à un devoir de neutralité. Mais en pratique, leur présence persistante montre une forme de tolérance implicite de la hiérarchie, faute de sanctions systématiques.

Sur les vidéos de l’interpellation de Joseph-Alix B., on peut constater que certains fonctionnaires de police n’arborent pas leur référentiel des identités et de l’organisation (RIO). Quel constat en tirez-vous ?

Sans ce numéro, il est très difficile de retrouver les agents, et donc encore plus compliqué qu’ils puissent être responsables pénalement de leurs actes. Or, la redevabilité est un élément central du bon fonctionnement de n’importe quelle organisation. En ne portant pas leur numéro RIO, les agents ne respectent pas le règlement et deviennent légalement irresponsables.

Sur le plan sociétal, quels effets ces pratiques adoptées par certains fonctionnaires de police peuvent-elles produire ?

D’un point de vue statistique, ce que j’ai pu montrer, c’est qu’au-delà d’une diminution de confiance dans la police, c’est l’adhésion à la République et à l’idée même de nation qui est attaquée par ces pratiques. Quand on est exposé à des comportements policiers illégaux, on ne croit plus aux fonctions essentielles remplies par le gouvernement.

Quelle dimension cette défiance peut-elle prendre ?

Cela dépasse la question des agents : on ne fait plus confiance au chef de l’État, aux lois… C’est un phénomène qui a un caractère corrosif sur les institutions publiques et sur le vivre-ensemble. Il y a un enjeu qui dépasse celui de l’image de la police et qui concerne la cohésion sociétale et le bon fonctionnement de l’État. La mauvaise police tue la République.

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