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Billet de blog 9 septembre 2008

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Entretien avec Eric Bénier-Bürckel, première partie: "Entrer dans un livre, écrire, lire, c’est sortir du bavardage."

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Récompensé par le prix Sade du premier roman pour Un prof bien sous tout rapport, puis mis injustement au pilori pour Pogrom*, son troisième ouvrage, Eric Bénier-Bürckel revient -après le brûlot libérateur que fut Un peu d'abîme sur vos lèvres- avec un quatrième roman sobrement intitulé Le messager.

Le microcosme littéraire n'a visiblement pas pardonné au jeune auteur sa singularité. Rien ou presque dans la presse sur Le messager★, publié à 5000 exemplaires. Eric Bénier-Bürckel demeure toutefois un auteur sans compromis dont la trajectoire mérite analyse.

Avant un entretien qui portera sur Le Messager, livre dont je n'ai pas encore achevé la lecture, voici une sélection de quatre questions tirées d'un premier entretien. Une sorte de mise en bouche pour se familiariser avec les préoccupations de cet écrivain.

1) Vous avez déclaré, dans une entrevue accordée au critique Juan Asensio après la publication de Pogrom, votre 3ème livre, que « le livre, morceau d’infini, se referme sur une ouverture : le prochain livre. » De quel infini parlez-vous ? Faites-vous allusion à ce qu’un critique, Denis Bonnecase, nommait le complexe d’Icare ou cette aspiration à l’élévation à chaque fois déçue, véritable moteur de la création, qui pousse l’écrivain à remettre l’ouvrage sur le métier ?

Le livre est le fragment d’un flux silencieux qui lui préexiste et lui survit. Quand on se met à écrire, on est appelé à le faire par ce flux, mais aussitôt fixé par écrit, on sent qu’on est à côté de ce que l’on voulait dire, voilà pourquoi il faut recommencer. Un livre est un morceau d’infini pour autant qu’il ne dit pas tout, reste ouvert, porte en lui-même ses non-dits, son secret, son mystère. Le langage parlé ou écrit n’épuise pas le réel qui est beaucoup plus que ce que l’on en pense ou que ce que l’on en dit. Le bon livre, à mon sens, fait le vide ou le silence pour permettre au lecteur d’entrevoir ce qu’il y a au-delà des mots de tous les jours et au-delà de l’image assez pauvre que l’ego se fait communément de lui-même, il laisse deviner, il invite à la contemplation, il effleure le mystère de l’être. Si je continue d’écrire, c’est précisément parce que je reste fixé sur cet objectif difficile. Mais à l’arrière-plan de tout ce que nous écrivons, il y a aussi l’infinité des livres que nous avons lus ou que nous n’avons pas lus mais qui investissent une grande partie de l’inconscient collectif : nous vivons dans un monde hanté par le Livre et, que nous le voulions ou non, toutes les problématiques de la littérature partent de là, de ce texte originel qui ne se dit pas, qui reste caché, mais qui s’écrit à notre insu dans tout ce que nous pensons et écrivons.

2) Après un premier cycle de trois romans -Un prof bien sous tout rapport, Maniac et Pogrom- consacré à l’exploration sans complaisance du Mal sous toutes ses formes, vous avez, il me semble, changé de paradigme avec la parution en 2007 de votre quatrième roman, Un peu d’abîme sur vos lèvres. Pouvez- vous préciser cette inflexion ? Etiez-vous vraiment arrivé à la fin d’un cycle ou était-ce une nécessité presque physique de passer à autre chose ?

Un peu d’abîme sur vos lèvres n’est pas vraiment un roman, c’est d’abord une mise au point avec moi-même, avec Pogrom et avec ce qu’une certaine critique a pu dire de ce dernier. Où voulais-je en venir, finalement ? Pourquoi brosser le portrait de personnages répugnants ? Pourquoi s’acharner à décrire des individus qui ne jurent que par le sang, la haine ou le néant ? Depuis Un prof bien sous tous rapports, mon premier roman, je peins l’abjection humaine. Une façon pour moi d’ébranler l’espèce de bonhomie satisfaite, rose bonbon, écoeurante et servile dans laquelle se complait une bonne partie de « l’intelligentsia » française. Je trouve parfois plus nauséabonds les chantres de la bienpensance que les violeurs d’enfants, même s’ils ont commun le calcul, la tartuferie, l’hypocrisie et le goût du mal. Ecrire, faire de la philosophie, œuvrer de quelque manière que ce soit, c’est d’abord nuire à la bêtise, qu’on soit nietzschéen ou pas. En évoquant des personnages odieux ou monstrueux, j’ai voulu mettre la civilisation face à elle-même : derrière ses grandes prétentions, il y a un monstre qui s’ignore.

3) Vous semblez fasciné par la figure de la Chute originelle de l’homme et son déclin consécutif. Ce motif peut tout aussi bien se lire grâce à une grille d’interprétation religieuse –la version chrétienne me semblant la plus consistante, ou philosophique-Platon par exemple. Laquelle vous apparaît la plus pertinente –je rappelle ici que vous êtes professeur de philosophie-? Quelle est la place du fait religieux dans votre vision du monde ?

Plus je vieillis et moins j’aime les étiquettes. Un livre est forcément religieux, il relie, il rassemble, et comme la religion, il peut aussi séparer, diviser, engendrer des conflits, être à l’origine de massacres. Que ne fait-on pas au nom du Livre, dans l’histoire des hommes ? Au nom de la Bible, au nom du Coran, au nom d’un manifeste politique ? Des choses très grandes, mais des choses très basses aussi. Les partis politiques, les rassemblements de supporters, les clubs sont religieux, ils ont tous un rapport au sacré et ils obéissent tous à des rites. Il faudrait se demander si les religions officielles n’obéissent pas à un principe plus ancien, inscrit au fond de l’espèce : il faut s’unir autour de lois et de valeurs communes, s’élever si possible grâce à elles, il faut rester soudés, par souci de conservation, mais également pour conjurer l’absence de soudure originelle, car à quoi sommes-nous originellement soudés ? A la Terre ? Au Ciel ? Au Cosmos ? A Dieu ? A l’absence de Dieu ? A l’absence d’origine ? A rien ? Ce Rien est terrible. Beau et terrible. Sinistre. Effrayant. Mais c’est lui le moteur de l’écriture romanesque et philosophique, comme il a dû être le moteur des Ecritures et de tous les textes sacrés que l’on trouve partout sur Terre. Le péché originel, la chute du Dasein chez Heidegger, voilà le problème de l’homme, son défaut d’origine, car l’homme, perdu dans le vaste cosmos, naufragé des étoiles, est en lui-même et pour lui-même un étranger et un mystère que sa raison tente depuis toujours de circonscrire. Nous inventons les réponses. Nous trouvons des tranquillisants. Mais écrire, c’est réinjecter de l’intranquillité dans les consciences tranquilles, trop tranquilles. S’il faut s’unir autour de principes, autant que ce soit pour que l’homme se mette sur la piste de sa propre grandeur. Je suis moins religieux que mystique.

4) Le titre de votre roman qui paraîtra le 4 septembre (est paru, ndlr), Le Messager, comporte lui aussi des connotations religieuses. Ange vient du latin angelus, du grec ἄγγελος, ángelos, qui signifie «messager». Quel messager êtes-vous ? De quelle apocalypse êtes-vous porteur ?

L’ange, c’est aussi le daemon chez les Grecs, l’intermédiaire entre les dieux et les hommes, entre le sacré et le profane, entre le visible et l’invisible. Peut-être que l’artiste en général et l’écrivain en particulier occupent cette drôle de place, celle de médium entre l’étouffant modèle réduit de monde où nous vivons et le monde sans frontières, mystérieux, qui se trouve au-delà de tous les pragmatismes et de tous les dogmatismes qui tentent de l’asservir. Le messager, dans mon roman, porte par le monde des livres qu’il est incapable de déchiffrer et dont il l’air d’ignorer l’usage. Que cherche-t-il ? Est-il chargé d’un message ? Mais surtout à quoi sert le livre ? A distraire ? A grandir ? A asservir ? Si l’écrivain a une mission, c’est au moins celle de transmettre une parole, un souffle, des émotions, un style, et puis aussi, pourquoi pas, du courage, du désir, de la passion, mais il est surtout celui qui arrache l’homme à sa caverne de préjugés et de conventions pour le transporter au-dehors et le mettre à l’épreuve de son énigme comme à l’épreuve de l’énigme de toute chose. C’est cela l’apocalypse : une révélation, un dévoilement et une délivrance. Cela peut être très douloureux. Pensez au prisonnier de la caverne de Platon : il ne sait pas qu’il est prisonnier, il ne peut en aucun cas se sentir libéré lorsqu’on arrache ses chaînes et qu’on le traîne au-dehors. Bien au contraire, l’épreuve est traumatisante. C’est ça l’apocalypse, ouvrir les yeux pour la première fois, se faire enlever le bandeau qu’on avait sur les yeux et VOIR pour mieux renaître. Si l’artiste a une responsabilité envers la société, c’est bien celle-là : arracher le bandeau qui occulte l’être intime de l’homme et du monde. Entrer dans un livre, écrire, lire, c’est sortir du bavardage, se mettre à l’écoute du silence, lui donner la parole, le rendre perceptible, vivant. Le bavardage, à l’image de nos sociétés médiatiques, a horreur du vide et du silence. Or, le livre exige le silence, comme le film qu’on va voir au cinéma, le concert auquel on assiste ou même la prière que l’on fait en s’isolant. C’est un appel au silence : il faut sortir du bavardage pour se mettre à l’écoute d’une parole qui veut faire entendre le chant du monde, qui veut nous initier au parler de l’être ou au parler de la parole elle-même. Je voudrais qu’on entre dans Le messager comme on entre dans une grande salle vide où l’on a éteint la lumière, une salle pleine d’ombres et de silences. La lecture ressemble dès lors à une déambulation aveugle dans ce vide inquiétant où l’on croise toutes sortes de créatures indéterminées, où tout devient indéterminé, jusqu’à l’homme lui-même. On avance, on trébuche, on tombe, on se relève ou bien l’on rampe, comme le mollusque qui perd peu à peu son aspect humain. On ne sait pas vraiment où l’on est, d’où l’on vient, où l’on va. Il n’y a plus de repères à proprement parler. On est perdus. Y a-t-il une issue ?

*Voir par ailleurs:

http://www.rue89.com/cabinet-de-lecture/la-revue-bordel-et-la-rentree-litteraire-nouvelles-de-voyous

http://stalker.hautetfort.com/archive/2005/06/03/pogrom_d_eric_benier-burckel.html

et

★ http://www.rue89.com/cabinet-de-lecture/benier-buerckel-ecrivain-pas-chanteur-ni-playmate

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