Le 11 septembre 1973 à Santiago, le coup d’État des Forces Armées chiliennes renverse le président socialiste Salvador Allende. Une dominicaine française, Nadine Loubet (sœur Odile) prend alors la plume pour témoigner de l’horreur de la situation depuis les poblaciones de la capitale chilienne et décrire son quotidien (voir le film documentaire "Au nom de tous mes frères", France-Chili, 2019, Samuel Laurent Xu, Centre Audiovisuel Simone de Beauvoir).
Dans les deux précédents billets de blog, je revenais sur plusieurs épisodes marquants des premières années de la dictature civilo-militaire au Chili (1973-1990), comme la grève de la faim contre les disparitions forcées. Dans ces mêmes années s’organise un vaste mouvement de solidarité vis-à-vis des persécuté-e-s, notamment dans le monde chrétien des poblaciones de Santiago, les quartiers périphériques de la capitale chilienne.
Avec le soutien des instances de l’Église, ou en parfaite autonomie des directives de l’institution, des groupes de religieuses, prêtres et laïcs mettent leurs efforts en commun pour « défendre la Vie ». Sauver tous les indésirables du nouveau régime qui risquent la torture, la mort et la disparition. La sœur Odile Loubet, protagoniste du documentaire « Au nom de tous mes frères » est d’ailleurs l’une des femmes les plus actives dans la Zone Ouest de Santiago pour cacher, déguiser et transporter des fugitifs, partager les informations et dialoguer avec les seuls organes de l’Église qui conservent leur indépendance dans la défense juridique et matérielle des persécuté-e-s (Comité pour la Paix de 1973 à 1975 puis Vicariat de la Solidarité de 1976 à 1993).
Dès les premières semaines de septembre 1973, les ambassades des pays européens et latino-américains sont prises d’assaut. Ces derniers protègent en effet le statut de réfugié depuis la ratification des accords de Montevideo (1933). Les candidat-e-s à l’exil sautent les murs pour se réfugier en lieu sûr ou insistent auprès des personnels diplomatiques des ambassades afin d’obtenir un statut de réfugié, avec, à la clé, un vol pour quitter le Chili (parfois définitivement). Plusieurs ambassades se montrent particulièrement généreuses dans leur ouverture aux Chilien-nes : l’ambassade d’Argentine, de France, d’Italie, du Mexique, du Panama, de la Suède et du Venezuela notamment.
À partir de la fin de l’année 1973, la Junte militaire au pouvoir annonce cesser de délivrer des laissez-passer pour les réfugié-e-s pour limiter le flux massif d’exilé-e-s chilien-ne-s qui affecte négativement son image à l’international. Mais les « opérations d’asile » des sauveteurs et sauveteuses improvisés ne vont pas cesser.
Il y a quarante-sept ans, le 16 juin 1976, deux religieuses européennes, Odile Loubet (française) et Clarita Walshe (irlandaise) coordonnent la mise à l’abri d’un groupe de vingt-deux personnes menacées par le régime dans l’ambassade de Bulgarie. Celle-ci est alors gérée par l’ambassade d’Autriche suite au retrait des pays du Bloc de l’Est du pays depuis septembre 1973, une mesure de rétorsion diplomatique et de condamnation du golpe. Les deux femmes se déguisent en bourgeoises aux perruques rousses pour accompagner le groupe jusqu’à l’enceinte diplomatique située dans les quartiers huppés de la capitale et leur faire franchir les murs. Mais ce passage en force ne fonctionne pas : les diplomates refusent de coopérer et de lancer la procédure d’asile pour les réfugiés. En l’espace de quelques heures, les services secrets du régime – la tristement célèbre DINA – sont alertés et perquisitionnent l’ambassade. Tout le groupe est arrêté.
Pour ne pas s’attirer les foudres de l’opinion internationale en pleine réunion de l'assemblée générale de l’OEA (Organisation des États Américains) à Santiago, la Junte libère finalement les prisonniers au bout de 24 heures. Plusieurs d’entre eux ont été brutalement torturés et témoignent auprès du Vicariat de la Solidarité des mauvais traitements auxquels ils ont été soumis.
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Néanmoins, deux d’entre eux ne réapparaissent pas. Ils accompagnent aujourd’hui la longue liste des détenus disparus au Chili : Raúl Guillermo Cornejo Campos et Sergio Raúl Pardo Pedemonte … Le lendemain, Odile et Clarita sont recherchées et leurs noms diffusés sur les ondes radiophoniques.
Une histoire jusqu’ici méconnue ... À retrouver dans Des femmes contre Pinochet. Odile Loubet et les résistantes de l'ombre (Chili 1973-1990), Préface de Franck Gaudichaud, Éditions Karthala, Collection Signes des Temps, sortie prévue en France métropolitaine en juillet 2023.
Samuel Laurent Xu (SciencesPo Paris, Sorbonne Université) est le réalisateur du documentaire « Au nom de tous mes frères » (2019), primé au Festival international Atlantidoc de Montevideo. Il publie son premier ouvrage dans la collection « Signes des Temps », fruit d’une enquête menée au Chili entre 2018 et 2023 aux côtés d’une vingtaine de femmes chrétiennes engagées dans les réseaux de résistance pendant la dictature. Il travaille depuis l’été 2020 avec Gaspard Marcacci Thiéry (Panthéon Sorbonne), chercheur en histoire spécialisé dans l’étude des sources manuscrites. Ensemble, ils ont reconstruit l’histoire de Nadine Loubet et travaillent aujourd’hui à l’ouverture d’une archive dédiée aux religieuses engagées dans la résistance au Chili entre 1973 et 1990.