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Billet de blog 9 décembre 2012

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Ramasser des vérités paradoxales

 Il y a une profonde affinité entre la dialectique de Hegel, et les formes les plus grand public de sagesse, qu'on trouve dans des contes, des fables, des dictons, des films hollywoodiens, des préceptes de vie formulés en quelques phrases simples par des vieux sages, et autres textes religieux. La dialectique hégélienne est pourtant ce qu'on fait de plus moderne, ésotérique, prestigieux et réservé à un cercle d'initiés, tandis que la sagesse grand public est ce qu'on fait de plus ancien, de plus facile d'accès, de moins valorisé et de plus diffusé. Ce qui les rapproche quand même, c'est que la dialectique hégélienne décrit la structure de certaines vérités difficiles d'accès, car paradoxales ; et que la sagesse grand public cherche à nous aider à voir les pièges que nous tend la vie, elle nous apprend qu'il ne faut pas trop se fier aux apparences, que les choses sont souvent le contraire de ce qu'elles ont l'air d'être : or le fait que telle chose soit le contraire de ce qu'elle a l'air d'être, risque fort d'être encore une vérité paradoxale, dont on pourrait décrire la structure d'une manière qui ressemble à la dialectique hégélienne, sans que ce soit forcément exactement la même manière.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

 Il y a une profonde affinité entre la dialectique de Hegel, et les formes les plus grand public de sagesse, qu'on trouve dans des contes, des fables, des dictons, des films hollywoodiens, des préceptes de vie formulés en quelques phrases simples par des vieux sages, et autres textes religieux. La dialectique hégélienne est pourtant ce qu'on fait de plus moderne, ésotérique, prestigieux et réservé à un cercle d'initiés, tandis que la sagesse grand public est ce qu'on fait de plus ancien, de plus facile d'accès, de moins valorisé et de plus diffusé. Ce qui les rapproche quand même, c'est que la dialectique hégélienne décrit la structure de certaines vérités difficiles d'accès, car paradoxales ; et que la sagesse grand public cherche à nous aider à voir les pièges que nous tend la vie, elle nous apprend qu'il ne faut pas trop se fier aux apparences, que les choses sont souvent le contraire de ce qu'elles ont l'air d'être : or le fait que telle chose soit le contraire de ce qu'elle a l'air d'être, risque fort d'être encore une vérité paradoxale, dont on pourrait décrire la structure d'une manière qui ressemble à la dialectique hégélienne, sans que ce soit forcément exactement la même manière.                         

  La notion mystérieuse et multiforme de dialectique, et la sagesse grand public, pourraient ainsi former un tout à nos yeux, qui pourrait illuminer notre vie, en renversant des choses importantes, et en nous donnant conscience que les choses importantes peuvent parfois se renverser. Nous qui jugeons rapidement que les paroles de tel interlocuteur sont mauvaises : peut-être qu'en vérité ses paroles sont bonnes et même meilleures que les nôtres. Nous qui croyons parfois que nos propres pensées sont mauvaises, en nous fiant trop rapidement à l'opinion en vogue dans la société où nous vivons : peut-être qu'en vérité nos pensées sont bonnes et même meilleures que l'opinion en vogue. Tout ce qui en nous ou face à nous a l'air mauvais, est peut-être bon en vérité, et inversement bien sûr, ce qui en nous ou face à nous nous semble bon, peut être mauvais en vérité.

Les affirmations paradoxales dans le « Nouveau Testament ».

 Comme une atmosphère où brillent de petites paillettes, lucioles ou étincelles, l'univers culturel dans lequel nous baignons est parsemé d'affirmations paradoxales, qu'on peut trouver dans les formes les plus grand public de sagesse, en particulier dans le Nouveau Testament, dans lequel Hegel voyait inscrite la structure décrite par sa dialectique (comme beaucoup d'autres intellectuels de l'Allemagne de la fin du XVIIIème siècle et du début du XIXème, Hegel fit dans sa jeunesse des études de pasteur, dans un séminaire protestant).

 Par exemple, quand Jésus dit (Mathieu, 5) : « Si quelqu’un te frappe sur la joue droite, présente-lui aussi l’autre » : Jésus nous invite à nous affirmer en nous niant. Il nous invite à nous nier, puisque les agressions des autres peuvent nuire à notre bien être réel et nous humilier, surtout si nous nous laissons faire. En utilisant le vocabulaire de Rousseau dans l’Émile (livre IV), Jésus nous invite à nous nier en tant qu'êtres dotés d'amour de soi, ou volonté de se préserver, et d'amour propre, ou volonté d'être estimé, quelle que soit la justesse des raisons sur lesquelles cette estime serait fondée. Mais Jésus nous invite aussi à nous affirmer comme êtres contenant en eux une semence divine, que ni la douleur, ni la mort, ni le qu'en dira-t-on ne peuvent souiller, une dignité plus précieuse que la vie sur Terre et l'estime des autres hommes ; il nous invite à nous affirmer comme êtres libres, totalement libérés de la peur, de la douleur, et de cette espèce de honte qui ne se fonde que sur le jugement des autres mais pas sur le jugement de Dieu.

 L'affirmation paradoxale dans laquelle est inscrite aux yeux de Hegel, la structure décrite par sa dialectique, est celle que Dieu fait de lui-même en se faisant homme en la personne de Jésus. Dieu se nie comme Dieu en se faisant homme, car Dieu est au dessus de l'homme ; mais en même temps aux yeux de Hegel, en se faisant homme, Dieu s'affirme comme le Dieu véritable, comme Esprit saint qui habite le monde.(1)

 Jésus se nie comme roi des rois en naissant comme un misérable, dans une étable à Bethléem, mais en même temps il s'affirme comme le plus grand des rois, en niant la grandeur des autres rois qui n'est faite que de richesse et de puissance dans ce bas monde : il affirme que la grandeur de Dieu n'est pas dans ce qui fait la prétendue grandeur des autres rois.

 Jésus affirme le culte en le niant, par ses remontrances aux pharisiens, par exemple (Mathieu, 23) : « Malheur à vous, scribes et pharisiens, hypocrites ! parce que vous nettoyez le dehors de la coupe et du plat, et qu’au dedans ils sont pleins de rapine et d’intempérance. ». Il nie le culte quand il affirme que le culte des pharisiens n'est pas un culte. Mais il affirme le culte comme quelque chose d'autre, un culte avant tout intérieur, qui est supérieur au culte des pharisiens, uniquement extérieur.

 En particulier, dans l'épisode des épis arrachés (Mathieu, 12), Jésus réprimande les pharisiens qui voudraient interdire à des gens qui ont faim de manger, au nom du respect d'une coutume religieuse. Il nie le culte en tant que respect automatique de coutumes (par lesquelles on sacrifiait souvent au temple des choses à Dieu), dès lors que le respect automatique des coutumes imposerait de vouloir le malheur de ses semblables ; mais il affirme le culte comme miséricorde, volonté de voir ses semblables heureux : « Or, je vous le dis, il y a ici quelque chose de plus grand que le temple. Si vous saviez ce que signifie : Je prends plaisir à la miséricorde, et non aux sacrifices, vous n’auriez pas condamné des innocents. »

 Lors de cet épisode comme lors de beaucoup d'autres, Jésus affirme sa liberté de penser par rapport aux écrits anciens et sacrés, en niant cette liberté dans sa grande connaissance de ces textes, et dans sa révérence pour eux. Sa liberté de penser est niée, par l'obligation de connaitre ces textes, et le respect de ce qu'ils contiennent de bon ; mais sa liberté de penser est affirmée, car plus personne ne peut lui imposer une autre interprétation de ces textes que la sienne, et parce que sa pensée s'enrichit de ce que ces textes contiennent de bon : « Les pharisiens [...] lui dirent : Voici, tes disciples font ce qu’il n’est pas permis de faire pendant le sabbat. Mais Jésus leur répondit : N’avez-vous pas lu ce que fit David, lorsqu’il eut faim [...] ; comment il entra dans la maison de Dieu, et mangea les pains de proposition, qu’il ne lui était pas permis de manger [...], et qui étaient réservés aux sacrificateurs seuls ? »

 Jésus affirme la moralité humaine en la niant, quand il dit à ceux qui veulent lapider la femme adultère (Jean, 8) : « Que celui de vous qui est sans péché jette le premier la pierre contre elle. » La moralité humaine est niée par celui qui dit qu'aucun homme n'est innocent, mais elle est en même temps affirmée comme quelque chose de possible pour des hommes, des êtres coupables : quelque chose qui commence en ayant conscience de sa culpabilité.

 Jésus affirme encore sa grandeur et la grandeur potentielle de la vie humaine en les niant, quand il se laisse torturer et humilier par le chemin de croix et la crucifixion, avec les coups qu'il reçoit et la lourde croix qu'il doit porter jusqu'en haut du mont Golgotha, le déguisement de faux roi grotesque qu'on le force à mettre puis la quasi-nudité, la couronne d'épines et l'inscription ironique sur la croix : "roi des juifs".

 Jésus invite les croyants à affirmer leur croyance en la niant, quand ressuscité après la crucifixion, il dit à Thomas (Jean, 20) : « Parce que tu m’as vu, tu as cru. Heureux ceux qui n’ont pas vu, et qui ont cru ! ». Il les invite à nier leur croyance, en ayant conscience qu'elle ne se fonde sur aucune preuve scientifique, ou observation. Mais il les invite en même temps à affirmer leur croyance comme quelque chose qui se fonde sur quelque chose d'autre, supérieur à la science et à l'observation. La solidité de cette croyance est niée puisqu'elle ne se fonde sur rien de scientifique ou observable. Mais en même temps cette croyance est ce qu'on peut faire de plus solide, puisque rien de scientifique ou observable ne peut l'ébranler.

Les affirmations paradoxales dans d'autres formes de sagesse grand public.

 Avec d'autres textes religieux et d'autres expressions encore de sagesse grand public, le Nouveau Testament partage beaucoup de choses. Il partage souvent la forme d'expression : le plus souvent, par des histoires qu'il est facile de comprendre au premier degré, et de raconter, souvent attrayantes parce que vivantes voire amusantes ; ou au moins par des textes simples et assez courts, parfois des phrases simples. L'histoire, le texte simple, la phrase simple, sont faciles à intégrer et à transmettre, mais quelqu'un qui les connait peut ensuite, toute sa vie, enrichir son interprétation de ces vecteurs de sagesse : comme s'ils étaient une petite boite facile à transporter, mais renfermant quelque chose qui peut parfois presque infiniment se déployer. 

 Peut-être grâce à cette forme, les expressions grand public de sagesse partagent aussi avec le Nouveau Testament et autres textes religieux, leur grande diffusion et leur longévité. Le texte du Tanakh des Juifs commence à prendre forme au VIIIème siècle avant notre ère, au Proche-Orient ; il se transforme au Ier siècle pour devenir la Bible chrétienne, en Grèce, au Proche-Orient, à Rome ; et il se transforme encore au VIIème siècle, pour devenir le Coran, au Moyen-Orient, Proche-Orient et Maghreb. Les fables d'Ésope ont été racontées par lui au VIème siècle avant notre ère, en Grèce, et beaucoup d'entre elles sont réapparues sous une forme nouvelle, dans d'autres contextes. Elles ont été rappelées à la Rome du Ier siècle par Phèdre ; puis elles ont été adaptées au Monde Arabe du XIIIème siècle, par Djalal ad-Din Rumi ; puis adaptées à la France du XVIIème siècle, parLa Fontaine. Un dicton ou un conte a souvent des traductions ou variantes dans de nombreuses langues, parfois reliées les unes aux autres dans un arbre généalogique dont l'origine peut être très ancienne. Des préceptes de vie dits simplement par un vieux sage, sont souvent repris et enrichis, au fil des siècles, par d'autres vieux sages, qui ne parlent pas non plus forcément la même langue ni ne vivent dans le même pays. Et bien que peut-être plus éphémères, les films hollywoodiens ont souvent de belles diffusions.

 La sagesse qu'expriment ces vecteurs grand public de sagesse, a aussi un rapport très étroit avec la vie de ceux qui s'en imprègnent : elle parle à chacun des problèmes auxquels il est familier, et elle lui dit des choses qui souvent sont confirmées par la vie. Cette proximité de la sagesse grand public avec la vie du plus grand nombre, explique peut-être aussi sa diffusion et sa longévité.

 Enfin, la sagesse qu'expriment ces vecteurs grand public de sagesse, consiste souvent en la compréhension d'une vérité paradoxale. Les Fables de La Fontaine, c'est à dire souvent, les fables d’Ésope, racontent souvent comment un désir ou un potentiel ne peut vraiment s'affirmer qu'en se niant, en se posant des limites, ou en se voyant comme partie d'un tout plus grand que lui. Dans la fable du « Corbeau et du renard », le désir du corbeau d'être estimé par les autres, ne peut vraiment être satisfait que si le corbeau nie son désir, en refusant de l'écouter quand il le pousse à croire toutes les flatteries qu'on peut lui dire. Écouter les flatteries le conduit finalement au contraire de l'estime de lui-même : l'humiliation d'être un dupe. Dans « Le lièvre et la tortue », le lièvre ne peut affirmer son potentiel à la course qu'en niant son potentiel, c'est à dire en ne le surestimant pas : trop surestimer son potentiel le conduira à ne pas même être capable de faire quelque chose de très facile, battre la tortue à la course. Dans « Le lion et le rat », dont la morale est « qu'on a souvent besoin d'un plus petit que soi »,le lion est nié dans son indépendance par rapport au rat dont il aura besoin, mais il est en même temps affirmé comme partie d'une coopération amicale entre lui et le rat, dans laquelle ils sont complémentaires : le rat ayant lui aussi des qualités, qui peuvent être utiles lorsque « patience et longueur de temps font plus que force ni que rage ».

 Le conte qui raconte Les aventures de Pinochio (créé au XIXème siècle par Collodi), explique pourquoi la liberté s'affirme en se niant dans la contrainte. Celui qui ne s'impose aucune contrainte devient un âne et un esclave. Tandis que celui qui s'impose des contraintes peut devenir un être vraiment libre. La tendresse pour l'enfant s'affirme en se niant, quand elle est en même temps désillusion sur lui, négation que l'enfant soit parfait comme un petit ange, mais affirmation qu'on peut aimer ce petit être qui a des défauts, et lui dire gentiment quand il ment : ton nez remue, il va s'agrandir comme celui de Pinochio. Dans le conte du « Petit chaperon rouge »(repris à la tradition oralepar Perrault, au XVIIème siècle, dans ses Contes de ma mère l'Oie), le désir de séduire, ou l'ouverture aux autres, s'affirment en se niant : ils se nient dans le fait de ne pas chercher à séduire n'importe comment, ou de ne pas s'ouvrir à n'importe qui et sans faire attention ; mais ils s'affirment en conduisant à des relations amoureuses plus satisfaisantes, et à des relations aux autres qui ne soient pas destructrices. De même, dans le conte « d'Hansel et Grettel » (repris à la tradition orale par les frères Grimm, au XIXème siècle, dans leurs Contes de l'enfance et du foyer), le désir du plaisir sensuel s'affirme en se niant dans une certaine prudence : se nie par la privation qu'implique cette prudence ; mais s'affirme en ne conduisant pas à la douleur ou au malheur.

 Un dicton tel que « le mieux est l'ennemi du bien », dit que le bien s'affirme en se niant : il se nie quand il se pose des limites et renonce à être le mieux, mais s'affirme en devenant réalisable. « Qui aime bien châtie bien », est un dicton par lequel on affirme sa volonté d'être doux envers un enfant, en le punissant : la douceur est niée dans la dureté de la punition ; mais affirmée dans la volonté de permettre à l'enfant, grâce à cette punition, de devenir plus apte au bonheur, plus aimable et aimé. « Pour faire la paix, prépare la guerre », est un dicton par lequel on affirme son désir de tranquillité en le niant dans une préparation à l'affrontement de l'hostilité de l'autre, seule manière d'être serein face à cette hostilité.

 Dans un film comme La guerre des étoiles, c'est justement en allant au cœur de l’Étoile noire, dans le lieu le plus dangereux de l'univers, que le héros parvient à détruire la menace qui pèse sur l'univers : il affirme donc son désir de tranquillité en le niant par l'affrontement du plus grand danger. Une série comme L'agence tous risques affirme chaque personnage d'un groupe en le niant, comme partie d'un groupe de gens complémentaires les uns aux autres (le costaud, le fou, le rusé, le chef) : chacun est nié dans son indépendance, dans sa capacité à tout faire en toutes circonstances, car a besoin du groupe ; mais chacun s'affirme alors, en devenant plus que lui-même, en devenant une partie d'un groupe capable de beaucoup plus de choses que lui-même tout seul.

 Aux IVème et IIIème siècles avant notre ère, les écoles de sagesse de Grèce ancienne affirmaient elles aussi beaucoup de choses en les niant. Les stoïciens affirmaient la liberté en la niant, quand ils disaient qu'il faut distinguer ce qui dépend de nous et ce qui ne dépend pas de nous. Ils niaient la liberté en la limitant, quand ils disaient qu'il faut accepter ce qui ne dépend pas de nous. Mais par cette négation ils permettaient à la liberté intérieure de s'affirmer comme indépendante des contraintes extérieures sur lesquelles on n'a pas de prise. Épicure affirmait sa volonté de communier avec les autres hommes en la niant, en se retirant du monde, dans une petite communauté d'amis, le Jardin. Il niait sa volonté de communier, en se retirant du monde ; mais il l'affirmait parce que ce retrait lui permettait de faire une connaissance plus approfondie de ses compagnons, et de goûter avec eux une plus intense joie d'être en compagnie d'autres. Dans l’Éthique à Nicomaque, Aristote affirmait chaque énergie vertueuse dans sa négation par une certaine modération, par laquelle cette énergie vertueuse devient une véritable vertu, qui se situe entre deux excès : l'absence de l'énergie vertueuse, ou l'énergie vertueuse trop modérée, et l'énergie vertueuse trop exaltée. Par exemple (livre III, chapitres 7 à 10), le courage s'affirme en se niant dans une certaine prudence ; il se situe entre les deux excès que sont le fait de ne pas arriver à affronter la peur, d'être un peureux ; et le fait d'être un téméraire, dont le courage ne permet plus d'atteindre aussi efficacement que possible un objectif, parce que les risques pris sont inutiles et exagérés. Ou encore (livre IV, chapitre 1), la générosité s'affirme en se niant dans une limitation : on n'est vraiment généreux « qu'à la condition de dépenser selon son bien et ce qu'il convient ».Le prodigue est alors celui qui dépense au point de se ruiner, n'utilise pas la dépense qu'il veut généreuse pour faire vraiment le bien, ou qui est généreux avec l'argent des autres. Et l'avare est celui qui ne dépense jamais rien pour les autres voire pour lui.

Le pouvoir de renversement des affirmations paradoxales, et les limites de ce pouvoir.

 Pour décrire la structure de ces affirmations paradoxales, d'une manière sûrement plus simple et moins approfondie que celle d'Hegel, on pourrait dire qu'il y a une chose dans une version initiale, que ces affirmations affirment en la niant dans une nouvelle version d'elle-même. La version nouvelle de la chose est plus authentique, ce qui veut dire qu'il y avait dans la version initiale, ou entre la version initiale et le reste de l'univers, une contradiction.

 Par exemple, une énergie vertueuse peut nous pousser à définir une bonne chose d'une certaine manière, mais il peut s'avérer après coup que cette bonne chose est irréalisable dans cette version initiale. Cette bonne chose, définie ainsi, ne pourrait coexister avec d'autres choses qui doivent exister, elle rentre en contradiction avec elles. Il nous faut alors affirmer cette bonne chose en la niant dans une version plus limitée d'elle même, qui la rende compatible avec ce avec quoi elle doit coexister. La nouvelle version nie la version initiale, puisqu'il y a des moments où elle refuse d'être comme la version initiale, où elle est son contraire. Mais en même temps elle l'affirme car elle est une version possible de la chose.

 On comprend sur cet exemple quel est le pouvoir de renversement d'une affirmation paradoxale. On donnait parfois le nom de Discours renversants, à l'un des livres de Protagoras (philosophe grec, dont les livres ne sont pas parvenus jusqu'à notre époque, qui a réfléchi sur la discussion politique voire sur la dialectique, et qui fut l'un des principaux sophistes, auxquels s'opposaient Socrate et Platon ; les Discours renversants portaient aussi le nom de De la vérité). C'est donc depuis au moins l'époque de Protagoras, le Vème siècle avant notre ère, qu'il arrive qu'on parle de renversements possibles, dans le domaine de la réflexion et de la discussion. Supposons donc deux interlocuteurs, dont le premier défend une bonne chose dans sa version initiale, et l'autre défend cette bonne chose dans sa version limitée. Celui qui défend la version limitée passera au début pour quelqu'un qui refuse la bonne chose elle-même, puisqu'il demande à l'autre de refuser une partie de la bonne chose : il passera donc pour quelqu'un qui est contre le bien, ou pour le mal. Celui qui défend la version initiale mettra toute sa force pour expliquer en quoi la chose est bonne. Et comme un judoka qui fait une prise de judo, celui qui défend la version limitée pourra renverser son interlocuteur en utilisant la force qu'il a mise dans son plaidoyer, en retournant cette force contre lui : le défenseur de la version limitée n'a qu'à expliquer en quoi la chose dans sa version initiale est impossible, en quoi donc la seule version authentique de la chose est sa version limitée, car c'est la seule possible. Celui qui est renversé peut être renversé comme un ami ou comme un ennemi, selon que la discussion a lieu dans un climat de confiance ou de défiance.

 L'affirmation paradoxale part d'une chose dans une version initiale, et affirme cette chose en la niant dans une nouvelle version plus authentique : mais admettre que la nouvelle version est plus authentique dépend parfois de la sensibilité de chacun, des choix de vie de chacun. Ce qui ici, pourrait être vu comme un travail de dialectique, ce serait donc un travail qui sert à mettre le langage en phase avec notre sensibilité et la réalité, qui sert à découvrir les contradictions entre les paroles et la sensibilité ou la réalité. Mais ce travail ne peut pas toujours mettre tout le monde d'accord, dès lors qu'il y a des différences de sensibilité. Un interlocuteur ne pourra pas faire de prise de judo "dialectique" à un autre interlocuteur, si cet autre interlocuteur est bien sur ses appuis, c'est à dire est bien cohérent dans ses paroles, et cohérent avec sa sensibilité et la réalité.

 Par exemple, quand Jésus dit qu'on s'affirme plus authentiquement en se laissant maltraiter ou humilier par l'autre, parce que seule compte notre liberté ou notre dignité intérieure : tout le monde ne se sentira pas le cran ou la force d'âme d'aller jusqu'au bout de cette logique, et de se laisser maltraiter et humilier comme lui ; ou plus trivialement, on peut accorder plus d'importance que lui à la préservation de soi, aux choses terrestres ; ou on peut penser qu'il n'y a pas toujours de bonne raison d'accepter une injustice qui nous défavorise, et favoriserait celui par qui on se laisserait faire. Ou quand Jésus dit que la croyance sans preuve scientifique est plus authentique, on pourra au contraire sentir en soi qu'il n'y a pas de raison assez forte de croire en Dieu, encore une fois ça reste une question de sensibilité.


Notes.

1. Sur la dialectique hégélienne : Bruaire, La dialectique ; Goddart, Hegel et l'hégélianisme ; Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques (en abrégé) ;Bourgeois, Le vocabulaire de Hegel

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